Cette partie a pour objectif de préciser les référents théoriques sur l’institution, les liens entre sujet et organisation sociale, de préciser le cadre institutionnel de la recherche et enfin de commencer à en discuter l’influence sur le recueil de données.
Dans le premier chapitre, nous avons abordé les théories sociologiques de Freud, nous reprendrons maintenant quelques points sur la spécificité de l’institution dans les textes freudiens. Ensuite, nous définirons le cadre institutionnelle et ses fonctions d’après différents auteurs contemporains : R. Kaës, R. Roussillon, C. Castoriadis et Paul Fustier.
Freud a consacré Totem et tabou à l’élaboration d’une théorie de la création des organisations sociales. La société se fonde sur un meurtre, celui du père de la horde. Ce meurtre engendre à la fois un espace libre où fluctuent les échanges fraternels et se constituent des zones de contraintes et d’interdits, les organisations sociales : "le repas totémique, peut-être la première fête de l’humanité, serait la répétition et la cérémonie commémorative de cet acte criminel mémorable, par lequel tant de choses prirent leur commencement, les organisations sociales, les restrictions morales et la religion." 261
Freud aborde dans ce texte pour la première fois le rapport de l’homme à l’institution religieuse, thème qu’il approfondira dans Psychologie des foules et analyse du moi et dans L’homme Moise et la religion monothéiste.
La seconde institution référentielle de Freud est l’armée où les sujets s’identifient au leader, représentant d’un Idéal du Moi commun (Psychologie des foules et analyse du moi). Ainsi naissent les phénomènes de masse, de "foules conventionnelles" dont R. Kaes dit que "nous pourrions aujourd’hui les nommer institutions" 262 .
Dans L’avenir d’une illusion, Freud revient sur le fondement des groupes et de la groupalité sociale. Dans un premier temps, le besoin de rassemblement des hommes provient de "l’écrasante surpuissance de la nature" et de l’expérience de "désaide" vécue par l’enfant qui a trouvé protection auprès de son père. La religion comme toute pensée collective apaise le sentiment d’impuissance du sujet et les conflits psychiques nés de la relation paternelle : " (…) ce qui constitue un formidable soulagement dans la psyché individuelle, c’est que les conflits de l’enfance provenant du complexe paternel, conflits jamais tout à fait surmontés, lui soient retirés et soient acheminés vers une solution admise de tous" 263 .
Freud conçoit l’institution comme un lieu de rassemblement autour d’un idéal commun représenté par un chef, lieu où peuvent se traiter les angoisses infantiles et les besoins d’étayage narcissique des individus.
Les thèses de C. Castoriadis se penchent sur la création de la société et des institutions afférentes. Elles pensent les institutions dans un contexte socio-historique, émanant de l’imaginaire social toujours en mouvement.
La société est fondée par "l’imaginaire social instituant", c’est à dire "la reconnaissance de ce fait fondamental que l’on ne peut "expliquer" ni la naissance de la société ni les évolutions de l’histoire par des facteurs naturels, biologiques ou autres pas plus que par des activités "rationnelles" d’un être "rationnel"… on doit postuler une puissance de création immanente aux collectivités humaines comme aux êtres humains en particulier 264 ."
Toute société rend compte d’une position social-historique qui évolue, se transforme ou disparaît.
‘"Le social–historique n’est ni l’addition indéfinie des réseaux intersubjectifs (bien qu’il soit aussi cela), ni certainement, leur simple "produit". Le social-historique, c’est le collectif anonyme, l’humain impersonnel qui emplit toute formation sociale donnée, mais l’englobe aussi, qui enserre chaque société parmi les autres, et les inscrit dans une continuité où sont présents ceux qui ne sont plus, ceux qui sont ailleurs et même ceux qui vont naître. C’est, d’un côté, des structures données, des institutions et des œuvres matérialisés … et d’un autre côté ce qui structure, institue, matérialise. Bref, c’est l’union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l’histoire faite et de l’histoire se faisant." 265 ’L’institution de la société est "une condition déjà signifiante de toute signification élaborée qui est "réponse" à l’exigence de signification posée par le social–historique, réponse qui doit aussi ménager la possibilité et l’effectivité du sens pour les individus sociaux qu’elle institue et qu’elle fabrique" 266 , écrit C. Castoriadis.
Un réseau d’institutions incarne et symbolise l’organisation sociale, "l’être-ensemble". Les instances institutionnelles sont "animées par des – ou porteuses de – significations, significations qui ne se réfèrent ni à la réalité ni à la logique, c’est pourquoi je les appelle des significations imaginaires sociales". L’institution naît de filiations, d’une suite généalogique et appartient à une espace moi/non-moi. La psyché humaine a une capacité à imaginer dans un flux incessant, ce qu’il nomme "imagination radicale" alors que par ailleurs l’auteur insiste sur les effets de clôture.
