2.2.3.1. La synchronie

Une règle temporelle essentielle de l’interaction est la synchronie. La définition de ce terme appartient au domaine de la linguistique (c’est le caractère des phénomènes linguistiques observés à un stade donné, indépendamment de leur évolution dans le temps, et le contraire en est la diachronie).

Les systèmes physiologiques fonctionnent comme des analyseurs de l’interaction. Ainsi, l’équilibre cardiaque et respiratoire, dans un organisme immature, est à la merci d’exigences autonomes. Le bébé doit devenir capable de réguler des systèmes physiologiques variés. Une fois que l’adulte nourricier a reconnu, intuitivement ou consciemment, ce système régulatoire, il peut aider le bébé à apprendre comment éveiller et détourner son attention. L’adulte doit adapter son comportement aux rythmes propres de l’enfant. En apprenant le « langage » du bébé, qui se traduit par ses états, son attention et son activité motrice, les parents peuvent synchroniser leurs propres états d’attention ou d’inattention avec ceux de l’enfant. Dans l’accomplissement de la synchronie, ce sont les parents qui font le premier pas. Une fois engagé dans la communication synchrone, le bébé peut découvrir que le parent est un être fiable et sensible, et il peut commencer à apporter sa contribution au dialogue. A travers la synchronie, les parents, en retour, font l’expérience de leur propre compétence.

Plusieurs auteurs ont étudié les synchronisateurs de l’interaction. Ce sont des éléments pragmatiques essentiels de la stratégie de l’inter-communication. La notion et le terme de synchronisation ont été proposés par Condon et Ogston (1966) puis précisés par Kendon (1972). Ainsi les fonctions de ces éléments sont :

  • soit « autosynchroniques » : ils concernent l’organisation individuelle,
  • soit « intersynchroniques » : ils concernent directement l’interaction.

On peut schématiquement classer ces fonctions en « phatiques », qui assurent le contact visuel (regard sur l’autre), le contact corporel (on touche l’autre), le contact verbal (on parle à l’autre). On peut aussi les classer en « self-adaptateurs » ou mouvements centrés sur soi. Ces derniers ont été décrits par plusieurs auteurs : mouvements centrés sur le corps (body focused movements) par Freedman et Hoffmann (1967), self-manipulation par Rosenfeld (1966), mouvements autistiques par Mahl (1961), comportement d’autocontact par Delannoy et Feyereisen (1973) et Feyereisen (1974, 1978). Pour Ekman et Friesen (1969), ces gestes auraient été au cours de l’enfance associés sous une forme plus complète à certaines situations émotionnelles. Ils réapparaîtraient chez l’adulte sous une forme atténuée dans des conditions rappelant le problème émotionnel primitif. Généralement ils ne reçoivent pas de feedback et l’interlocuteur feint de les ignorer, bien qu’il les perçoive et éventuellement en tienne compte. Les liens des self-adaptateurs avec leurs déclencheurs émotionnels, dans la mesure où ils résultent de l’histoire individuelle, sont évidemment idiosyncrasiques.

Feyereisen a montré que les comportements d’autocontact augmenteraient avec l’âge et avec la complexité des situations. Ils pourraient être utilisés comme signaux de perplexité et d’embarras et rempliraient ainsi, en partie, une fonction métacommunicative.

Des troubles dans les interactions peuvent survenir. Ainsi, des difficultés plus ou moins transitoires, des perturbations plus ou moins importantes peuvent survenir et troubler tant quantitativement que qualitativement les interactions entre le bébé et son entourage. Ces troubles peuvent être envisagés d’une part dans une perspective synchronique, étudiant la forme prise par l’interaction à un moment précis et, d’autre part, dans une perspective diachronique, c’est-à-dire lors du déroulement temporel prolongé de l’interaction et de son évolution.

Dans la perspective synchronique, Stern (1983) notamment, mais aussi d’autres auteurs, ont pu décrire trois grands types de perturbations de l’interaction ou dysfonctionnements interactifs précoces, quelles que soient les situations qui peuvent les engendrer : l’excès de stimulations, le manque de stimulations ou leur caractère paradoxal. De nombreux travaux ont souligné le fait que la notion d’excès ou à l’inverse d’insuffisance de stimulations au sein du couple mère-bébé est à relier au niveau des stimulations que la mère adresse au bébé, compte tenu des capacités d’attention, de la « soif » pour les échanges manifestés par celui-ci. Ainsi, un même niveau de stimulation peut convenir à un nourrisson donné et constituer un excès de stimulation pour un autre dont le seuil de perception ou de tolérance est bas et qui va se montrer hyperexcitable. A l'inverse, il constitue une hypostimulation chez un nourrisson plus calme qui a besoin de beaucoup de stimulation. C’est bien souligner que le caractère excessif ou insuffisant des stimulations peut provenir de la mère (« énergique » ou « hyperenthousiaste », ou manifestant une « hypersollicitation anxieuse » ou à l’inverse déprimée ou ayant des comportements d’évitement phobiques ou bien délaissant l’enfant) ou être lié au bébé (hypersensibilité innée ou à l’inverse hyporéactivité de celui-ci, faiblesse et flou de ses signaux).

Si l’on envisage les interactions dans une perspective diachronique, tout au long de l’évolution, différentes modalités évolutives (Mazet & Stoleru, 1988) ont été repérées : la stabilité du mode interactif, le caractère de fixation et régression des patterns interactifs, ou bien l’aspect oscillant des perturbations de l’interaction, passant par exemple par des périodes d’hypostimulations alternant avec des périodes d’hyperstimulations, ou bien encore une incohérence du mode évolutif, ces deux dernières modalités évolutives se retrouvant plus particulièrement au cours de difficultés psychiques ou de troubles psychopathologiques maternels. Si Stern (1981) parle de « faux pas dans la danse », Field (1987) parle plutôt d’interactions dysharmonieuses, Fivaz (1987) d’alliances et mésalliances entre le bébé et son environnement, Mazet et Stoleru de dysfonctionnements interactifs précoces.

Pour notre recherche, nous situerons notre approche sur l’axe synchronique. Mais l’axe diachronique avec l’approche du modèle de l’épigenèse interactionnelle de Cosnier (1980) est intéressante. Selon ce modèle, la révélation de la compétence du nourrisson et son organisation performantielle sont modalisés par les activités maternelles (et bien sûr des autres êtres humains qui l’entourent). Ces activités sont elles-mêmes induites par les performances infantiles. En accord avec sa compétence, l’enfant reçoit et émet des signaux qui vont à leur tour provoquer et organiser les réactions de la mère, lesquelles vont provoquer et organiser les réactions de l’enfant et induire la progression maturative de sa compétence, etc. Ainsi se formalise la « spirale transactionnelle » des échanges entre parents et bébé.