2.2.4. Interactions et développement cognitif

De très nombreuses recherches insistent sur l’importance des interactions pour le développement cognitif de l’enfant : les interactions engagées avec des tuteurs adultes (Vygotsky, 1935 ; Rogoff, Mosier, Mistry & Cöncü, 1993), mais aussi avec des pairs (Morrisson & Kuhn, 1993 ; Perner, Ruffmann & Leekam, 1994) jouent un rôle important dans le développement de l’enfant dans un contexte de relations humaines au niveau de complexité croissant où l’autre (la mère, le père, les frères et sœurs, les pairs, etc.) agit à la fois sur la motivation à apprendre, sur la signification des apprentissages pour l’enfant, sur sa réalisation (processus et performance), et sur son contrôle (Beaudichon, Verba & Winnykamen, 1988).

L’ensemble de ces travaux a insisté sur la base sociale des progrès cognitifs (d’acquisitions de connaissances et de savoir-faire, de résolution de problèmes, etc.). Ils ont souligné, avant une étape d’intériorisation ou d’appropriation individuelle des fonctions (langage, capacité à résoudre des problèmes physiques et sociaux), l’existence d’une étape sociale des fonctions psychologiques : actions partagées, échanges, routines sociales, jeux répétitifs à scénario identique, « formats » par lesquels l’adulte tente d’interpréter le comportement de l’enfant et à « standardiser » en partie l’action conjointe (Bruner, 1983).

Tourrette (1999), dans son article, s’intéresse à la manière dont l’enfant se développe dans son apprentissage du monde, dans les interactions sociales et la communication avec l’adulte. Ainsi elle nous présente l’enfant dont l’attention au début de sa vie est focalisée sur les face-à-face sociaux, et qui, au fur et à mesure de son avancée en âge, se tourne de plus en plus vers le monde extérieur. Il devient très absorbé par l’exploration des objets et regarde moins souvent les personnes. Vers six mois, il peut suivre la ligne du regard de l’adulte et, vers la fin de la première année, il devient capable de suivre le regard ou le geste orienté vers un objet puis revenir sur la personne pour chercher à vérifier la cible continue de son attention. Il comprend progressivement la signification du geste de pointage de l’adulte : à la fin de la première année, il peut regarder dans la direction générale indiquée, mais il faut attendre 15 mois pour que son regard atteigne la cible indiquée et 18 mois si elle est éloignée (Morissette, Ricard & Gouin-Decarie, 1995). Dans le deuxième semestre de la première année, il coordonne de plus en plus ses centres d’intérêts (objets physiques et objets sociaux) en quêtant des approbations, en attirant l’attention de l’adulte sur ce qu’il fait, en montrant ce qu’il a dans la main, en offrant les objets. Pour Harding (1982), l’émergence de l’intention communicative relève simultanément des facteurs cognitifs (instrumentalité causale) et sociaux (en particulier la conventionnalisation des échanges). En même temps, l’enfant découvre l’intentionnalité de l’autre. Ainsi, cette construction progressive s’élabore au cours des interactions sociales, intégrant des éléments de l’environnement. Cette découverte de l’intentionnalité de l’autre a amené les chercheurs à élaborer une théorie de l’esprit. C’est un terme qui renvoie aux capacités socio-cognitives de l’enfant et aux états mentaux, de soi-même et d’autrui (Premack & Woodruff, 1978). Le sujet devient capable de penser que l’autre pense lui aussi ; il lui impute donc des états mentaux à partir desquels il pourra faire des prédictions sur son comportement. Ces états mentaux d’autrui, au début confondus avec les siens, pourront progressivement être perçus par l’enfant comme étant parfois différents des siens. Il prend ainsi conscience de ses propres états mentaux. Cette élaboration se fait de façon concomitante et contribue à la construction de la connaissance de soi par la construction de la connaissance de l’autre.

Baron-Cohen (1990) rejoint les théoriciens des actes de langage en affirmant qu’une attention conjointe puis une théorie de l’esprit sont essentielles à la communication à la fois verbale et non verbale. Pour être en accord avec le contexte social et respecter les règles pragmatiques de la communication, chaque partenaire doit tenir compte des connaissances et des présupposés de l’autre, ainsi que de ses intentions. Si ce n’était pas le cas, la communication se trouverait compromise. C’est ce qui se passe avec les autistes. Comprendre que les personnes éprouvent et génèrent des pensées, des croyances ou des sentiments est indispensable à la compréhension des relations humaines et à la différenciation du vrai et du faux, du désir et de la réalité, du monde extérieur et du monde intérieur… On peut ainsi affirmer que le développement des capacités communicatives est le témoin de cette construction sociale et cognitive.

