3.2 Présentation des configurations spatiales

Je présenterai ici brièvement chaque configuration spatiale en prenant en compte la capacité à se situer dans un temps chronologique, les liaisons et les déliaisons psychiques, les investissements libidinaux.

Mario dessine douze maisons ou immeubles reliés par des flèches dans la moitié supérieure de la feuille. Sa trajectoire présente une certaine continuité, unité, reconstruction d’un parcours chaotique depuis le début de son adolescence. Les maisons sont colorées, de dimension différente en fonction de l’investissement affectif. Mario s’étonne de la place qu’occupe la maison de sa nourrice au regard de celle de son père. Le temps se déroule de sa naissance à aujourd’hui. Il laisse dans l’ombre des parties de son histoire récente liées à la délinquance.

Les maisons sont habitées par des proches, sa nourrice , les autres enfants dont elle a la garde, son père, sa femme et sa fratrie.

Le dessin de Mario est sans doute le plus achevé de toutes les représentations graphiques. Mario construit un espace interpsychique et intersubjectif, intrapsychique et intrasubjectif. Contrairement à Mimoun, la zone du moi est habitée.La zone-perception est investie dans la relation transférentielle.

Cette trajectoire s’équilibre entre passé et avenir. La maison de la nourrice, lieu de la petite enfance, des premiers souvenirs est très investie. Elle dénote également l’importance de l’instance surmoïque infantile, probablement en relation avec l’investissement culturel propre à Mario – l’Afrique, son éducation religieuse -. Mario, dans un second temps s’étonne de la sur-représentation des relations primaires par rapport au présent carcéral.

Le coloriage des maisons et les personnages cités témoigne de l’investissement affectif et émotionnel dans l’ici et maintenant et l’historicisation de son parcours de vie.

L’organisation temporelle est chronologique et indique les durées et les âges.

Mario cite l’école entre autres institutions.

Mario n’évoque aucun lieu imaginaire et n’en dessine pas.

Son parcours chaotique d’une suite de lieux familiaux et institutionnels, exponentielle au cours de l’adolescence est retracé à travers des liens créant de la cohérence. Le dessin de Mario témoigne d’une historicisation, d’une capacité à symboliser et à subjectiver et d’un investissement libidinal des objets.

Adjib figure deux lignes brisées, tranchant l’espace de la feuille.

Adjib utilise deux crayons, rouge pour les traits et noir pour les légendes.

Le temps chronologique est préservé mais s’interrompt dans une période antérieure à celle qui a été à l’origine de son arrestation.

Quatorze lieux différents sont inscrits, d’autres sont notés à plusieurs reprises, la rue et la prison. Les proches sont évoqués ainsi que des substituts paternels dans les institutions.

L’école est associée à un lieu temporaire, non représenté sur le graphique.

Adjib ne dessine pas de lieu imaginaire, en revanche, il aimerait recommencer dans un ailleurs inconnu où il serait un "mec blanc".

La brisure des traits, montant et descendant transcrit les passages du chaud au froid, du bas en haut, de l’agréable et du désagréable, de la proximité et de l’éloignement, du lien et de la rupture. Ces brisures comme autant de moments de déliaison donnent à voir les fragiles liaisons intrapsychiques qu’il a expérimenté essentiellement auprès d’un psychiatre consulté régulièrement avant sa dernière incarcération. Les traits d’Adjib sont autant d’ondes adressées qui ne trouveraient pas d’échos jusqu’à se dissoudre dans un électrogramme plat réactivé par un placement en foyer ? la relation amoureuse ?

La trajectoire spatiale d’Adjib privilégie la zone limite de la perception, en haut de la feuille et le soutien de l’appareil à penser de l’autre. Le lien transférentiel et l’espace projectif sont investis.

Adjib établit une continuité chronologique dans une histoire marquée par les ruptures.

La zone centrale du Moi est investie mais dans un évitement du retour du refoulé (courbe aplanie). Il tente d’historiciser une histoire dramatique.

