Trajectoire spatiale

Dans la semaine, il a fait un cauchemar. C’est le troisième cauchemar depuis qu’il est en prison. Là, il s’est réveillé en criant tellement il était effrayé. Son cri l’a réveillé. Il est donc certain d’avoir crié. Puis quand je lui demande ce qu’il a vu il répond : " J’ai vu le visage bizarre de la femme qui s’est occupé de moi …Ce visage bizarre s’est approché de moi et j’ai crié ".

Comme quand elle s’approchait avec la lampe de poche ? Il ne répond pas." Les rêves, cela a à voir avec ce que l’on a fait la journée ? La prison, cela fait faire des cauchemars, dehors, je ne fais pas de cauchemars. Je dors bien. Ici, mes nuits sont agitées. Mon compagnon de cellule se plaint. Il se plaint aussi que je ronfle. Dehors, mon lit est net quand je me réveille. Rien n’a bougé… Cette femme, elle avait la bouche pleine de sang, je ne sais pas, je crois "

Comme un vampire ? (je pense aussi au vaudou)

" comme s’il y avait du sang"»

Quand il était enfant, il a fait plusieurs fois le même rêve. " C’est curieux de faire plusieurs fois le même rêve…Comment est-ce possible ? " Je pense à ce qu’il a dit plus haut : le rêve a un rapport avec ce qui s’est passé pendant la journée. Un de ces rêves était le suivant :

"Je fais une chute en parachute mais le parachute ne s’ouvre pas. Je me vois tomber mais je ne me suis jamais vu sur le sol. Je ne sais plus vraiment s’il y a un parachute mais je me rappelle que je tombe." Je dis que le parachute peut l’aider.

Il revient alors sur la qualité de son sommeil en prison et se détache de ce qu’il vient de nous dire.

Le rêve de glissade et de vol " s’ils signifient un orgasme" dit J Chasseguet – Smirgel, "c’est dans la mesure où le sujet se meut dans un espace libre, sans butées, analogue au fantasme du ventre maternel vide et totalement accessible" 351 .

Le rêve de la mère archaïque dévorante, cannibale vient se superposer avec l’impossible retour à la quiétude du ventre maternelle. A l’imago maternel, à la fois terrifiant et enveloppant se superpose l’enceinte de la prison qui provoque des cauchemars et immobilise les passages à l’acte pulsionnels.

Je lui propose de réaliser sur la feuille de dessin un trajet où il ferait figurer les différents lieux qu’il a habités : lieux permanents, lieux temporaires et lieux imaginaires. Je lui dis qu’un lieu imaginaire peut être un lieu important, réel dont on lui a parlé et où il n’est pas allé, par exemple l’Afrique, peut-être pour lui.

Il prend la boite de couleurs et choisit le crayon noir.

" Je commence à partir de là où je me souviens ?"

Cela peut être à partir de ses souvenirs ou à partir de ce qu’on lui a raconté. " Je commence à partir de ma naissance, ce sera mieux "

Il dessine la maternité puis la Ddass. Il ajoute un toit sur la première maison puis un appentis à gauche, la maison de la nourrice . Après le foyer, dessine une maison. Il revient sur le dessin du foyer pour dessiner deux fenêtres. Il ajoute un appentis à gauche. Il inscrit CAE

Il revient sur l’immeuble de son père, où il ajoute des fenêtres en commençant par les fenêtres du haut. Il hausse de deux étages le premier immeuble. Puis il dessine l’immeuble où habite un de ses frères. Il prend le crayon rouge et colorie les toits pour différencier les maisons des immeubles. Il commence par la maison de sa nourrice, puis celle de son père. Il colorie certaines fenêtres en bleu (comme des yeux bleus)

Tout en parlant, il repasse les traits de la maison de sa nourrice, de l’assistante maternelle.

Il parle des lieux. La Ddass, il ne sait pas trop. Il croit qu’il est passé directement de la maternité à la Ddass puis dit que peut-être, il a vécu un moment avec son père. Je lui fais remarquer que sa sœur est plus jeune que lui. Qu’en était-il de leur 15 mois de différence ? Ses parents vivaient-ils ensemble ? Il ne sait pas. Il veut demander en sortant.

Avant d’être placé chez l’assistante maternelle, une famille a voulu l’adopter mais son père s’y est opposé. Il insiste sur le fait que c’était un couple et non une personne seule. Son père lui montrait souvent leur maison quand il passait devant.

