Arbre généalogique

En attendant Lucile, il m’explique qu’il a changé de cellule peu après son incarcération et qu’il y reste. Dans ce bâtiment, le plus souvent, ils ne sont que 2 détenus par cellule. Il dit aussi se rappeler de toutes les conversations, il se rappelle donc parfaitement de notre dernier entretien. Il doit sortir en promenade à 15h30 mais accepte que l’entretien déborde, si nécessaire, sur le temps de la promenade. " Il suffit d’être aimable avec le surveillant pour qu’il accepte de nous laisser sortir " dit-il.

Je lui donne les consignes de l’arbre généalogique.

A propos des signes de différenciation sexuelle, Mario questionne : "Vous avez un signe pour les enfants ?"

"Je commence par là où je pense que sont mes origines."

Il note son père en haut de la feuille, puis écrit une série de mères qu’il ne prénomme pas . Il s’applique à différencier les sexes par le signe convenu qu’il ajoute dans chaque case et trace des flèches. Il se reprend : "c’est trop petit" et recommence sur une autre feuille en dessinant de plus grandes cases.

Il ne connaît pas les prénoms des mères de ses frères, il note " mère".

Il crée des cases pour ses frères et sœurs : "Il est difficile de se voir tous ensemble. On se voit plus les quatre grands… J’ai connu l’existence de Marius vers 13-14 ans lorsque mon père l’a ramené du pays. Pascal a toujours vécu avec mon père. Il a été maltraité, beaucoup plus que moi. Je m’entends très bien avec Pascal. J’ai été content à la naissance de ma petite sœur car en tant que fille, elle était protégée des coups du père." Son père a ramené sa dernière femme de centre Afrique. Il est en train de divorcer " Elle est comme une américaine, elle veut garder la maison."

La mère de Pascal est d’origine antillaise, ne sait pas où elle vit actuellement. La mère de Marius est resté en Afrique. Il ne s’entend pas avec Marius qui lui a fait beaucoup de mal ainsi que la dernière femme de son père. Son père aura sûrement une autre femme…Peut-être a–t-il d’autres frères et sœurs en Afrique ?

Il n’inscrit pas les compagnes de ses frères car ils ne sont pas mariés et Pascal est séparé de la mère de sa fille.

Il sait que son père a des frères et sœurs. Il ajoutera des cases vides lors de la rencontre suivante et écrit Rogatien qui est le frère jumeau de son père. "Cet homme a été pris par les vaudous dans la forêt. Il a été tué par les sorciers - vaudous." Il ne remet pas en cause cette version de la mort de son oncle raconté par son père." Il raconte tellement d’histoire mais celle-ci doit être vrai ." Il nous demande quand même si on y croit mais l’histoire est ainsi.Son père s’est marié avec sa dernière femme, peut-être avec la mère de Marius mais ni avec la sienne, ni avec celle de Pascal.

Ses grands-parents paternels ont une grande maison, au bord de la plage. Il n’y est jamais allé contrairement à ses frères et sœurs. Son père voulait tous les emmener une année mais il venait d’acheter la maison et n’avait pas les moyens financiers.

Sa mère, la connaît-il ? Il semblait lors du premier entretien qu’il ne la connaissait pas. Sa sœur l’a aperçue un jour, elle s’est cachée pour ne la croiser. " Ce n’est pas une mère. Elle est incapable d’être mère. ..Un jour, j’ai sonné chez elle pour la revoir. Son compagnon voulait m’empêcher de la voir… Elle dit toujours la même chose…"

Il la connaît, il ne sait pas dire comment il l’a rencontré enfant. Il avait dit qu’il ne savait pas si sa mère l’avait abandonné. Est-ce que sa mère était comme çà à cause de son père ? Son père est venu faire des études en France et y est resté.La violence du père était surtout tourné vers Pascal : "Ce que j’ai subi n’est rien à côté."

Il suppose que l’assistante maternelle a été plus violente avec d’autres enfants dont elle a eu la garde avant lui et qu’il ont dû en garder des séquelles. Il montre de l’empathie envers ces enfants.

A-t-il quelque chose à ajouter ?

Non, il a noté tout le monde. "Il y a bien de la famille en Afrique mais je ne les ai jamais rencontré." Je lui dis qu’il n’a pas noté le frère jumeau de son père. Doit-il écrire à côté de son père : frère ? Je lui réponds qu’il fait comme il veut. Il compare avec la ligne de ses frères et sœurs et écrit le prénom " Rogatien". Il ne note pas son sexe ni son âge mais dessine la même case où il a noté pour ses frères et sœurs l’âge. Il est mort entre 20 et 30 ans pense-t-il. Il est sûr que son père a des sœurs. Il le répète plusieurs fois mais est incapable d’en dire plus. Il faudrait qu’il aille au B pour mieux se rendre compte. Il pourrait aussi noté les femmes de ses frères mais elles ne font pas partie de la famille. …" encore moins car mes frères ne sont pas mariés." La fille de son frère aîné n’a donc pas de mère sur le graphique.

Puis il parle longuement des structures familiales en Afrique. Il a vu beaucoup de frères, de cousins passer chez son père. Peut-être y avait-il de « vrais frères » mais il ne saurait pas le dire. A chaque fête de famille, il rencontre de nouveaux membres de la famille qu’il ne connaît pas. Ces frères, ces cousins sont venus faire leurs études en France : médecine, droit. Certains vivent à Paris, d’autres en Suisse. Ils étaient de passage, en vacances…Il pense qu’au B beaucoup ont une bonne situation.