Les relations d’objets sont évoquées par la présence de ses parents liés par la haine - l’alliance du versant tendre et du versant sexuel de la relation amoureuse relève pour l’instant de l’inconciliable - et de substituts paternels, La qualité de l’environnement des lieux de placement semble avoir permis l’intégration d’objets affiliants.

Jean inscrit sa trajectoire chronologiquement sur un seule ligne horizontale en haut de la feuille. Il tient compte des différents espaces prescrits dans la consigne, permanents, temporaires et imaginaires, les aligne verticalement dans un souci de conserver la temporalité et les distingue par l’utilisation de couleurs. Jean trace des flèches horizontales, sépare les espaces par des traits verticaux qui délimitent le temps et enferme les trois lieux dans des box. L’espace ainsi découpé, Jean s’y perd parfois et saute au-delà des cases pour témoigner d’un continuum. Sa trajectoire se conclut par le foyer où il vivait au moment de son arrestation. 12 lieux permanents différents sont inscrits, 9 lieux de vacances et 4 lieux imaginaires. Jean n’a pas recours au dessin. La vie familiale et institutionnelle a été longtemps confondue dans le réel. Les personnages cités sont ses parents, les enfants de la mère, l’instituteur-agresseur et un surveillant d’internat sévère.

Jean énonce une scène de séduction de sa mère lors de leur séjour Outre-mer.

La continuité psychique a bien du mal à résister à la fois au réel de la réitération des séparations au cours de son enfance et de son adolescence, et à sa réalité psychique. Cette organisation de l’espace se superpose étonnamment avec son (ses) arbre généalogique. Jean signifie une suite événementielle chronologique plutôt qu’une historicisation. Les figures de pères archaïques exposés, l’instituteur d’Outre-mer et le surveillant de l’internat, se transforment au cours du récit laissant plus de place à l’ambivalence.

L’entrée en internat marque une rupture dans sa trajectoire et est vécue sous le sceau de l’enfermement. La vie en internat se modifie peu à peu en colonie de vacances.

Le dessin s’appuie sur la perception et le contact avec l’intervenante (je suis seule en face de lui).

La zone centrale est libre de tout graphique, malgré le grand nombre de lieux inscrits. Nous retrouvons là encore une constante par rapport à son arbre généalogique. Le clivage du Moi 305 prédomine et empêche le travail de liaison. Jean lutte pour maintenir un sentiment d’un Moi unifié, de la permanence du Moi dans ses trois familles et dans l’espace. Le secret de son incarcération en est-il l’une des raisons ? Le narcissisme est sans cesse menacé.

La proximité vie familiale/vie institutionnelle ne facilite pas le repérage des passages de l’une à l’autre.

L’institution est vécue sous un registre totalitaire dans un premier temps et de manière plus humaine dans un second. L’émergence réitératives d’éléments béta dans la rencontre avec un nouvel objet, une nouvelle institution révèle les perturbations des fonctions alpha. En revanche, Jean transforme progressivement ses angoisses archaïques en s’appuyant sur les cadres proposés.

Alors qu’il annonce trois lieux, Salahpartage sa feuille en quatre cases traçant au crayon noir une ligne horizontale au milieu de la feuille puis une ligne verticale également au centre. Les deux cases supérieures sont occupées par les deux maisons de son enfance et leur environnement, l’autoroute pour la première et le verger où paissent les animaux pour la seconde. La case inférieure à gauche est réservée à la boite de nuit où il travaillait en qualité de vigile. La quatrième case demeure vierge.

La maison familiale est habitée par ses parents, sa sœur cadette et ses chevaux. Sur son lieu de travail il rencontrait ses collègues et son patron.

Salah ne dessine pas de lieux imaginaires : "Je n’en ai pas. Je n’ai jamais rêvé d’aller quelque part".

Salah pose trois représentations graphiques non liées, non historicisées, dans une relation de contiguïté avec les trois lieux de la consigne. La dernière case occultée devient le point aveugle de la trajectoire.

Le dessin de Salah propose quatre temps, les trois premiers se succèdent chronologiquement, de la petite enfance à l’entrée dans la vie active, le dernier est vide, temps actuel ou futur ? Salah ne figure pas le présent, le dernier espace signifiant un détachement familial, le travail, serait à l’origine de sa délinquance.

