1.2.1 Figuration du présent

Trois jeunes figurent la prison sur leur dessin : Mario, Mimoun et Ahmid. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les représentations de chacun puis nous tenterons d’en reprendre les grandes lignes dans leurs similitudes et leurs divergences.

Mario achève son dessin sur un immeuble auquel s’adjoint la légende "Chez moi (avec ma sœur)". Il colorie certaines habitations, ajoute du bleu à certaines fenêtres (comme des yeux bleus, comme le bleu des murs du bureau)… Il parle ensuite de ses placements et en particulier d’un directeur qui l’a aidé à trouver une place en centre de rééducation duquel il est parti parce que les autres jeunes n’appartenaient pas au même milieu social que lui. C’est sur cette évocation qu’il enchaîne : "puisque je vais y rester longtemps… vous voulez que je la dessine ? ". Il trace alors un édifice étroit de trois étages dont le frontispice indique "PRISON", les fenêtres barrées puis grillagées, sont quasiment noircies, la porte est simplement emplie de barreaux. Il ajoute ainsi en dessous la date de son incarcération : "Depuis" suivi d’une date sans article.

Dans son discours, la prison est inscrite dans le long terme ce qui justifie sa représentation graphique. La seconde justification est mon désir : "Vous voulez que je la dessine ?" Le temps présent est pris dans deux dimensions, celle du présent porteur du futur. Peut-on parler de projet ? Sans doute dans l’expression, "je vais" y-a-t-il subjectivation de son incarcération. Il est sujet de son incarcération. Le présent est anticipation sur le devenir.

Le présent est porté par ma présence, par la relation transférentielle, dans l’intention, régie par le désir de recherche et ma demande. L’ici-maintenant de la recherche se fonde sur le projet de la recherche prescrit dans le passé et le futur du matériel que je recueille. Mario prend en compte le rapport à Soi dans un premier temps puis la relation qu’il est en train de vivre. Ce double mouvement, mouvement interne de sa pré-sence en prison puis mouvement intersubjectif de notre présence mutuelle.

Le troisième mouvement surgira à la séance suivante :

Mario trouve "çà bizarre". Certains lieux sont dessinés plus petits que dans la réalité. La maison de son père est plus grande dans la réalité que sur la feuille. Il la compare avec celle de sa nourrice (Cette maison trône pratiquement au milieu de la page).

La prison est le lieu le plus grand. Il l’a dessinée petite. J’ai du mal à comprendre ce qu’il essaie de me dire. Il reprend : en fait, la prison est le lieu qui héberge le plus de personnes.

Je lui dis qu’effectivement, il y a 600 détenus entre Saint-Paul et Saint-Joseph, soit 200 à Saint-Joseph et 400 à Saint-Paul. Il répond que c’est faux. "En fait, il y a beaucoup plus de détenus mais que ce n’est pas dit. Dans mon bâtiment, il y a déjà au moins 100 détenus et il y a beaucoup de bâtiments à Saint-Paul, certains bâtiments sont plus grands que le mien". Il pense que je suis vraiment naïve. Ce que vient de me dire Mario m’évoque la levée d’un secret. D’ailleurs lui–même ne sait pas vraiment combien il y aurait de détenus, ce qu’il sait c’est qu’"on" cache la vérité. Cela tient–il de la cachotterie ? Une cachotterie ne donne pas lieu à conséquence, puisque "le mystère porte sur des choses sans importance" 318 . Ou a contrario cela a-t-il à voir avec une mise au secret ? Cette citation de Balzac résonne juste dans ce redoublement de l’enfermement : "La mise au secret est le superlatif de l’emprisonnement 319 ".

Le nombre de détenus est caché… comme le nombre d’enfants ou de femmes du père.

Mario mentionne que l’organisation de son dessin a créé des écarts entre la réalité et le dessin. La maison de la nourrice est grande car il l’a dessinée en premier…

La maison de son frère et la sienne sont plus petites. Elles ont trois étages (sur le dessin, il n’y en a que 2).

Dans un premier temps, Mario inscrit la prison dans une dimension temporelle, dimension temporelle subjective et intersubjective. Mario a la capacité de s’inscrire dans un présent, continuité d’une histoire et dans un futur.

Dans un second temps, Mario explore la dimension spatiale de la maison d’arrêt. Elle n’est pas représentée comme elle devrait l’être puisque ici logeraient plus de personnes que dans les autres lieux où il a vécu. Mario pose la question en terme de représentation graphique, de comparatif avec la grandeur d’autres espaces où il a habité, en particulier, la maison de la nourrice et la maison de son père. Vient en troisième lieu la maison d’arrêt. La hiérarchie des lieux n’est- elle pas respectée au niveau psychogénétique : la mère, le tiers–père et enfin l’institution ? Le nombre d’habitants invoque le doute du nombre d’enfants du père, doute fondé sur la venue d’un grand frère alors que Mario avait 12 ans. Le nombre en litige est nombre de détenus en prison, de détenus dans le ventre de la prison. Ne serait-ce pas plutôt du côté du ventre maternel ou, en ce qui concerne, Mario du côté de la toute-puissance paternelle que nous devrions aller voir ? La prison n’est– elle pas avant tout une mère débordant d’enfants ?

Lors du premier entretien, Mario s’est dépêché de nous déclarer que des psychologues…il en avait connus… et qu’il ne voyait pas ce que je pourrais lui apporter de plus… Est–ce de mes propres "enfants" dont il s’agit ?

Mario projette dans l’institution carcérale le non-vécu de sa petite enfance, le secret de sa naissance. La prison se prête parfaitement à son fantasme, elle lui permet de diffracter ses angoisses destructrices et d’entreprendre à nouveau des études.