Il rappelle qu’il n’a pas été élevé dans cette famille, qu’il n’y allait que tous les quinze jours…que son père ne lui racontait que des anecdotes et encore…toujours sur lui. " Il parlait de lui et pas des autres. Un jour mon père dormait, il s’est fait mordre par un serpent. Il s’est réveillé et est allé à la messe. Il n’y a pas eu de suite à sa morsure. Il voulait dire que quoi qu’il arrive il faut croire…il faut continuer et pas se laisser aller. D’ailleurs dans ma famille d’accueil j’allais aussi à la messe la dimanche. J’ai été baptisé, j’ai fait ma profession de foi et ma première communion ?" 

Je lui parle alors de cette autre famille où il a vécu entre 2 ans et demi et 14 ans. Qu’en connaît-il ? Il connaît les sœurs et les frères de sa nourrice. Il pourrait situer plus de personnes dans cette autre famille. Où se mettrait-il ? Il ne se noterait pas ou peut-être en bas de la page. Cette famille n’est pas la sienne. Il y a été élevé mais ce n’est pas la sienne. D’ailleurs cette femme n’avait pas de mari, elle était trop vieille pour être mère. Elle avait au moins 50 ans. Il y a aussi eu d’autres enfants quand ils y étaient avec sa sœur. Eux sont restés le plus longtemps, sa sœur jusqu’à 18 ans et lui est parti un an chez son père avant d’intégrer un foyer.

Lucile s’arrête parfois de noter. Cela me traverse l’esprit comme je ne prends pas de notes et qu’il me semble que tout ce qu’il dit est important. Il s’interrompt et se tourne vers elle : 

" Quand vous notez, je me demande ce que j’ai pu dire. Qu’est-ce que j’ai dit pour que vous le notiez ?". Je dis que les notes nous aident car notre mémoire peut être défaillante. (j’ai l’impression qu’il s’agit du choix des prises de notes). Il dit qu’il comprend mais qu’il s’interroge c’est tout. Lucile répond qu’elle peut arrêter de prendre des notes s’il le souhaite. Il dit que non, qu’il voulait juste dire cela.

Il se met alors à parler de sa nourrice. Ce n’était pas une mère car elle n’avait pas de mari et qu’elle était trop vieille. Bien sûr, elle a connu la guerre et cela lui a servi lorsqu’il l’a étudié. C’était comme dans les livres.

Suit alors la description des maltraitances dont il a fait l’objet de la part de cette femme. Il se défendra d’avoir été maltraité car "la maltraitance, c’est comme à la télé : les enfants sont battus à mort, je n’ai pas été battu à mort ou alors ils sont enfermés dans un placard pendant des années, cela n’a pas été mon cas."

Il n’a pas eu ce que les autres enfants ont, ce qu’il est normal que les enfants aient. C’était " bizarre ( ?)"

Il devait tout mériter. Il était différent des autres enfants et il devait en faire plus que les autres car il était différent. Bien sûr cela lui a servi car il a réussi à l’école. Il devait toujours avoir des bonnes notes.

Il raconte qu’un jour il a été enfermé dans sa chambre, une malle clôturant la porte de alors que sa sœur et sa nourrice étaient parties au cinéma - ils y allaient une ou deux fois par an- .

Le soir, l’assistante maternelle passait avec une lampe de poche et il devait dormir même s’il n’avait pas sommeil. Si elle s’apercevait qu’il ne dormait pas, il devait faire plusieurs fois le tour du pâté de maison (c’est comme çà qu’on dit ?), ensuite il retournait se coucher. Il avait appris à rester les yeux fermés, allongé sur le dos quand elle passait.

Elle était d’une autre génération. Elle utilisait le martinet mais il n’a jamais eu de marques… pas comme les enfants maltraités que l’on voit à la télé et peut-être que çà ne se voyait pas sur le dos, sur les jambes.

" C’était de la torture…  privation de dessert, des coups de poings, des coups de pieds …"

Il pensait qu’il le méritait mais à partir d’un certain âge, il a commencé à répondre en tapant aussi.

"Il ne venait jamais personne dans cette maison… C’était la maison des…"

Il ne parlait à personne de ce qui lui arrivait, il pensait que c’était comme çà. Après il a su que non.

On sent à la fois toute sa révolte et en même temps toute sa soumission qu’il répète avec nous.

Que peut-il faire ? Il voudrait lui demander des explications mais peut-on demander à son bourreau d’expliquer pourquoi il a fait cela. S’il entendait cela ce serait insupportable.
Il ne peut pas en parler avec sa sœur car elle n’a pas vécu la même chose. Elle était la chouchoute, elle a passé Noël dernier avec sa nourrice.

"Après avoir été privé, on prend le maximum, tout, trop vite…C’est ce que j’ai fait. On doit rattraper…Personne ne peut être mère."

Cet entretien a été très éprouvant. Nous nous vivons dans la position de sa mère qui l’a abandonné car nous savons que les entretiens prendront bientôt fin mais aussi dans une position persécutoire comme l’assistante maternelle lorsque Mario interroge Lucile sur sa prise de notes. Nous allons alors nous demander dans un mouvement réparateur, si nous lui proposons de poursuivre les entretiens hors du cadre de la recherche .

Plus que le récit des maltraitances, sa position d’enfant martyr qui interroge la normalité des relations adulte–enfant et qui minimise ce qu’il a subi eu égard à d’autres tellement plus malheureux, vraiment traumatisés : ceux qui ont été élevés par l’assistante maternelle avant son arrivée, son frère battu par son père, ceux qu’il a vu à la télé.