Les deux cases du domicile familial se situent sur la bande supérieure, filtre de la perception et premier temps du Surmoi, héritier du Surmoi parental. Ces deux cases sont très investies par des dessins au plus près du réel.

Un homme garde la porte de la boite de nuit dans la troisième case, métaphore des résistances transférentielles ? De l’accès à sa souffrance ? Limite entre le Çà et le Surmoi, entre le Çà et le Moi ? Protecteur des poussées pulsionnelles ?

La quatrième case est tracée et non citée puisque Salah annonce  trois lieux. Salah s’interroge sur la fonction de cette ultime case, laissée vide, en jachère. Le présent carcéral ?

La seule représentation institutionnelle est le lieu professionnel vécu dans l’après-coup comme dangereux, dans l’instant dans l’illusion groupale. Le groupe est cité dans sa dimension positive, un bon groupe avec lequel il partageait des activités de loisirs. Le groupe délinquant n’est pas mentionné.

Cette configuration clôt les liaisons intrapsychiques, le travail de symbolisation, cloisonne les instances psychiques.

Le clivage du Moi préserve un sentiment d’unité.

Le graphisme d’Ahmid occupe la ligne centrale de la feuille et est formé de trois groupes distincts répondant à la consigne : les lieux imaginaires à gauche, les lieux permanents au milieu et les lieux temporaires à droite de la feuille. Ahmid utilise uniquement le crayon noir.

Les lieux imaginaires sont composés d’une île et d’un palais. Ahmid gomme le palais en Inde constitué d’une série de colonnes-barreaux.

Les trois lieux permanents, en colonne, figurent le studio où il habitait depuis un an, l’appartement familial et la ferme de ses grand-parents paternel dans la campagne algérienne. Il ajoute dans un second temps des bulles auprès de l’appartement familial et de la ferme algérienne. Ces bulles contiennent un plan. Son studio ne fait l’objet d’aucun plan.

Trois lieux temporaires sont représentés sur ne ligne horizontale, les deux premiers sont liés aux vacances, hôtel et chalet et le dernier au présent, la prison.

L’appartement familial est habité par le groupes de frères qui partage la plus grande pièce de la maison. Ahmid s’y rend pour partager le repas du soir. Les vacances sont associées à la bande, au groupe de pairs.

La trajectoire spatiale d’Ahmid et son récit présentent plusieurs analogies avec son arbre généalogique.

Ahmid est le seul à tenter une figuration d’un espace imaginaire. Son dessin est au plus près d’une représentation d’une topique psychique, observe l’atemporalité inconsciente. L’espace surmoïque est représenté par un bateau, une île et un palais, très vite effacé, objets de désir maîtrisé ou de paradis perdu.

Le Moi s’accorde d’une colonne menant de la ferme de ses grands-parents à son studio ou vice-versa.

Ahmid lie "habiter" et "penser". Il s’essaye à la pensée, à la subjectivité. Le bateau et le palais merveilleux préfigurent un travail du préconscient. La trajectoire d’Ahmid ressemble à des fragments de rêve non secondarisés. L’apparition de bulles auprès de l’appartement familial et de la ferme algérienne crée une ouverture, une zone d’investissement libidinale de l’enfance et de sa préhistoire.

Deux institutions sont à l’origine de souvenirs, le collège et la PJJ. Au collège, il accepte une place de non-apprenant, en attente de la fin de la scolarité obligatoire. A la PJJ, il adresse une demande, restée sans réponse, d’éloignement de sa famille.

En prison il reprend un cursus scolaire dans une perspective professionnelle.

La violence disqualifiante de l’institution scolaire et celle du silence face aux demandes d’Ahmid entre en résonance avec sa violence agie.

‘"La violence moins le fait de la pulsion génitale, dit P. Gutton, que de la disqualification référentielle qui se produit jetant l’adolescent dans l’hésitation, l’angoisse ; ses actes comme ses pensées ont perdus leur aspiration, leur idéal. 306 " ’

Ahmid recherche un idéal là où l’institution lui a retourné de l’ostracisme.