‘" Lorsqu’on affirme, dans le cas de l’institution, que l’imaginaire n’y joue un rôle que parce qu’il y a des problèmes "réels " que les hommes n’arrivent pas à résoudre, on oublie donc d’un côté, que les hommes n’arrivent pas à résoudre ces problèmes réels, dans la mesure où ils n’y arrivent que parce qu’ils sont capables d’imaginaire ; et d’un autre côté que ces problèmes réels ne peuvent être problème, ne se constituent comme ces problèmes-ci que telle époque ou telle société se donnent comme tâche de résoudre qu’en fonction d’un imaginaire central de l’époque ou de la société considérée … 267 "’Le quartier de vie, lieu d’inscription identitaire, participe d’une création de l’imaginaire social instituant, en mouvement. Nous y consacrerons un paragraphe.
R. Kaës reconnaît également que l’institution est "une création du socius" qui contribue aux processus de "production–reproduction de la société en exerçant l’organisation des tâches socialement nécessaires (…soin, éducation, formation) et de ses corrélats : représentations de la tâche de l’institution, structure des communications requises, assignations de statuts et de rôles réglés dans les réseaux sociaux, les hiérarchies fonctionnelles et le contrôle social." 268
R. Kaës identifie cinq déterminants institutionnels : économique, juridique, politique, culturelle et in fine, la réalité psychique en interférence avec les quatre qualificatifs précédents.
Chaque institution remplit une des fonctions citées par R. Kaês. L’école par exemple assure des fonctions de reproduction, elle initie à la vie institutionnelle.
La transmission du socius par les institutions et en particulier l’école, est transmission de formes plus que de contenus.
F. Dubet cite Durkheim : "L’école introduit dans la culture des mots et dans le monde tel qu’il est, elle fixe la mémoire, les identités, les habitudes sociales, mais, et c’est là le miracle, elle détache l’acteur lui-même pour en faire un individu à la fois singulier et universel 269 ".
La délivrance de contenus interfère avec la transmission de contenants de pensée. L’être social sait user des insitutions tout en conservant ou cultivant sa singularité, il est à la fois conforme et unique.
R. Roussillon 270 définit trois types de dispositifs-symbolisants et subjectivants, en fonction de la manière dont ils traitent le paradoxe de la non-identité à soi de la psyché. Ces dispositifs symbolisants sont les dispositifs institutionnels ou sociaux, les dispositifs artistiques ou artisans et les dispositifs analysants.
Les dispositifs artistiques rendent possible l’expression des processus primaires. Ils sont centrés sur la production d’objets symboliques. La création artistique produit de la symbolisation. Pour ce faire, l’enjeu de la réalité psychique est à la fois central et non dégagé comme tel, il est suspendu, mis entre parenthèse.
Les dispositifs-analysants/subjectivants poursuivent un but identique que le dispositif artistique de création de représentations. En revanche, s’y adjoint une appropriation subjective des enjeux conscients et inconscients de ces représentations, de ces symbolisations.
Venons-en aux dispositifs institutionnels ou sociaux qui nous concernent.
Le travail de symbolisation s’effectue au sein de ces dispositifs à partir d’une production non symbolique. L’institution n’est pas centrée sur la symbolisation mais elle a des effets "symbolisants" par ricochets ou par effet latéral. Nous n’en prendrons pleinement la portée que lorsque nous parlerons des adolescents ayant vécus un placement.
La tâche primaire de l’institution interfère, sous-tend ou conflictualise le travail de symbolisation. Une entreprise, un hôpital, un foyer d’accueil d’adolescents ne s‘unissent pas de la même manière avec la mise en représentation. L’entreprise propose d’une part un cadre de traitement de certaines parties psychotiques du Moi 271 et d’autre part, avalise parfois des déliaisons psychiques.
L’activité fantasmatique est mise en sommeil. La production d’objets symboliques issus des processus primaires est tenue refoulée et la subjectivation y est d’autant plus impossible. Le cadre institutionnel ne peut être subjectivé. L’institution s’appuie sur des systèmes de symbolisation secondaires.
Le système institutionnel offre un méta-cadre social auquel tout individu se confronte, s’associe, se projette, s’oppose consciemment et inconsciemment. C’est ce que nous allons développer maintenant.
Freud S, Totem et tabou, p 361.
Kaes R, 1996, p 4.
Freud, p 31.
1999, p94.
1975.
C Castoriadis, 1975, L’institution imaginaire de la société, Paris, Points seuil, p 420.
1975, p 201.
1996, p 18.
2002, p 40.
Je remercie le Professeur Roussillon de m’avoir donné l’accès à son cours de DESS 2002-2003.
J. Bleger & E. Jaques.