2.2.3.7. La fonction du regard dans l’interaction

Ajuriaguerra (1969), au colloque de l’Inserm sur le problème de l’activité visuelle du nouveau-né, a abordé « la fonction du regard ». Elle a proposé de faire une distinction entre « regard-vision » et « regard-sortilège ». Ainsi, le « regard-vision » concerne tous les aspects perceptifs liés au développement de l’activité visuelle. Il a donné lieu aux travaux les plus nombreux des chercheurs expérimentalistes, soucieux de connaître « les capacités sensorielles du nourrisson et les lois d’organisation de la perception visuelle ». Le « regard-sortilège » est d’un tout autre domaine puisqu’il s’agit déjà d’une activité de relation. On considère alors que l’on est dans le domaine de l’interaction : le regard de l’autre exerce une sorte d’emprise et on constate l’existence de phénomènes tels que la captation, l’appel ou la fuite du regard. Or, ces deux fonctions de vision sont intimement liées dès la naissance, comme le prouve la présence d’une forte aimantation par le regard du nouveau-né de celui de sa mère.

Si nous revenons à la première semaine de vie, nous nous apercevons que la plus ou moins grande activité visuelle de l'enfant ne prend tout son sens qu'en fonction de la valorisation que la mère lui accorde. Or, le regard de l’enfant apparaît extrêmement important, comme le montrent les gratifications que semble apporter un bébé éveillé, les efforts pour réveiller un nouveau-né endormi et l’inquiétude qui est exprimée devant sa trop grande somnolence. Ainsi, pour certaines mères, l’activité oculaire est aussi un signe vital. L’enfant qui ouvre peu les yeux, de même que celui qui ne crie pas assez, est souvent source d’inquiétude. A contrario, une grande activité oculaire de l’enfant peut être perçue comme signe d’intelligence. Un enfant « éveillé » est celui qui, par son intérêt précoce pour le monde et son environnement, manifeste des dispositions particulièrement prometteuses sur le plan de son développement futur. Et les jeunes mères, souvent soucieuses de s’assurer de la « normalité » de leur enfant, accordent en tant que telle, une grande importance aux signes visuels précoces.

Robson (1967) a étudié de manière très approfondie la communication par le regard mutuel. Ainsi, le contact œil à œil dépasse le simple cadre de la fixation réciproque et constitue le moteur de ces interactions précoces où la mère, attentive et émue, fait connaissance avec l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. Le regard du nouveau-né déclenche des conduites de recherche d’échanges où se mêlent les stimulations verbales, mimiques, tactiles et posturo-kinesthésiques, le tout constituant les modalités de la communication qui vont prendre une importance plus grande ultérieurement. Au cours d’entretiens avec une cinquantaine de mères primipares très souvent, les propos recueillis durant les premières semaines sont que le nouveau-né reste quelque peu un « étranger » aux yeux de sa mère ; il y a une certaine distance persistant entre elle et son bébé. Quand on recherche le moment où la mère a éprouvé de l’amour pour la première fois, le moment où il est devenu une personne pour elle, la réponse à ces questions implique souvent le fait que le bébé regarde, comme s’il les connaissait, certains objets de son environnement. Un petit nombre de mères dit spécifiquement que le regard mutuel est à l’origine de sentiments positifs intenses. Ces sentiments sont liés au fait d’être « reconnue » d’une manière hautement personnelle et intime. Ainsi, le regard mutuel est – et restera pendant toute la vie – l’un des modes principaux de communication non-verbale.

Brossard (1992) a accordé un intérêt particulier à la fonction du regard. Il a montré l’importance de ce comportement tant sur le plan du développement des compétences communicatives des jeunes enfants que celui de la gestion des rapports interindividuels chez l’adulte.

Comme le bébé parvient à un équilibre intérieur, puis va de l’avant pour expérimenter l’attente et le plaisir à l’intérieur d’une relation sûre, prévisible, il commence à découvrir les capacités d’émotion et de cognition dont il est doué. A mesure qu’il apprend à solliciter les adultes qui l’entourent puis à leur répondre, il fait l’expérience des gratifications de la communication. Ainsi, le bébé devient capable de se recharger dans deux sortes d’énergie : intérieure et extérieure. Il commence à intérioriser les contrôles qui sont nécessaires pour expérimenter l’émotion, mais il apprend aussi ce qu’il faut pour provoquer des réponses émotionnelles chez les autres. On peut dire que la communication mère-enfant constitue une construction progressive.