Conclusion

Selon Daniel Widlöcher, les hypothèses des recherches en sciences humaines proposent de tester le réel, le mettent à l’épreuve, éclairent différemment la réalité et la complexité. Les résultats se définissent en fonction des méthodes, des pratiques et des objectifs.

La congruence entre mes pratiques, mon éthique professionnelle de psychologue clinicienne-chercheuse et le dispositif de recherche a fait l’objet d’une attention continue. Mes choix méthodologiques ont tenté de prendre en compte le milieu environnant, d’en interroger les interférences, les résonances psychiques.

Dans un souci de cohésion théorique et clinique, cette recherche a visé des jeunes adultes incarcérés de 18 à 21 ans.

L’enquête psychosociologique a mis en évidence deux groupes en fonction de l’âge d’entrée dans la délinquance :

La construction de la socialisation impose un travail psychique initié au sein du milieu familial puis dans le champ social. Le sujet rencontre des objets qui se prêtent à la socialisation de la psyché. Ce texte a suivi le chemin de jeunes délinquants de la naissance à l’adolescence.

Le médium-culture est une proposition de nomination de formations intermédiaires au sein desquelles dialoguent le Je et des représentants culturels. Le groupe familial ainsi que les institutions qui jalonnent la vie de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte offrent des media-culture. Ces opportunités, saisies afin de socialiser la psyché, peuvent déconstruire des liens intrapsychiques non suffisamment intégrés.

Le point de vue psychogénétique a permis de penser les liens culturels les plus archaïques, préexistants au sujet, le "déjà là" culturel, ce ciment de l’humain parfois fragile, incertain.

Les représentations généalogiques révèlent les failles et les défauts de transmission à différents niveaux de l’intégration de la complexité des relations familiales propres à notre culture. Des impasses généalogiques se constituent sur des secrets de famille antérieurs et des secrets en construction. Les souffrances sociales voire des traumatismes sociaux liés à l’exil se répètent dans plusieurs familles.

La comparaison des arbres généalogiques des jeunes placés et des jeunes non placés ne présente aucune différence notable. On retrouve des traces des fractures de la petite enfance dans les représentations générationnelles. La problématique de l’exil aux générations antérieures laisse la psyché dans un manque de fiction de la préhistoire.

Le travail incessant de socialisation de la psyché s’étaye sur un besoin d’affiliation inhérent à l’être humain, sans cesse à réitérer et particulièrement prégnant à l’adolescence. Cependant nous devons prendre en compte les modes d’affiliations sociales actuelles, affiliations éphémères de la population étudiée.

Les actes antisociaux, comme tout acte, comporte leur potentiel de symbolisation, participent aux besoins grégaires et d’affiliation. J’en ai défini deux figurations, l’acte délinquant en lui-même signe l’affiliation, l’affiliation groupale se réalise sous le sceau de l’acte transgressif, délinquant ou addictif.

Dans la première configuration, l’acte est singulier, pris dans une histoire, répétition et historicisation. Il trace une tentative d’altération de soi, de modification de soi par l’intermédiaire de l’autre. La destructivité crée de l’altérité, de l’autre en soi et de la fiction par un détruit-créé.

Dans la seconde, l’urgence identificatoire fond le sujet dans le groupe momentanément. Le groupe délinquant, aussi fugace soit-il, crée une enveloppe procurant des limites Moi/non Moi. L’acte pris dans le conglomérat du groupe éphémère demeure étranger à chacun.

La poursuite de la socialisation la psyché s’effectue dans les institutions en liens avec les contrats inconscients tels que R. Kaês les a définit à la suite de P. Aulagnier.

J’ai montré l’importance des institutions de placement dans le processus de subjectivation propre à l’adolescence, ceci malgré la multiplication des lieux d’accueil où l’adolescent séjourne parfois pour de courtes durées. L’injonction de placement et le placement imposent une séparation, répète une scène traumatique. Par ce fait, il resitue l’enfant ou l’adolescent dans un temps chronologique et le contraint à symboliser. L’historicisation du parcours institutionnel induit une mise en histoire des traces mnésiques de l’enfance. Les institutions, foyer ou famille d’accueil, peuvent jouer un rôle initiatique, de rupture qui va permettre à l’adolescent d’entrer dans un processus de remaniements psychiques.

Nous pourrions penser les placements en terme de permanence de l’attention, d’une préoccupation maternelle continue, et non de permanence d’un objet parental substitutif, au sein d’un travail en équipe et en réseaux soutenu.

