3. Influence du cadre spatio-temporel sur le recueil de données

Je propose d’interroger dans cette partie le dispositif de recherche, l’impact de l’institution sur les recueils de données, sur les processus primaires de déplacement et condensation et les représentations qu’elle suscite. Le souci de congruence entre ce que nous tentons de mettre en évidence, l’objet de notre recherche –socialisation de la psyché - et son dispositif nous contraint à envisager l’influence du cadre spatio-temporel sur le processus de recherche.

Trois paramètres – topique psychique, espace projectif et particularités de l’institution – s’entrecroisent, se heurtent, se dialectisent parfois pour mettre en mouvement un appareil à penser.

Je vous propose un tour du propriétaire qui n’est pas inutile pour un lecteur non averti de l’architecture carcérale mais aussi par pertinence avec l’objet de ma recherche. En effet, nous sommes dans un espace de contrainte, contrainte corporelle, contrainte psychique, d’un enfermement non consenti.

Tous les centres de détention sont construits selon le modèle idéal du panapticon de Bentham corrigé. La prison Saint–Paul en est un parangon : sa configuration en étoile sous un dôme central laisse toute liberté au regard de balayer les bâtiments, différents quartiers pénitentiaires en enfilade. Les cours de promenade - "camembert" - s’intercalent entre chaque bâtisse. Le passage par la rotonde est incontournable lors d’un déplacement à l’intérieur de la maison d’arrêt mais également lorsque l’on arrive de l’extérieur, ce qui place quiconque dans une double position d’observateur–observé.

Le SMPR occupe l’ensemble d’une branche de l’étoile sur trois étages.

Le bureau où se déroulent les entretiens, bureau du psychologue de l’antenne de lutte contre les toxicomanies des prisons de Lyon est situé au rez-de-chaussée. Cet étage est constitué d’une part d’un sas d’entrée, occupé par le bureau des surveillants pénitentiaires qui gèrent le flux des détenus en attente de consultations et d’une salle d’attente, d’autre part d’un alignement de bureaux de consultations, réservés aux patients des différents quartiers des prisons Saint–Paul ou Saint-Joseph et de salles de réunions ou de groupes thérapeutiques.

Le bureau de la recherche d’une surface d’à peine 6m² qui contraste avec la hauteur des murs, plus de 3m50, est coincé dans un angle formé par deux bâtiments. La lucarne, à 3m de haut, diffuse peu de lumière. Le bureau lors des travaux de rénovation a été peint dans un bleu-canard soutenu, un bain de bleu.

Ce lieu provoque une inquiétante étrangeté, à la fois similaire à une cellule et décalé par sa couleur, son mobilier.

La double enveloppe institutionnelle, incarnant le double enfermement, de la détention et de la folie, une double exclusion, de la société et de soi-même, a sûrement été en partie à l’origine des refus à nos sollicitations.

La soustraction au lien social pendant l’incarcération ou plutôt la particularité du lien social en milieu pénitentiaire, quelles que soient les réformes de démocratisation 281 , n’en reste pas moins une institution, de prime abord, déshumanisante. Le lieu de l’enfermement, s’il offre des étayages au moi, étayages archaïques, d’autoconservation est lieu de désubjectivation. S’allie à l’autoconservation la violence fondamentale décrite par J. Bergeret, la prison est le lieu d’une violence extrême. Cette violence afin de préserver la vie appartient à l’institution dans son ensemble et n’est pas l’apanage des seuls détenus.

Lorsque l’incarcération s’adresse à des mineurs et à de jeunes adultes pour lesquels le travail psychique à réaliser est un travail de subjectivation et d’individualisation, la prison participe d’une mise aux arrêts de toute symbolisation. 282

L’entretien avec un psychologue en milieu pénitentiaire est éventualité d’ouverture à soi, de mise en questionnement. L’acceptation de participation à la recherche est mue parfois par un défi mais souvent par un contournement d’une demande d’écoute et de symbolisation qui ne peut pas s’exprimer autrement. L’inversion de la demande dans la recherche offre le

confort d’un renforcement narcissique pour les détenus, d’un détour. Cette position a été la mienne dans la constitution de groupes de prévention qui tentent de laisser émerger la pensée, simplement dans le plaisir de penser sans chercher à mettre en sens. La mise en sens vient plus tard lorsqu’il y a déjà connaissance du plaisir du langage, ce que j’ai présenté en introduction à travers le groupe de prévention.

