3.1 Contamination des espaces pénitentiaires

Après quelques exemples cliniques, je déveloperai l’aspect paradigmatique de la prison d’où deux figures principales se dégagent, l’englobement et la clôture.

Taïr déclare : "Dans les banlieues, on est comme en prison. Et encore : "Vous connaissez le film Rail, ils se parlent par la fenêtre entre voisins". De mon bureau, on entend et subit les cris qui traversent la cour d’une cellule à une autre.

Lorsqu’il dessine un établissement scolaire où il a été interne pendant ses années de primaire, il répète : "Ce que je vais faire, çà va ressembler à une prison". Les fenêtres de l’internat qu’il dessine se couvrent de barreaux malgré l’expression de son souhait de réaliser des balcons. En regardant le dessin des bâtiments de son quartier, il commente : "on dirait des prisons tout çà."

En revanche, Tair ne dessine pas la prison bien qu’il y vive son troisième séjour et il le précise : "Je n’ai pas mis des prisons entre. Ce ne sont pas des lieux d’habitations."

Pour Tair, tout est prison. L’institution–prison devient le paradigme de tout lieu de vie même si, dans une dénégation, il souligne que la prison n’est pas un lieu d’habitation mais tout lieu de vie est assimilé à une prison. La prison est à la fois dedans et dehors, réalité externe et création psychique.

Taïr parle de son désir de quitter le quartier où il habite avec toute sa famille :" Je n’ose pas partir parce que j’ai peur de me casser la gueule, j’ai peur de revenir".

Rappelons-nous que lorsque je lui avais demandé ce qu’il aimerait changer dans sa vie, il avait répondu : "J’aimerai ne plus m’amener en prison…" Le quartier et la prison sont superposés. La sortie du quartier pourra échouer au même titre que la mise en liberté par une récidive.

René dessine son immeuble : "En fait, on dirait que je veux dessiner une prison sauf qu’il n’y a pas les barreaux."

René passe ses journées à attendre son transfert vers un centre de détention : "Elle m’abrutit cette télé, je tue le temps. …Je tuais le temps en marchant en béquilles en bas de chez moi, avant la prison."

René habite intra et extra-muros de la même manière. Le déplacement spatiale du quartier vers la maison d’arrêt maintient l’immuable tentative de meurtre du temps.

Smaël : "Le quartier (de vie), il est grand et il y a des tours et des gars comme moi. Avec beaucoup de garçons et des gens. Les garçons sont mes potes et les gens, je ne sais pas."

Le quartier est une métaphore de la prison, dans lequel il distingue les mêmes et les autres, les semblables et les étrangers. Les oppositions Moi/ non Moi deviennent opposition semblables/étrangers, détenus/surveillants. La représentation du monde de Smaël est binaire et autocréative.

Ces aperçus cliniques témoignent de reproductions à l’identique, dans une chaîne infinie de mêmes... Ici, l’institution carcérale vaut pour toutes les institutions traversées en partie par la prégnance de la perception. Tout lieu s’assimilerait à la prison lorsqu’il est désigné dans les murs de celle-ci. 327

Une première lecture de l’envahissement des pensées par la perception pénitenitaire est le fantasme d'englobement.

Les fantasmes d’englobement sont propres à l’adolescence. On ne sait plus qui du sujet ou de l’objet englobe l’autre. La représentation métaphorique décrite par P. Jeammet est celle des poupées gigognes qui s’emboîtent l’une dans l’autre, chacune est l’exacte reproduction de l’autre sans qu’elles puissent se confondre et être réductibles l’une à l’autre. Chacune conserve son individualité, avec une autonomie potentielle mais toujours limitée par la possibilité d’être sous la coupe d’une plus grande : le bâtiment, l’immeuble, l’internat, la caserne, la prison.