Dans notre recherche, nous nous sommes intéressés à la communication adultes-enfants déficients visuels. Un handicap sensoriel devrait entraver le développement communicatif de l’enfant. Les recherches font état de difficultés pour l’enfant aveugle à établir une attention conjointe préverbale avec l’adulte. Celle-ci doit s’établir avec le support des autres modalités sensorielles. Ainsi, des professionnels ont réfléchi aux conditions qui pourraient favoriser l’émergence de ces savoir-faire (Souriau, 1997). Ils ont montré comment on pouvait effectivement construire des structures communicatives pré-verbales en utilisant les procédures naturelles basées sur les canaux senroriels et perceptifs disponibles : le toucher, le souffle, ainsi que les possibilités sensorielles résiduelles (vision et/ou audition). Un des objectifs de cette perspective a été d’essayer d’amener l’enfant à un niveau d’intersubjectivité secondaire (par l’introduction d’objets extérieurs dans la relation dyadique, alors transformée en relation triadique favorable à l’attention conjointe). Ces adultes, qui doivent être particulièrement sensibles aux états émotionnels de l’enfant, doivent saisir les initiatives motrices de l’enfant comme support de la communication en utilisant l’imitation immédiate pour établir un format communicatif. Ces enfants ont alors appris à initier un épisode communicatif, à le maintenir et à intégrer des structures d’alternance de tours de parole. Ils arrivent à proposer des thèmes de jeu comme support de l’interaction et développent un sentiment de compétence dans le contrôle de la communication.

Si le développement cognitif de l’enfant tire profit des interactions avec son partenaire, on peut s’attendre à ce que certaines interactions soient plus profitables pour l’enfant que d’autres, ou encore que certaines attitudes du partenaire accroissent le profit que l’enfant puisse tirer de l’interaction. Il en est ainsi de l’ajustement (responsiveness) du tuteur.

L’influence de l’ajustement parental sur le développement cognitif de l’enfant a été souvent établie (Bornstein, 1989 ; Findji & Ruel, 1992). Est dite ajustée une modification du comportement maternel qui est en relation avec le comportement de l’enfant, lien de « contingence » (Symonds & Moran, 1987). Cette réponse doit être rapide, adéquate et fournie régulièrement, que l’aide soit spontanée ou bien une réponse à la demande de l’enfant (par exemple, un enfant regarde et tend les bras vers un objet. Sa mère le lui donne). L’enfant ainsi soutenu dans ses prises d’initiatives tente des activités nouvelles et construit de nouveaux schèmes d’action.

L’aide que le partenaire apporte, soit de manière implicite, en s’ajustant « naturellement », soit de manière explicite, quand l’adulte se donne le rôle de tuteur, est modulable, et de nombreuses études ont souligné l’importance, pour la réussite de la tâche par l’enfant, d’une aide adaptée à son niveau de compréhension. Cette analyse des interactions profitables s’est trouvée renforcée par des références croissantes aux travaux de Vygotsky (1935, 1956) s’opposant à réduire le développement de l’enfant au seul développement individuel « actuel » (performance de l’enfant seul), et à son concept de « zone de développement proximal ». Dans cette perspective, les aides et les stratégies parentales ont été fréquemment examinées dans des situations interactives de résolution de problème.

Wood et Middleton (1975) ont mis en évidence que certaines mères, dans leurs conduites d’aide au cours d’un jeu de construction, recherchaient davantage que d’autres la « zone de sensibilité aux instructions » de l’enfant, ce qui facilitait ensuite la réalisation de la tâche pour l’enfant seul. Citons, à ce propos, les synthèses sur les caractéristiques d’un « tuteur efficace » (Wood, Bruner & Ross, 1976) : l’interaction sociale et cognitive se réaliserait à travers un processus « d’étayage » (scaffolding) qui implique de la part du tuteur l’enrôlement des deux partenaires dans la tâche, la simplification de cette tâche (en laissant faire à l’apprenant les « sous-routines » qu’il peut réaliser), l’aide à la motivation, l’apport de critiques, le contrôle des frustrations, les démonstrations, et aussi la présence d’une théorie implicite des actes nécessaires pour réaliser la tâche et d’une théorie des caractéristiques du mode de réalisation de l’apprenant.

Enfin, les pratiques parentales orientées vers la recherche de ces potentialités de développement, qui permettent d’amener l’enfant vers ce qu’il ne saurait atteindre lui-même seul, joueraient également un rôle favorable sur le développement métacognitif concernant la compréhension par l’enfant des moyens lui permettant d’évaluer ses acquisitions en matière de mémorisation et de communication (Bouffard-Bouchard & Gagne-Dupuis, 1994).

Ainsi, les interactions sont-elles d’une grande efficacité pour le développement cognitif de l’enfant mais ces interactions sont-elles semblables avec la mère ou avec le père ?