Ahmid dessine en dernier lieu, les lieux temporaires : l’hôtel, un chalet et enfin la prison. Il trace trois rectangles auxquels il raccroche une sorte de panneau désignant leur fonction : Hôtel, Chalet et Prison à droite : "…on partait cinq jours à l’hôtel sur la côte… après je suis tombé en prison… Et il y a la prison, j’y suis temporairement".

Nous savons par ailleurs qu’Ahmid fait appel sur la décision judiciaire et qu’il souhaite suivre des cours afin de passer son BEP de cuisinier.

Dans la trajectoire spatiale d’Ahmid, quatre lieux restent vide, blanc : son studio, les deux autres lieux temporaires, et la prison. Ces espaces vides, similaires à des trous psychiques, du reste à penser des lieux du moi dont il ne sait que dire, que faire.

La prison est qualifiée de temporaire. Il la situe dans un entre-deux, cet espace intermédiaire contient l’impensable. L’espace à symboliser demeure vide d’un processus auto.

Le sens lui échappe tout comme il ne peut lier son vol à la tentative d’homicide. A défaut d’être à l’extérieur comme l’appartement de ses parents ou le jardin de ses grands-parents, le contenu est vide. Ahmid sent qu’il y a bien un contenant dont il se sert en mobilisant ses fonctions cognitives. Il lui manque les contenus et de prime abord le langage.

Ahmid analyse son incarcération comme le résultat d’un défaut d’acceptation de la contention de son père, il s’échappait par la fenêtre.

Ces lieux de contention ne l’aident pas à penser, à apprendre à penser, néanmoins ils créent la  "chambre à soi" qu’il quémandait.

La première association de Mimoun à l’évocation de la consigne va vers la prison. Plus tard, il ajoute "Je suis en prison parce que j’ai pas eu de chance"… Mimoun figure une énorme prison reliée au domicile familial par une boucle infernale dont il se demande si elle peut se rompre. La prison devient entièrement liée à son univers familial.

‘"Dans le prégénital", écrit P. Aulagnier, "le projet, ou l’idéal, a un même rôle de colmatage ; il fixe la demande identificatoire à cette image définie et dont la possession future ne fait aucun doute : c’est "cela" que je demande à être et c’est ce même "cela" qui est supposé répondre au plaisir de la mère, ce qui lui est offert ou refusé… idéal à l’abri de tout conflit, non pas que l’enfant n’ait pas déjà expérimenté dans son vécu psychique ce qu’est le conflit, mais l’idéal lui permet de croire en un futur où cette expérience (le conflit) n’aurait plus de place" 320 .’

Mimoun dans sa représentation de l’actuel ne présente qu’un présent, de la répétition. Son projet - devenir comme son père et son frère - s’enracine dans des identifications enfantines : devenir l’objet aimé de la mère.

Une clôture œdipienne non advenue, Mimoun mime un jeu de balancier.

‘"…l’idéal lui assure… une circulation libidinale en circuit fermé, un repérage commun dans la constellation identificatoire et dans la constellation relationnelle. Il n’est pas besoin d’insister sur ce que ce type d’idéal dévoile sur les liens fort étroits qui le rattachent au narcissisme infantile et au principe de plaisir qu’il préserve plus qu’il n’entame" 321 .’

L’enfermement de Mimoun par la répétition de l’acte violent signe le retour au narcissisme primaire et à l’affiliation  : devenir comme son père. Là, le présent est à la fois présent, ce que nous devons partager ensemble dans le cadre de la recherche, et répétition.

A partir d’une même figuration graphique, nous découvrons trois modèles d’être au présent. Mario situe un avenir en construction dans le soutien transférentiel, le déniant par ailleurs. Certaines zones de défenses paranoïdes préservent d’effractions psychiques, d’angoisses de vampirisation.

Les timides tentatives d’Ahmid soulèvent les positions intermédiaires, une mise en fonction de l’imaginaire. Le vide du présent, comme blanc des représentations de l’agir, a le mérite de déterminer une enveloppe, premier contenant. La configuration ternaire des contenants de pensée de D. Anzieu renvoie à un niveau cognitif dedans/dehors/ milieu et au niveau psychique à contenant/contenu/intériorisation de la relation contenant/contenu. Le contenant existe, la psyché évite les trous mais ne peut contenir. Le couple contenu et intériorisation de la relation contenant/contenu est indissociables dans l’approche que nous pouvons en avoir car il s’agit pour Ahmid, non seulement d’avoir des représentations mais aussi des représentations des représentations ou encore d’utiliser son appareil à penser les pensées. Or cela, pour l’instant Ahmid en est dans l’incapacité bien que nous en reconnaissions ses tentatives.

Mimoun, paradigme du désespoir, sous un flot de paroles trompe l’éventuel accès mélancolique. Mimoun est enfermé dans des boucles comme je le soulignais plus haut qui ne se chevauchent pas. Il est pris dans la contrainte derépétition qui "implique un fond passif de la vie psychique, une contrainte que le psychisme doit subir indépendamment de tout désir propre." 322 d’après R. Roussillon.

La figuration graphique du présent préfigure l’utilisation de l’institution à des fins qui ne sont pas les siennes. L’enfermement replace le sujet au sein d’une filiation, mobilise les identifications primaires et libère les capacités d’apprentissage cognitif en projetant des fantasmes, des angoisses archaïques à l’intérieur de l’institution carcérale. Figurer le présent signe une projection consciente ou inconsciente dans le futur (Mario).

Notes
318.

Définition du petit Robert.

319.

Petit Robert : au secret.

320.

P. Aulagnier, op.cit, p 185.

321.

Idem, p 186.

322.

Roussillon René, 2001, p 97.