Le fantasme d’englobement paraît dans l’englobement des lieux habités : il s’agit toujours du même lieu : le même appartement, le même quartier, la même école, la même prison… Le sujet passe d’un lieu à un autre, d’un lieu identique à un autre lieu identique recouvert in fine par l’univers carcéral. 328 La prison devient supra–institution, méta-institution.

Sami-Ali parle, quant à lui, d’inclusions réciproques lorsque le dedans contient le dehors et vice versa.

La seconde lecture va dans le sens d’une clôture psychique.

Toute représentation tend à en valoir une autre même lors de tentative de différenciation.

C. Castoriadis 329 parle de clôture lorsque :

‘"Recherche et interrogation sont généralement saturées par les significations imaginaires sociales que l’être humain absorbe et intériorise pendant ce dur écolage qu’est la socialisation. Et ces significations elles-mêmes sont presque toujours instituées dans la clôture car l’exclusion de l’interrogation est le premier et le meilleur moyen d’assurer la perpétuation de leur validité 330 ".’

L’univers monadique au départ va toujours tendre à se clore sur lui-même et dans cette tentation de clôture une représentation vaut pour une autre représentation. Il n’y a pas de classement.

Au départ la psyché ne donne pas de place à l’institution car cela suppose un renoncement à être la totalité du monde.

L’empreinte de l’institution carcérale sur les autres lieux de vie peut s’interpréter comme une non différenciation des espaces, d’un magma d’espaces, l’inclusion réciproque ou une institution clôturante, ou prétendant à une seule différenciation sous forme de classification, allant du plus petit au plus grand ou du plus faible au plus fort, "dans une filiation unilinéaire" .

Parmi les espaces cités, un a retenu plus particulièrement notre attention, l’environnement familier, le quartier (de vie), homonyme du quartier (pénitentiaire).

Ces deux lieux, quartier de vie et quartier pénitentiaire se superposent psychiquement et parfois dans le réel lorsque le quartier pénitentiaire est réservé aux habitants d’un quartier de la banlieue afin d’éviter les affrontements entre bandes rivales.

L’espace clos de la prison ne viendrait-il pas remémorer un autre espace clos dans un rapport de double, le quartier de vie ?

L’ailleurs, l’altérité n’existent pas, il n’y a pas non plus de possibles in futuro (René, Taïr). L’espace clos devient alors effet de la mélancolie.

‘"L’espace et le temps que le malade se donne à lui-même dans son délire sont inscrits dans la structure même de sa ville, parce qu’ils relèvent de la même objectivation. De même que l’espace y est constitué d’emplacements qui ne sont pas des lieux, le temps y est constitué de moments qui ne sont pas des moments qui ne sont jamais des présents. A l’encontre de la dépendance absolue où il est de l’autre, de l’autre en lui par lequel il est fait, le malade – se faisant lui–même, en elle, objet de son délire- conçoit sa ville comme une ville autarcique, libre de tout échange avec le dehors. Au dehors, il dénie toute possibilité d’être, en enfermant sa ville dans le contour–limite d’une frontière unilatérale, dont l’unique face est tournée vers elle. Tout le reste non advenu, est un no man’s land ou un néant 331 ". ’

Cette citation d’H. Maldiney conclusive de ce paragraphe introduit la suite de notre développement sur le quartier-squatt.

Notes
327.

Cela soulève quelques questions sur la prison- lieu de réinsertion. Les détenus n’envisagent la vie ordinaire sur les modèles de l’incarcération.

328.

Je ne m’étendrai pas sur ce concept de P. Jeammet mais il le met en relation avec une première mise en place de processus secondaires qui ont été abandonné par l’adolescent. Pour certains ce seraient sans doute vrai, pour d’autres, il s’agit plutôt de ce miroir qui se reflète dans d’autres miroirs la même image à l’infini, voir identification projective..

329.

1997, C . Castoriadis, "La construction du monde dans l a psychose" in Fait et à faire.

330.

1997, p 137.

331.

1991, p 138.