Ce fut une première rencontre avec un travail psychique pour Ahmid, Jean, Salah, Smaël, Mimoun et René, ou la poursuite d’expériences psychothérapiques pour Tair, Mario et Adjib.

Tout comme au cours d’un rêve, les perceptions présentes dans le bureau au cœur de l’établissement pénitentiaire se déplacent et se concentrent vers de nouvelles représentations dans le déroulement de la recherche.

Tair parle de sa banlieue et associe sur le film "Rail" où les habitants du quartier s’interpellent d’une fenêtre à l’autre au moment où nous entendons les cris que s’adressent les détenus d’une cellule à l’autre à travers la cour intérieure qui éloigne les deux bâtiments.

Les détenus-animaux en cage illustrent métaphoriquement les détenus derrière les barreaux de la salle d’attente du SMPR où Mimoun a patienté quelques instants. Ce poulailler confronte chacun, détenus et soignants, à son désir de voir ou de ne pas voir, de regarder ou d’être regardé, le met dans un double lien d’une part de reconnaître celui qui attend et de le saluer et d’autre part de le découvrir à l’improviste là où il aurait souhaité rester dans une plus grande discrétion. Ce paradoxe entre renforcement narcissique et lien d’une part et intrusion d’autre part place chacun face à un choix impossible, paradoxal.

L’univers perceptivo-sensoriel habituel du monde carcéral peuple le bureau. Les détenus possèdent peu ou sont dépossédés de défenses protectrices nécessaires à la gestion de l’excitation. Ils n’ont pas acquis la capacité d’être à eux-mêmes parexcitants et l’environnement ne garantit pas ou très peu de protections.

Par le travail psychique, Tair et Mimoun symbolisent les perceptions externes, les cris et les tensions internes, la sensation provoquée par les cris, l’éventuel souvenir qui s’y rattache. Mimoun part d’une sensation, sensation paradoxale de l’attente sous le regard de l’autre qu’il transforme en objet culturel : un zoo.

Le bleu des murs, bleu de mer (de mère) est-il l’initiation d’une figure métonymique du bateau d’Ahmids’échouant sur une île ?

Nous devons avoir à l’esprit l’impact de la perception tout comme nous avons vu que les arbres généalogiques se construisaient pour certains en raison d’une contiguïté géographique ou affective. La "pathologie du contigu" est-elle pathologie de l’indifférenciation ? Que dire de cette contiguïté ?

René répond au dernier élément de la consigne "les lieux imaginaires" par "un rêve ?"

L’instantanéité de la tentative de symbolisation de la perception, par l’identification projective ne serait à entendre tant sur un versant d’expulsion, bien qu’il y soit, que sous une forme de communication non symbolique transmettant des affects, une expérience.

L’imagerie pénitentiaire traverse la figuration de certains sujets, en particulier chez Ahmid : le palais merveilleux érigé de barreaux disparaît d’un coup de gomme. Tair strie toutes les fenêtres des habitations, hors l’internat.

L’ici et maintenant de la prison traverse les représentations. La perception, le sensoriel envahissent le monde psychique et teintent la reconstruction de leur histoire. Cela serait en partie liée, au niveau de la réalité, avec la durée de l’incarcération et la répétition des enfermements.

Notes
281.

Droit aux soins équivalent au milieu de vie ordinaire depuis 1994, droit au soutien d’un avocat dans les prétoires et auprès du juge d’application des peines au moment d’une demande d’aménagement de la peine.

282.

F. Ladame  parle des arrêts de développement à l’adolescence et de l’entrée dans la psychose. L’incarcération ne peut pas être anodine et marque parfois des décompensations psychotiques qui peuvent passer inaperçues dans un premier temps et être diagnostiquées lors de la libération ou d’une incarcération ultérieure.