Le Moi n’a pas trouvé d’objets étayants sa permanence au moments des remaniements pubertaires. Les espaces sont dans des rapports d’exclusion et non de complémentarité.

La trajectoire spatiale de Taïr, au crayon noir, se recroqueville au bas de la feuille. Elle est recouverte d’un trait. Sa trajectoire respecte la chronologie temporelle de l’enfance à la dernière habitation familiale. Quatre lieux sont représentés, trois logements de la famille et l’internat qu’il a fréquenté en primaire.

Les habitants sont anomymes : les voisins, les camarades.

Taîr évoque des lieux de vacances et l’Algérie et un sentiment d’inquiétante étrangeté d’être déjà allé en Angleterre alors qu’il s’agit d’un désir.

L’aspect organisé de la trajectoire spatiale tranche avec la destructuration du deuxième arbre généalogique.

Le dessin de Taïr se situe au bas de la feuille, zone du prégénital, de l’archaïque. Il est couvert d’une enveloppe, d’une barrière de protection qui rompt toute possibilité de liaison.

Tair cherche à dompter ses pulsions, refusant que quiconque y mette de l’ordre : cela reste en famille. Les échanges internes–externes son quasi inexistants à l’image de sa famille endogame. Comme pour Jean, sa trajectoire est constituée d’une suite d’événements non liés.

La relation intersubjective n’est pas investie, ni la zone de la perception. Ceci va dans le sens d’une absence de contact avec la réalité. Tout demeure intrapsychique non socialisé. Le socius n’est pas pris en compte. Le monde de Taïr, double de l’organisation familiale, est clos, se suffit à lui-même.

L’unique institution représentée est l’internat, seul bâtiment sans barreaux et émaillé de balcons. Ceux-ci symbolisent les potentialités d’ouvertures et de séparation.

Comme nous l’avons déjà écrit, Smaël refuse de dessiner. Il trace rapidement au crayon à papier un cube en bas à gauche. En revanche, au cours de l’entretien, Smaël parle longuement du quartier composé de tours et de gars, de potes et de gens. Il évoque plusieurs institutions : l’école, le collège, le lyçée professionnel où il n’était pas payé, le stade. Il habite les caves, les toits et les entrées d’immeubles. La ville, au-delà du quartier, est potentiellement dangereuse.

Nous aborderons plus longuement ultérieurement la relation au quartier de vie, point fort du discours de Smaël.

René s’oppose passivement à la réalisation de la trajectoire. Il trace au crayon noir une barre d’immeubles en bas à droite de la feuille. Les fenêtres sont vides et les lieux de passage sous les immeubles sont surlignés.

La famille a déménagé à plusieurs reprises.

René évoque le centre scolaire pénitentiaire, les colonies de vacances, les maisons aux Antilles.

Tous les quartiers sont les mêmes : des enfants qui jouent et la famille.

René banalise, résiste à tout mouvement psychique tout en positionnant son immeuble sur le côté droit de la feuille, à proximité de Lucile.

L’organisation de l’espace-feuille délimite des espaces-contenants de pensée mais aussi des espaces liés à l’institution primaire et intermédiaires facilitant le travail de séparation-individuation. Les institutions lorsqu’elles sont citées occupent le plus souvent cette position intermédiaire.

Trois jeunes montrent une capacité d’historicisation : Mario, Adjib et Mimoun. Deux repèrent une suite événementielle non liée, prémice de la construction d’une histoire : Jean et Taïret deux autres, Salah et Ahmid, représentent des lieux non liés. René et Smaëlforment une dernière catégorie dans la représentation graphique d’un lieu unique.

Notes
305.

Je reprendrai la conception du clivage du Moi de R. Roussillon : la perception actuelle et l’hallucination de l’autre peuvent coexister dans le processus psychique. Le sexuel peut cacher des cicatrisations, des sutures d’expériences antérieures à son apparition qui sont ressaisies après-coup.

306.

P Gutton, 2002, Violence et adolescence, Paris, Editions In Press, p 285.