Il a fait de nombreuses fugues après le séjour chez son père. A marché toute une nuit pour retourner chez son assistante maternelle. Il a rencontré un homme qui avait été mis à la porte de chez ses parents. Il n’était pas jeune pourtant, il avait 25 ans. Il ont marché ensemble, il lui portait ses bagages. Il voulait retourner vivre chez son assistante maternelle. Celle-ci l’a déposé chez les gendarmes et son père est venu le rechercher.

A 14 ans, avant d’aller chez son père. Il a été hospitalisé… pour réfléchir. Son père alors lui a fait des promesses. Une seconde fois, il a tenté un retour chez sa nourrice en se faisant passer pour son éducateur afin de négocier son retour. Mario ne se rappelle plus pourquoi cela ne s’est pas réalisé. "Elle, elle était d’accord."

Suivent plusieurs foyers et familles d’accueil plus ou moins appréciés. D’un foyer, il est même retourné chez son père. " Il fallait le faire ! ! !"

D’une famille en pleine campagne, il y avait une vue superbe mais on ne voyait pas de maison à l’horizon, de la fumée qui faisait penser qu’il y avait des maisons. Il a aidé à construire un terrain de basket tellement il s’ennuyait mais il a bien aimé. " Il y avait des enfants bizarres. L’un d’entre eux, on ne savait même pas si c’était un garçon ou une fille."

Dans la dernière famille d’accueil, il est resté 8 jours. Le père lui a montré sa chambre et lui a dit qu’il allait dîner. Il est parti par la fenêtre et y a très peu dormi.

Pendant ses fugues il allait à Paris où il a de la famille, à Lyon, en Italie.

"A C, les éduc étaient bien, pas comme au B" ; il ne peut plus les définir. Lorsqu’il s’est cassé la jambe, le directeur lui a trouvé cette place dans le centre de rééducation. Il paraît qu’il a eu de la chance d’avoir une place. Il y avait des jeunes différents de lui, pas du même milieu social, il est parti.

Il dessine la prison …"puisque je vais y rester longtemps…vous voulez que je la dessine."

Son père a habité plusieurs appartements, ne se rappelle plus à partir de quel âge il a commencé à y aller le week-end. Il partait en vacances tous les ans avec la nourrice … Quand il habitait chez lui, il était souvent à Paris : "Paris, c’est pour les affaires mais je n’en dirai pas plus. Lyon, ce sont les bêtises, les vols de voiture par exemple" .

L’entretien foisonne d’informations, il cherche dans ses souvenirs. Ce qui paraît initialement organisé se désorganise peu à peu. Les lieux se multiplient sans qu’ils soient différenciés : comme simple lieu de passage ou lieux plus investis.

L’entretien suivant, Mario paraît à nouveau sur la réserve. Le premier contact est toujours difficile, froid. Il faut renouer, recréer des liens. Il a le dessin de la dernière séance devant les yeux.
Je lui dis qu’il a noté des lieux dans lesquels il est resté peu de temps. Il répond qu’il se rappelle de tout, de tous les lieux comme si sa mémoire n’avait pas hiérarchisé les lieux, les souvenirs…ce qui n’est pas exact puisque d’autres lieux temporaires sont à peine évoqués (les lieux de l’illégalité). Mario pointe à nouveau le secret de ses deux premières années.

Il trouve çà bizarre. Certains lieux sont dessinés plus petits que dans la réalité. Par exemple la maison de son père.

La prison est le lieu le plus grand. Il l’a dessinée petit. En fait la prison est le lieu qui héberge le plus de personnes.

Je lui dis qu’effectivement, il y a 600 détenus entre Saint-Paul et Saint-Joseph, soit 200 à Saint-Joseph et 400 à Saint-Paul. Il répond que c’est faux. En fait, il y a beaucoup plus de détenus mais que ce n’est pas dit. Dans son bâtiment, ils sont déjà au moins 100 et il y a beaucoup de bâtiments à Saint-Paul, certains bâtiments sont plus grand que le sien. Apparaît ici la dimension du secret : être au secret. On dit, on déclare un nombre de détenus inférieur à celui à la réalité. Le nombre de détenus est caché…comme le nombre d’enfants ou de femmes du père…Il campe sur ses positions…comme si j’étais bien naïve de croire ce qui est déclaré.

Il dit que c’est la manière dont il a organisé le dessin qui a créé des écarts entre la réalité et le dessin. La maison de la nourrice est grande car il l’a dessinée en premier.

La maison de son frère et la sienne sont plus petites. Elles ont trois étages (sur le dessin, il n’y en a que 2).

