Arbre généalogique

Taïr arrive au rendez-vous après un parloir- famille. Nous devions nous rencontrer plus tôt dans l’après–midi. Il me dit qu’il a une grande famille et qu’il a des parloirs le mercredi, jeudi et vendredi.

Il réintroduit la question de son rapport à l’autorité.

" Je me demande, par contre, si eux (le juge, la police) ont raison, c’est moi qui dois changer. Mais si c’est moi comment je fais pour qu’ils changent ? Qu’est – ce – que je fais ?

Dans les banlieues, on est comme en prison.La police, c’est la même, ce sont les mêmes ou ils réagissent de la même manière. Bien sûr que je réponds à la violence par la violence. Je vous ai raconté que je suis venu en prison pour avoir donné une claque à un agent qui venait de m’en donner une. Je suis agressif mais ils nous poussent.. ." ( il ne dit pas çà avec haine plutôt une sorte de constat, ce n’est pas le ton habituel d’une revendication de délinquants de banlieue, plutôt quelque chose de réfléchi). "Dehors, j’étais contrôlé souvent, 2 fois par jour. Je ne parle plus agressivement et je ne me sens pas pour cela impuissant …Je les nargue un peu J’ai compris, je suis plus malin qu’eux…"

Il admet dans un premier temps qu’il serait possible de trouver de la violence en lui, violence envers les forces de l’ordre. mais aussi l’éventualité que la violence soit de l’autre côté. On voit bien comment se joue ce rapport à l’autorité. Si je ne suis pas agressif, je les nargue, je les méprise…j’annule leur autorité…

Je lui propose de réaliser un arbre généalogique.

Il semble réticent : " Avant que je rencontre Mme F, (psychologue au bâtiment des mineurs) et Mr R (éducateur), j’ai eu des problèmes avec çà. Non, mais j’ai eu des problèmes avec ma famille."

Je n’en saurai pas plus dans ce premier temps sur cette réponse énigmatique.

Je donne les consignes, lui dis qu’il réalise sa représentation comme il le souhaite. Je rappelle qu’une famille est composée de tous les membres de la famille, de différentes générations, vivants ou décédés et écris quelques repères comme support à la réalisation de son graphique.

" Je veux bien essayer. On va faire court en fait."

Il note deux personnes non reliées entre elle puis lui et son frère. Une date de naissance sous Kheira, ne connaît pas exactement la date de naissance de son père, il est né sans doute en 17.Il dit d ‘emblée qu’il ne connaît pas non plus le nom de sa mère Je m’étonne de l’âge de ses parents. Il me laisse parler. Je lui demande si ses parents ont été mariés auparavant, s’il a des demi-frères ou sœurs du côté paternel ou maternel. Il me répond que non.
Sa mère est décédée en 1997.

"C’est ce qu’il y a de plus dur. Elle est morte quand j’étais en prison. J’ai été incarcéré une semaine pour un délit de rien du tout à côté de tout ce que j’avais fait auparavant". Il a supplié le procureur de le laisser en liberté car sa mère était hospitalisée. "Mais ils ont la manie de ne pas nous croire …" Elle est morte le jour même. Il avait refusé d’obtempérer en voiture.
"On est souvent mal compris."

Je l’interroge sur des oncles et tantes. Sa famille paternelle et maternelle vit en Algérie." Un jour, un type dans le couloir m’a dit qu’il était mon cousin, qu’il avait le même nom que moi. Je suis parti en courant. Je ne veux pas de cousin…. Je me sens bien tout seul.

J’ai toujours vécu avec eux…J’ai toujours eu des problèmes pour parler de ma famille. Ce sont des choses dont je n’ai pas parlé depuis Mme F.  Je ne vous ai pas menti mais je n’ai pas dit toute la vérité. Je ne veux pas vous mentir…Il y a des choses que j’ai réussies à mettre de côté, des choses normales mais qui sortent de l’ordinaire. Ma grand- mère, c’est ma vraie maman. Ma mère, c’est ma sœur. Il y en a plein là (il désigne l’espace entre ses grands – parents et son frère et lui) ce sont mes frères, ce sont mes oncles. …Je ne l’ai pas su tout de suite. C’est peu à peu que je m’en suis rendu compte…"

A quels signes ? Ne sait pas le dire.

"A 11 ans, ma sœur n’a pas voulu que je sorte…Je lui ai dit ce que j’avais à lui dire …

Je n’aurai jamais pu rêver mieux que ma grand–mère (le répétera plusieurs fois). On m’a un peu donné le choix parce que j’en avais deux. Il y en avait une qui m’a donné tout ce dont j’avais besoin."

Je lui dis quelques mots sur ce choix et sur l’autorité. "Ce ne sont pas les femmes qui représentent l’autorité chez moi, c’est mon grand frère. Il serait juste en dessous de mon papa, je ne fais pas de dessin. Tout le monde, c’est l’autorité. J’obéis à mon grand frère (frère biologique) parce qu’il est plus grand que moi."

L’autorité est une autorité masculine fondée sur le droit d’aînesse. Le père–grand–père n’est pas détenteur de l’autorité. Le père absent, un beau–frère ? " même pas un beau-frère  n’a pas non plus d’autorité. Je n’ai pas un grand–père mais un papa. Il m’a dit : mes enfants quand ils arrivent à un âge, ce ne sont plus mes enfants, ce sont mes amis."

Je lui demande s’il veut compléter son arbre généalogique. Pendant qu’on parlait, il a gribouillé sur la feuille des croix recouvertes d’étoiles, des flèches. Il tourne la feuille verticalement.

"Je ne le fais pas sur le même dessin". Il note maman et papa. "Je vais les appeler maman papa et frère et sœur. Je ne vais pas mettre leur nom. Pour ma sœur, je ne marque pas maman Ma sœur est née le 2.12.59 …ou le 3.12.59, je ne sais pas. Elle est chauffeur livreur…Non taxi".

Ce sera la seule pour laquelle il notera une date et une profession, les autres resteront anonymes. Par contre, il met en face un frère en s’appliquant à dessiner un triangle. Puis un frère, de l’autre côté une sœur, se trompe, dessine un triangle, corrige par un rond. Il note pour ce frère "sans boulot" et sous sa sœur "mère au foyer". Le dessin va en s’amenuisant, comme en disparaissant. En dessous du frère sans boulot, il y a un frère qui n’est plus inscrit, en face un autre frère, les flèches se poursuivent sans que l’on sache combien de personnes forment cette famille. Un des frères non inscrit est mort.

"J’ai abrégé. Je me suis fait une carapace par rapport à çà. Depuis 1994, je n’avais pas parlé de çà. Çà fait partie des choses qui ne sortent pas de la maison. Vous ne notez que ce qui est gras !!"

L’oncle- frère décédé a été tué par la police. Il roulait en mobylette et a refusé de s’arrêter. Il a reçu un talkie – walkie sur la tête et a fait une chute.

"On est ceux à éliminer : la mort, l’hôpital psy, la prison… Mais j’accepte çà car c’est Dieu qui l’a voulu. Le policier n’était qu’un instrument."

Qui habite à la maison ? Trois frères et sœurs sont mariés. Nous terminons l’entretien en négociant un rendez-vous la semaine suivante, tenant compte de ses nombreux parloirs.

En se levant, il prend son l’arbre généalogique. Je le sollicite pour le conserver. Il accepte de le laisser mais raye avec force son nom de famille : "Je n’aime pas laisser mon nom de famille comme çà…."