Trajectoire spatiale

Je commets une erreur dans l’énonciation de la consigne, ce qui produira sans doute quelques effets : je lui demande de représenter des lieux permanents, des lieux transitoires (habituellement des lieux temporaires) et des lieux imaginaires.

‘"Des lieux permanents…comme chez ma mère …quand j’étais enfant ? Je n’ai pas habité longtemps chez elle…Des lieux imaginaires ?Je n’en ai pas…Il va y avoir beaucoup de lieux."’

Il demande une règle : "Je ne sais pas comment faire".

Il commence à écrire très petit, au crayon de papier, en haut à gauche de la feuille, il continue en dessous. Il réfléchit et poursuit à droite. Ses bouts de texte se situent à différents niveaux de la feuille. Il trace des lignes rouges qui relient ses trois écrits.

Il poursuit méthodiquement ses écrits, toujours à des niveaux différents.

Le sixième lieu fait l’objet de gommage et de reprise : foyer ordonnance 45 devient placement ordonnance 45.

Au dixième lieu, il se lève au dessus de sa feuille, relie les lieux avec un feutre rouge. Il s’attarde sur la vue panoramique de son travail. Pendant tout ce temps, il n’a pas prononcé un mot, très concentré.

‘"Est-ce qu’il faut mettre des dates. Il n’y a que quelques dates dont je me rappelle". ’

Il commence à noter la date de son accident, au septième lieu, puis ajoute une date au Prado et une autre à sa première incarcération.

Il demande s’il doit noter les lieux de placement où il n’a séjourné qu’une semaine. Pour lui, ils n’ont pas été importants.

Il a des difficultés à différencier les lieux permanents et les lieux transitoires. Les lieux d’habitation sont forcément permanents. La durée fait-elle différence ? L’habitation parentale serait-elle la seule à être permanente ? Il affirme : "Dès qu’on y dort, c’est un lieu permanent L’école , par contre est un lieu transitoire , on y est que pendant la journée et on n’y habite pas."

Toujours debout, il ajoute des lieux transitoires : "Je les mets tous ensemble entre ma première et mon avant-dernière incarcération." Il a transité par Grenoble, Paris, Nice…

Il ajoute un lieu entre n°5 et n°6. Il compte de manière à noter les dates, il continue avec le n°12. Il se rassoit et marque sa troisième incarcération.

Il prend du recul, commente : "J’ai pas mal bougé. Je me rends compte qu’elle est compliquée ma vie. Et encore, y’en a que j’ai oublié !…A partir de là ( montre le n°16) j’ai plus envie de continuer. Là, j’ai pris un appart’, j’étais dans un lieu de vie, j’ai rencontré une femme et j’ai commencé à couler…A partir de 1998, il y a trop de choses, je ne sais pas comment faire pour représenter tout çà."

Suite à sa dernière sortie de prison, il est parti en foyer. Puis il s’est installé non loin de ce foyer et a rencontré une femme, "la seule à qui j’ai vraiment tenue mais elle a tout fait foiré". Adjib a décidé de revenir s’installer dans la région lyonnaise avec elle et son nourrisson, âgé d’un mois.

Il se positionne en sauveur abusé : "J’ai tout perdu par rapport au niveau matériel, à ma famille, au respect dans mon quartier (quartier du père). Elle était diabolique, elle s’est servie de moi. Elle a failli me rendre fou . Combien de fois j’ai pensé à me suicider mais chez nous c’est péché ?"

A cause d’elle, il en est venu à voler dans le lieu de vie et a dû en partir.

Il est accueilli par son père et lui dit que l’enfant est sien "parce que sinon c’est mal vu. Elle a foutu la merde dans mon quartier et dans Lyon, maintenant je suis grillé partout dans Lyon….Parce que moi j’étais bien, j’avais pas besoin d’elle ni de son gamin. Ma vie à moi, elle était tracée, j’aurai trouvé du boulot en Suisse…Une erreur de jeunesse, une grosse p…"

Il revient sur sa trajectoire et explique qu’il a établi une hiérarchie entre les différents lieux, des plus satisfaisants vers le haut de la feuille aux moins satisfaisants. "La prison et la rue, c’est pareil…A l’internat, j’ai aucun souvenir, j’ai mis que j’étais pas bien parce que je n’étais pas avec mes parents. Mais j’ai pas de souvenir car j’étais trop jeune, peut-être que c’était bien ?"