L’approche institutionnelle obligeait à se confronter à l’influence de l’institution carcérale dans le discours du sujet. La vie pénitentiaire contamine tout travail de symbolisation jusqu’à envahir l’espace psychique de certains sujets. Fantasme d’englobement ou expression d’une clôture ? Les sensations perceptives obèrent-elles toute représentation ou le sujet est-il enclin à revenir à une "monade intemporelle" en prison comme à la ville.

L’image du quartier-squatt, non différencié, création de l’originaire va dans le sens de cette dernière proposition. Elle permet de penser le quartier et la manière de l’habiter des jeunes en difficultés.

Le quartier-squatt questionne le "déjà-là" de l’organisation de l’espace urbain. Les lieux privés et publics ne sont pas différenciés et les espaces intermédiaires n’assurent plus leurs fonctions de transition.

Le quartier figure une peau psychique voire une clôture psychique où le Moi se développe. La confusion des espaces se double de leur anhistoricité et de leur atemporalité, d’un défaut de transmission entre génération. Passé la zone de protection du quartier, le sujet se trouve confronter au risque d’effondrement ou de morcellement.

Ceci soulève un certain nombre de questionnements en terme de politique de la ville, d’interventions éducatives et bien sûr d’approche clinique.

Je suis aux regrets de laisser plusieurs axes de recherche en jachère dans les champs suivants : méthodologique, institutionnel, spéculative et psychopathologique.

Les trajectoires spatiales réalisées en milieu carcéral comportent une très forte empreinte de l’environnement, par exemple les habitations ordinaires sont couvertes de barreaux aux fenêtres. De manière à affiner ce phénomène de contamination, la passation du médium auprès d’un public comparable en milieu ordinaire présenterait un intérêt différentiel.

Les permanences de liens consistent à fournir en continuité à la psyché des "substituts de soi et des substituts de sens 345 ". Les prises en charge institutionnelles de pathologies du narcissisme obligent à penser la continuité du lien dans la temporalité et également dans la spatialité. P. Jeammet a introduit les thérapies bi ou tri-focales, il nous faudrait penser la multifocalité institutionnelle.

Les recherches sur les divers dispositifs d’accueil des populations adolescentes antisociales seraient à poursuivre.

‘"La politique est en effet un objet complexe, à la fois secondaire à la structuration de la vie psychique et condition de celle-ci, à la fois construit par le social et organisateur du social conçu comme mode d’être collectif. Le politique constitue un objet intermédiaire entre psyché et social, dont il révèle l’étroitesse des liens … la politique suppose en effet un rapport au temps qui le distingue de l’histoire, un rapport à l’espace qui décrit son modèle, un rapport à la règle qui le distingue de la simple expression d’une loi commune extérieure aux sujets qui le constituent 346 ". ’

L’objet politique interne construit un rapport à l’histoire, à la règle et à l’espace ce à quoi les héritiers de l’exil n’auraient pas accès, pris entre la présence d’un ailleurs et un ici absenté. Il ne se construit pas sur le modèle des pactes inconscients de manière à penser le pluriel, la pluralité des origines et ses déterminants historiques et actuels.

Dans la continuité, la question du risque de l’altérité, des altérités chez des populations issues de l’immigration est encore à mettre en chantier.

L’agir délinquant gagnerait à être plus éclairé par ce que Freud avait perçu comme un deuil pathologique induisant une surdétermination des fonctions surmoïques, une extension du versant critique du surmoi au détriment des fonctions idéales. Là encore sont interrogées les transmissions transgénérationnelles en particulier l’exil et les ruptures familiales non élaborées aux générations précédentes. Le sujet hérite de la douleur d’un deuil, d’une perte qui au-delà d’un être cher est deuil d’une culture, d’un pays.

Une recherche portant sur le versant mélancolique des adolescents antisociaux permettrait des prises en charge psychologiques plus adaptées.

In fine, je voudrais rendre hommage à ceux à la fois antisociaux notoires, incarcérés à de nombreuses reprises et créateurs appartiennant à notre patrimoine culturel : François Villon, Clément Marot, Jean Genet, le peintre Chamizo et d’autres plus anonymes qui ont écrit un exemplaire du Poulpe 347 à la prison de Valence ou édité un disque de rap récemment aux Baumettes.

Notes
345.

C. Castoriadis, 1999, p 190.

346.

1999 

347.

Série de romans policiers écrit par des auteurs différents à partir d’un même trame littéraire.