3.2.3 Squatter les institutions

La terra incognita survient pour le chercheur lorsqu’il s’aperçoit que le squatt franchit les espaces-trottoirs pour s’introduire dans des espaces publics, institutionnalisés.

‘"Au collège, ce n’était pas comme un collège, les gens y allaient plus pour squatter que pour travailler" déclare Mounir.’

Le "quartier–squatt" satisfait–il à l’autoconservation, à la dépendance maternelle ou règne-t-il toujours une insécurité ? Angoisse de chute ? L’institution ne joue plus, ne peut plus jouer son rôle de socialisation de la psyché comme l’a soutenu C.Castoriadis mais participe à sa désocialisation, au retour de l’intemporel, à la dysrythmie psychique.

Commentant l’œuvre d’H. Arendt, Julia Kristeva compare "le besoin, qui attache le sujet à l’archaïsme et à la dépendance maternelle… et le désir, qui ouvre la liberté risquée des liens à autrui (ce qu’elle (H. Arendt) nomme "espace d’apparence" et "action politique")" 340 .

Le "quartier squatt" est figure de l’originaire, évitement de toute confrontation avec l’altérité par la création d’un objet-lieu complémentaire destructeur ou procurant du plaisir.

Le travail de l’originaire à l’adolescence destructure l’institution censée procéder au passage de l’enfance à l’âge adulte, le collège.

Le quartier confondu avec le groupe de pairs joue un rôle de soutien temporaire au narcissisme au cours de l’adolescence.

Dans cette poursuite effrénée du double, le jeune y trouve peu à peu non de l’insatisfaction mais de la détresse et de l’insécurité.

L’institution prolonge les filiations - système de transmission dévolu à la famille durant l’enfance – et les fraternités. Elle se structure selon des paramètres hiérarchiques et paritaires.

Certains sujets ne vivent pas sous le primat du généalogique. Nous en avons pris connaissance.

P. Fustier indique deux interprétations du travail social par les usagers. La première consiste à caractériser le professionnel par une norme sociale réelle ou fantasmée. La seconde que l’auteur appelle "l’interprétation par l’intention" est égocentrée. Le sujet est persuadé que le professionnel agit pour lui.

‘"La séparation moi/non-moi, entre moi et l’autre, est peu ou mal réalisée : l’autre (le professionnel) n’agit pas à mon égard…pour des raisons qui seraient siennes, déterminées par sa profession, par les exigences de l’institution…c’est moi qui suis au centre du monde des relations, et ce qui se produit ne se produit pas en raison d’éléments extérieurs qui auraient leurs propres règles de fonctionnements, et seraient donc clairement dans le non-moi. De ce qui se produit, je suis à l’origine et je suis l’aboutissement. 341 "

La conviction de créer l’autre, travailleur social s’étendrait-elle aux institutions et tout particulièrement à celle qui prévaut lors du pubertaire, le collège.

L’école élémentaire n’est pas à ce point touchée puisqu’elle traite du monde de l’enfance, du monde des compromis identificatoires entre adulte et enfant. F. Dubet dit qu’elle s’ouvre sur d’autres pratiques dans la logique de ses valeurs historiques. La socialité primaire y demeure prévalente.

Le collège est en souffrance parce qu’il stigmatise le contrat narcissique en départageant les places sociales. Le collège fonctionnerait sous l’ère d’une socialité secondaire. A . Erhenberg parle de société de l’individu, celle où chacun a à faire sa place selon V. de Gaulejac. Cette société de l’individu est contradictoire avec l’apprentissage de rôles et de fonctions sociales, en faux-self. Pour F. Dubet, le collège participe à un "jeu d’extrême brutalité, celui d’une société dans laquelle la socialisation est plus un travail de création de soi qu’une simple inculcation culturelle, celui d‘un monde où l’affirmation de la liberté du sujet se heurte aux inégalités et à la domination 342 ".

La société ? Les jeunes ? Qui renforce ce sentiment de création de l’origine du monde ? Toujours est-il que le prolongement du contrat narcissique n’est pas repris parce qu’il va à l’encontre de "l’idéologie des places" et se heurte à des fragments d’histoire non symbolisés chez ces jeunes. Peut-on dire que le malaise dans la civilisation contemporaine entre en collusion avec la psyché de ces jeunes délinquants ? Le fonctionnement originaire y trouve son compte par une adéquation avec une apparente socialisation mais ne suffit pas à déjouer les codes sociaux qui fonctionnent depuis toujours sur un mode affiliatif. Voilà pourquoi les institutions d’accueil "bas seuil" d’exigence sociale produisent du lien mais pas de la réintégration.

Nous tentons une dernière comparaison avec les travaux de Marc Augé  343 qui introduit la notion de non lieux, des espaces qui ne se définissent ni comme identitaires, relationnels ou historiques : les gares, les aéroports.

Le "quartier-squatt" dans lequel tous les lieux pourraient être habités pareillement, assimilés les uns aux autres, perd toute valeur identitaire et historique.

Par extension, tous les lieux sont de potentiels lieux-trottoirs, à squatter, des lieux sans règles, des lieux non différenciés les uns des autres. La rencontre avec l’institutionnel ne se fait pas, tout comme la ville n’est plus un lieu de référence sociohistorique mais se résume à la galerie marchande, au centre commercial. Ces lieux de la ville sont des lieux habités par une foule et non des lieux de rencontre, il s’agit à nouveau de transposer le quartier dans le centre commercial.

J. Bordet note que les professionnels éducatifs font partie du "décor" de la cité, " leur façon d’exercer leur rôle ne constitue pas un support transitionnel d’évolution. 344 "

Le quartier ne produit pas d’institution en capacité de soutenir la psyché. L’indifférenciation se répand sous forme de dominant/dominé, d’engendrement institutionnel après l’autoengendrement, d’engendrement du monde environnant à défaut d’y être affilié.

Le quartier–squatt est le fruit de jeunes qui manquent de "méta-moi", d’un environnement institutionnel, primaire ou secondaire. Le sujet développe des formations clivées qui entravent la formation de groupes internes stables.

In fine, cette clôture psychique fait perdre peu à peu toute défense à ses détenteurs. La prison viendrait-elle les sauver en déterminant et en désignant des places, en leur rappelant qu’ils "fonctionnent adéquatement" avec la société puisqu’elle leur assigne une place.

Notes
340.

Kristeva Julia, 1999, Le génie féminin. Hanna Arendt, Paris, Fayard, p259.

341.

2000, p 83.

342.

2002, p 165.

343.

Non-lieux . introduction à une anthropologie de la surmodernité. La librairie du Xxème siècle. Seuil .1992

344.

 ? p 205.