Il n’a pas eu le temps de dessiner la maison dans la montagne dont il a parlé la dernière fois car c’était à la fin de l’entretien (en effet apparaît sur le dessin seulement 2 traits) – celle de la famille d’accueil où il est reçu par le père de famille - .

Je lui demande quel personnage, personne il associerait avec chaque maison. Il répond tellement vite qu’il en est à peine audible…comme s’il n ‘était pas utile d’insister sur les personnes. Les maisons sont-elles habitées ?

Chez la nourrice : sa sœur et les jeunes

Chez son père : son père, sa belle-mère ,sa sœur, ses frères

Dans les familles d’accueil : la famille, les jeunes…

Il se rappelle de la mère de Pascal. Mais a-t-elle vécu avec son père ? Il ne le sait pas. Elle est retournée vivre en Afrique. Marius a été élevé en Afrique mais sa mère est antillaise. Marius n’a pas été élevé par sa mère. Je repose une question sur les personnes. Il ne suit pas.

Les lieux transitoires, ceux qui sont ajoutés accrochés à un premier lieu et que l’on retrouve plusieurs fois : Italie, Paris… ? L’Italie, il y est allé plus tôt que la date qu’il a mise sur le dessin. Il y a été seul pour des affaires…Je lui demande si quelqu’un lui avait parlé de l’Italie ? Non, seul. Reste évasif sur les affaires comme il l’a été lors des rencontres précédentes.

" La délinquance, c’est quand on est violent, des bagarres. Dans la délinquance, on ne gagne pas d’argent, çà ne rapporte rien . La délinquance, c’est de la dégradation ou de la destruction gratuite"

Il n’est pas délinquant. Il ne fait pas de conneries pour le plaisir. "Il n’y a rien à faire à Lyon"
Il répète que c’était l’Italie mais cela aurait pu être un autre pays ; l’Allemagne. "L’Italie, c’est près…C’est rapide pour y aller…"

Parfois, il a passé des vacances en Italie, il a loué des maisons pour une semaine. Il y connaît des gens. Cet été, il y était, dans le sud et en Sicile. "Le Sud est différent du nord et différent de la France… Les mentalités sont différentes." J’essaie à plusieurs reprises de lui demander ce qui est différent. Il n’en dira rien. " Les gens là-bas sont aussi méfiants à l’égard des étrangers …Je dis cela parce que je ne suis pas de là-bas. Si j’y étais peut-être que ce serait comme la France pour moi… »

A Paris, il a beaucoup de famille. Là non plus pas de précisions sur ses relations familiales. Paris est aussi le lieu des affaires. Il ne passe pas par Lyon quand il rentre d’Italie mais il va directement à Paris.

Lyon, il n’aime pas cette ville. Il passe juste pour dormir de temps en temps. C’est son appartement car il paie le loyer mais il est au nom de sa sœur car on risquerait de tout lui prendre, pour la partie civile. Il n’a rien à son nom pour qu’on ne lui prenne rien.

Comme çà, il a un appartement qui l’attend à sa sortie. Il pourra y aller en sortant. Il peut y déposer ses affaires et partir. " quoiqu’il arrive, il a un lieu sûr".

C’était pareil quand il habitait la Majo." Ils appelaient çà un studio, c’était une chambre."

Il y passait aussi. Il y dormait rarement. Par contre là bas, les éducateurs lui demandaient où il dormait. La majo, c’était comme un squatt. Le loyer était si peu élevé. Il ne payait pas les charges. Actuellement, il prend tout en charge.

A la majo, il faisait des après-midi avec plusieurs personnes Dans son appartement ,il ne fait rentrer qu’un collègue ou une f…( inaudible. N’a jamais parlé de relations amoureuses si ce n’est pour dire qu’un jour il se mariera).

A la majo, les visiteurs auraient pu casser, ce n’était pas pareil. " Cela m’aurait énervé mais pas comme si c’était dans mon appartement…même si ma chambre était bien installée…Dans l’immeuble…mais peut-on appeler çà un immeuble, ils ne sont pas nombreux. Il est le plus jeune locataire. Les autres sont des vieux, à part une jeune fille, sa voisine de pallier…A la majo, il y avait toujours quelqu’un pour venir car il avait la télé et une console. "

Notes
351.

J Chasseguet – Smirgel, 1988, "La matrice archaïque de complexe d’Œdipe" in Les deux arbres du jardin, Paris, Edition des femmes, p 24.