2.2 Contrainte et violence à symboliser

La perception visuelle de la feuille blanche d’un format raisin crée offre une grande aire de jeu à trouver-créer. Sept jeunes vont, avec plaisir, utiliser l’aire transitionnelle proposée. La représentation en image sollicitée, représentation–de–chose s’établit sur le modèle du fonctionnement inconscient en tant " que recherche et expression du désir et de sa satisfaction… Ces représentations–de-chose se combineront aux représentations–de-mot dans le système préconscient–conscient : l’investissement psychique se porte sur les mots, la pensée est verbale" 291 , écrit Annie Anzieu.

Le dessin évoque un reste de l’enfance, un espace de jeu que l’arbre généalogique limitait.

La feuille blanche invoque l’objet absent, l’enveloppe maternelle ou encore peut faire l’objet d’une saisie opératoire cherchant à juguler la sensation d’angoisse.

P. Roman a beaucoup travaillé sur le détail blanc à partir de protocoles du test de Rorschach de délinquants détenus. Nous reprendrons certaines de ces découvertes exposées dans sa thèse 292 en les appliquant par extension à la présentation de la feuille blanche.

Tout d’abord, l’espace de la feuille convoque une représentation de la non- représentation, une hallucination négative comme préconception de la représentation. La perception du blanc de la feuille réveille ou fait advenir une situation traumatique, sollicitant des réaménagements psychiques au sein de l’intersubjectivité. Elle impose un travail du négatif.

Le blanc ne va pas sans la réminiscence de l’absence de l’objet. Nous l’observons chez Adjib, Smaël et René.

Adjib associe sur sa mère et sur le fait qu’il a peu vécu avec elle. Smaël fait part de la démesure de l’espace-feuille alors que le regard se heurte sans cesse aux murs d’enceintes carcérales, fait accentué dans le réel par l’exiguïté du bureau. Smaël est directement en prise avec l’impact perceptif de la feuille qui lui semble trop grande, terrifié devant ce cadre, cette confrontation au monde, au blanc, au vide, à l’absence.

Quant à René, après avoir suggéré, écholalique, "un rêve", rebondissant sur le dernier mot "imaginaire", il évoque l’éloignement du pays d’origine : "il faut au moins être architecte pour représenter des maisons de vacances aux Antilles".

D’autres reconstruisent une enveloppe

Anne Leduc, citée par P. Roman nomme le choc au blanc, " choc maternel" 293 . P. Roman ajoute :

‘"L’appréhension du blanc au rorschach rend compte de la qualité de l’enveloppe maternelle primitive, le détail blanc au rorschach peut être alors considéré comme espace d’inscription privilégié des ruptures précoces du moi 294 ". ’

Le maternel et la qualité du lien au cours des relations précoces sont interrogés dans un second mouvement de représentation, le premier concernant la perception auditive, le second, l’articulation perceptive visuo-auditive. Cette représentation requiert une position active du sujet alors que la perception auditive est acceptée passivement. Ce retournement passif–actif présage de la préhension du sujet à l’égard des sollicitations en présence : auditive et visuelle.

Le maternel est signifié par Mario, Ahmid, Tair. Tous les trois ainsi que Salah dessinent des maisons, ébauches d’une enveloppe maternelle.

Mario annonce : "Je commence à partir de là où je me souviens ?" Puis : "Je commence à partir de ma naissance ce sera mieux."

Dans le réel, la petite enfance de Mario reste indiscernable et n’a pas ou peu fait l’objet de souvenirs rapportés (les contacts entre sa mère et Mario ont été quasi inexistants et avec son père, très intermittents durant l’enfance). Mario se confronte au maternel et de plus aux défaillances précoces du maternel. En construisant deux lieux où il a débuté dans la vie, la maternité et la DDASS, il construit une représentation de ce à quoi sa conscience n’a pas accès. Il se représente la non–représentation. L’hallucination négative, selon A. Geen dans le travail du négatif 295 , surviendrait lorsqu’il se produit un télescopage, une sommation de quantité d’excitations venant de l’intérieur et de l’extérieur, entre une trace traumatique et une perception actuelle qui la réactive" 296 . Mario se représente le non-vécu et débute sa trajectoire par le dessin d’une maternité.

La consigne et la contrainte à symboliser contribuent aux mouvements internes entre perception–conscience et travail du préconscient, et entre perception et processus projectifs.

Ahmid dit : "Je dessine des maisons ?". L’enveloppe maternelle s’introduit dans les métaphores soit de manière neutre, la maison, soit comme retour à la plénitude du ventre maternelle "Une grande maison avec une piscine" pour Mimoun, soit de façon catastrophique, défaillante, chancellante chez Taïr : "Je ne sais pas dessiner. Les immeubles en ce moment, ils tombent plus." (Allusion au 11 septembre). Puis très rapidement, il annonce pléthore de lieux de vacances, de rupture de manière à remplir jusqu’au trop-plein ce qui s’est écroulé précédemment.

Des interventions plus opératoires signalent à la fois un mouvement anticipatoire et un désir de réappropriation des limites du moi.

Jean interroge sur la mise en place de la temporalité : "Il faudra que j’écrive des dates ?" . La succession des séparations, des ruptures sont nombreuses dans sa vie puisque, outre le décès de sa mère alors qu’il était encore nourrisson, origine des ruptures, ses parents ont été appelés à déménager très régulièrement. Adjib réclame une règle. Salah : "Vous verrez, çà se partage en trois". Ce type de réponse met à distance l’envahissement d’affects non symbolisés issu à la fois de la perception acoustique de la consigne et de la vision de la feuille.

Trois jeunes proposent une première représentation d’une enveloppe contenante, du "habiter" d’Heidegger- être sur la terre -, ils s’appuient sur le sol-feuille d’A. Anzieu  : Mario, Adjib et Ahmid.

Trois se confrontent à l’effet de rupture et associe sur des événements séparateurs et traumatiques, retour du refoulé ou du clivé dans un après-coup du traumatisme : Jean, Mimoun et Taïr. Quant à Smaël, il lutte contre le surgissement de l’angoisse, crainte de l’effondrement ou angoisse agonistique ce que René résout dans une identification projective retournant le choc produit par la consigne.

Dans sept cas sur neuf, passé le temps de la violence à interpréter, suit un mouvement créateur de réappropriation psychique sous la forme d’une hallucination négative, de la construction d’une enveloppe, d’un premier contenant pour penser, laissant libre cours à la symbolisation primaire ou tentant de maîtriser le retour du clivé (Jean).

Notes
291.

Anzieu A. et coll, 1996, Le travail du dessin en psychothérapie de l’enfant, p 180 .

292.

Roman P, 1991, Le détail blanc dans le test de Rorschach et l’expression projective des ruptures précoces du moi. Université Lyon II.

293.

Anne Leduc, P Roman, 1991, p 71.

294.

Le détail blanc au rorscach : espace d’inscription des ruptures précoces du moi, communication, 1990.

295.

Green A., 1994, Le travail du négatif.

296.

Dictionnaire international de la psychanalyse, 2002, Paris, Calmann – Lévy.