2.1.3.2.3. Perspective anthropologique

Plusieurs anthropologues ont récemment attiré notre attention sur la façon de vivre la paternité à différents moments du passé.

Dans la Rome antique, la figure du père incarne le pouvoir dans ce qu’il a de primordial. Le pater familias a droit de vie et de mort sur ses enfants. L’évolution de l’histoire souligne l’équivalence paternité = autorité. Le dogme de « l’infaillibilité paternelle » résistera pendant des siècles.

Au Moyen Age (Closson, 1996), la définition du (bon) père est donnée expressément dans l’encyclopédie de Barthélémy l’Anglais (manuscrit français du XVème siècle s’intitulant Livre des Propriétés des Choses). Elle révèle un amour paternel fondé sur le dévouement mais peut-être aussi un amour mal partagé, privilégiant si ce n’est toujours l’aîné, du moins un fils et un seul parmi toute sa descendance. Une volonté d’indivision à long terme du patrimoine familial n’est pas à écarter dans une pratique de ce type. Ainsi, « il ayme mieulx celui qui plus lui ressemble et le voit plus volontiers. Il donne robe à ses enfants et leur divise leur viande selon leur quantité. Il ne cesse d’acquerir heritages pour ses enfants, et quand il les a acquis, il les faut labourer diligemment pour les laisser à ses enfants en meilleur etat ». « Lorsqu’il est question de paternité, une place prépondérante est accordée aux fonctions socio-économiques du père, par contre la maternité est envisagée d’emblée comme donnée innée, universelle, soumise avant tout au substrat biologique des mécanismes de la fécondité » (Langevin, 1979).

Au cours du XVIIIème siècle, l’intention « d’enfermer » les femmes se renforce dans la mesure où la fonction maternelle prend de l’importance. L’enfant devient alors l’objet d’une attention croissante de la part des hommes cultivés. Les philosophes des Lumières s’émeuvent soudain de la mortalité infantile qui, jusque-là, était acceptée avec résignation - non pas avec indifférence - par soumission à la volonté divine. Les économistes soucieux de « la richesse des nations », les juristes, inventeurs du « droit naturel », et surtout les médecins, que le microscope et la dissection ont émancipé de l’autorité des Anciens et de la religion, tous décident que chaque enfant conçu doit pouvoir naître et vivre dans les meilleures conditions, car les soins qu’il reçoit tout petit déterminent la santé physique et morale de l’adulte qu’il deviendra. Ces soins dépendent d’abord de sa mère.

Au XIXème siècle, l’amour maternel, vu comme consécration totale de la mère à l’enfant, devient une valeur de civilisation et un code de bonne conduite. Il sera célébré avec lyrisme pendant tout ce siècle et cautionne la théorie des « deux sphères ». A l’homme la sphère publique, le travail professionnel, la gestion de la cité, à la femme la sphère privée, le travail domestique, la gestion du ménage, les tendres soins des corps et des cœurs. Le Code Napoléon (1804) et les usages de la société bourgeoise du XIXème siècle ont étroitement resserré cette dépendance de la femme. Le chef de famille est maître chez lui et un voile épais protège l’intimité de la vie et cache aussi certains abus de pouvoir.

Au cours du XXème siècle, l’Etat providence prend forme peu à peu et s’impose à côté du père comme cogestionnaire de la famille. Les allocations qu’il institue, particulièrement précoces et substantielles en France, où les hommes d’Etat voulaient enrayer la dénatalité, ont pour but d’obtenir que les couples se marient tôt, engendrent sans retard trois ou quatre enfants, la mère restant au foyer pour les élever, le père demeurant seul pourvoyeur des ressources, tant par son salaire que par les prestations y afférant. Le système semblait irréprochable. Pourtant, à partir du milieu du XXème siècle, parce que les femmes sortent de la vie privée, elles reçoivent partout des droits civils et politiques (les Françaises en 1944). L’accès à la pleine citoyenneté les invite à s’investir dans les affaires publiques au côté des hommes. Cet investissement est lent au début mais s’accélère à partir des années 70. Le rapport des femmes au travail change aussi. Cependant elles conservent la charge mentale et matérielle du ménage, elles découvrent les affres de la « double journée » faites à la fois de surmenage et de culpabilisation. A défaut d’obtenir des aménagements du travail, elles réduisent les naissances. La dépénalisation de la contraception, puis de l’avortement au cours des années 60 et 70 a permis partout en Europe cette maîtrise de la fécondité. Pour les femmes, participer à l’essor économique est devenu plus intéressant que d’assurer la reproduction de l’espèce. Les nouveaux médias, radio et télévision, ont facilité la prise de conscience collective de ce bouleversement des mœurs. Ainsi, que devient la place du père ?

Préoccupés par la dénatalité, le chômage, la délinquance et l’incivilité juvénile, les pouvoirs publics cherchent partout à réhabiliter la famille. Faute de pouvoir renvoyer les femmes à la maison, ils essaient d’aider les couples à « concilier » leur vie privée et leur vie professionnelle. Les solutions varient. Les pays du Nord de l’Europe, individualistes, privilégient les droits de l’enfant : ils développent à la fois des équipements collectifs d’accueil des petits et des congés parentaux - et non seulement maternels - rémunérés. Les pays du Sud protègent la famille et comptent sur les solidarités entre les générations. En Grande-Bretagne, en Allemagne, le travail des jeunes mères est encore très mal vu. En France, l’Etat a ébauché une « politique de l’enfant » au début des années 80 mais l’a ensuite jugée trop coûteuse ; il expérimente à présent des allocations ciblées, destinées soit à permettre aux jeunes parents (surtout aux mères mais l’on voit aussi quelques pères) de rester à la maison, soit à faciliter l’embauche de gardes d’enfants.

Mais la restauration de la vie privée ne relève pas seulement de mesures gouvernementales. Les pères commencent à regretter d’être trop souvent séparés de leurs enfants. Les mères fatiguées les appellent à un meilleur partage des soucis du maternage et de l’éducation. Des études récentes en anthropologie, sociologie, psychologie tendent à réhabiliter les travaux domestiques, à révéler leur dimension éducative et structurante. Le logis le plus modeste constitue un lieu d’identification et d’attachement pour ceux qui l’habitent. C’est aussi le cadre de relations privilégiées. La vie privée des femmes et aussi des hommes a quelque chance d’être bientôt réinventée.