Son accident est noté tout en bas de la feuille, "il a failli mourir".

Le Prado, il y est resté 3 mois avant sa première incarcération. Pendant sa période d’errance, il a connu de nombreux foyers d’urgence dans différentes villes, il a commis de nombreux délits mais n’a été incarcéré qu’à Lyon. "J’ai trop bougé, je ne suis pas stable. Si ma vie, elle est pas stable, çà vient de moi…"

En nous quittant ce jour là, il nous demande : "Vous pouvez nous dire si je suis malade ou pas ?"

Cette question exprime sa souffrance et tente un essai de compréhension de sa vie psychique. Qu’est-ce qui le rend fou ?

Lors de la rencontre suivante, il raconte quelques souvenirs de son placement à la cité de l’enfance, alors qu’il était préadolescent : " Des jeunes qui étaient là-bàs ... Çà pouvait être tout… Je ne sais pas… des garçons mais surtout des filles... y’en avait qui étaient gentilles même trop gentilles.. .c’était bizarre, moi j’étais pas bien et je leur faisais du mal…je les blessais soit je les calculais pas…j’étais attiré par les femmes qui avait du vice...ouais des femmes pleines de vices…"

‘"A V, il y avait une fille qui m’aimait bien, même plus que çà je crois, elle était droite et moi je me foutais d’elle, à l’époque, je m’en foutais. Quand j’ai été en rééducation, elle est venue me voir, çà m’a touché sur le coup, puis j’ai oublié…"’

A l’internat, sa mère ne le "prenait" pas le week-end car elle était trop malade.

Il allait chez son père qui buvait. Il vivait chez une femme. Un dimanche soir, alors qu’il était chez son père et devait rentrer à l’internat, il a fait une crise d’asthme alors qu’il n’est pas asthmatique. Il se rappelle que le psychologue avait dit qu’il avait peur que son père ne le ramène pas à temps pour l’école le lundi matin alors qu’il devait rentrer le dimanche soir : "J’ai fait une crise parce que j’avais peur, j’étais pas asthmatique. Çà s’est fait quand même inconsciemment, mais çà s’est fait. Je m’étais dit que j’allais être malade.

Ensuite, il n’a plus voulu retourner chez son père. "Je pense que je me sentais bien à l’internat…J’avais peur de mon père, il a été violent quand j’étais petit.". Il raconte alors avoir assisté à la tentative de suicide de sa mère : "En pleine nuit, elle était près de la fenêtre, prête à sauter…mon père était rond. "

Adjib se rappelle avoir demandé alors à sa mère de ne pas le laisser.

Il parle de la violence de son père sur sa mère et sur lui-même, "même des fois pour rien…", ajoute que son père a changé, a vieilli.. .

Il se rappelle que sa mère s’est enfuie une fois avec ses deux enfants du domicile conjugale pour se réfugier chez une de ses tantes. C’est ensuite qu’elle les a placés.

Au moment de la séparation, son père demande qu’il habite chez lui. Il ira donc vivre chez son père avec son frère car ni son père ni sa mère ne veut que la fratrie soit séparée. D’autre part, il faisait trop de bêtises pour rester chez sa mère. Mais cela se passe mal : "Mon père il m’en demandait trop" .Il a fugué, a erré de foyer en foyer. Son frère vit chez son père.

Il a été placé à la maison d’Ulla, une maison de rupture, une sorte de punition. Il se souvient du compagnon d’Ulla , un croix-roussien, grand et costaud : "Je l’aimais bien. Il était gentil avec moi, j’avais l’impression qu’il me faisait plus confiance que dans les autres enfants".

Dans un autre foyer encore, il retourne au collège. Il se rappelle des éducateurs et des jeunes mais surtout du veilleur qui était son " pote". Il habitait dans un quartier voisin de celui d’Adjib.