2.2.5. Différences entre interaction maternelle et interaction paternelle

Même lorsque le père et la mère partagent les mêmes tâches de nursing (qu’il s’agisse de partage dans la simultanéité ou dans la succession), ils ne se comportent pas de la même façon à l’égard de l’enfant : l’organisation spatiale, l’intensité énergétique, le rythme de leur activité… présentent des différences objectivables qui sont accompagnées, au moment où on les observe, de différences dans le comportement de l’enfant. Dans cet axe différentiel, on dispose sur ce thème de données nettement convergentes.

Le Camus (1989), dans son ouvrage, cite l’une des premières études sur cette question. Lamb (1977) s’est proposé de mettre en évidence les différences qualitatives entre interaction maternelle et interaction paternelle au cours de la première année de la vie. A la fin, il a observé vingt sujets (dix garçons et dix filles) appartenant à des milieux socio-professionnels variés et de race blanche : l’observation a eu lieu au domicile familial, quand les deux parents étaient présents et elle a duré de une à deux heures à chaque fois (deux visites pour chaque enfant à l’âge de 7 et 8 mois, deux visites pour chaque enfant à l’âge de 12 et 13 mois). Les principaux résultats de cette recherche ont montré que les enfants se sont comportés plus positivement dans le jeu père-enfant bien qu’il y eût peu de différences dans les types de jeu initiés par les parents. Les mères ont pris leurs enfants, le plus souvent, pour engager des fonctions de soins, tandis que les pères les ont pris plus souvent pour jouer.

Les recherches de Clarke-Stewart (1978) vont dans le même sens. L’observation a porté cette fois sur quatorze enfants (sept garçons et sept filles), à raison de six séances à domicile : trois lorsque le père et la mère étaient présents, trois lorsque la mère seule se trouvait avec son enfant. Les visites ont eu lieu aux âges de 15, 20 et 30 mois. Des évaluations de la compétence intellectuelle ont été réalisées à ces trois âges.

Pour résumer, on peut dire que les indices mesurant le comportement d’attachement à l’âge de 20 mois ne faisaient pas apparaître d’écart significatif entre la mère et le père et que parmi les composantes du comportement d’affiliation, seule la composante ludique pouvait être remarquée comme indice de démarcation : à cet âge (et plus encore à 30 mois), les enfants répondaient plus volontiers aux jeux initiés par le père qu’à ceux initiés par la mère.

Du côté des parents, l’auteur a surtout noté des différences à l’intérieur du jeu : « les mères ont utilisé des activités non sociales et intellectuelles, tandis que les pères ont sélectionné celles qui étaient sociales et physiques ». En clair, le jeu paternel est relativement plus bref en durée et plus propre à faire émerger un engagement physique, non médiatisé par des jouets.

Belsky (1979) a prolongé cette recherche en sélectionnant quarante familles de la classe moyenne disposées à recevoir l’observateur à domicile. L’échantillon comptait vingt-quatre garçons et seize filles ; l’âge des enfants au moment de l’étude était de 15 mois. Deux visites ont été organisées à des jours de semaine séparés et pour une durée de deux heures à chaque fois. Les situations retenues permettaient de prendre en considération l’interaction mère-enfant (père non présent), l’interaction père-enfant (mère non présente), l’interaction des deux parents réunis avec l’enfant.

Dans cette recherche, on peut retenir que l’analyse a révélé plus de similarités que de différences entre le comportement maternel et le comportement paternel, en dehors des préférences pour l’interaction avec l’enfant de même sexe et un parentage plus actif quand le parent est seul avec l’enfant plutôt qu’en présence du conjoint.

Le comportement de l’enfant est, de façon semblable, influencé par la situation sociale, avec plus de comportement social dirigé vers chaque parent « en situation dyadique » qu’en situation triadique. L’incidence du sexe biologique des partenaires et celle de la complexité de la situation se révèlent ici comme des facteurs assez déterminants.

Un peu plus tard, Yogman (1981) a permis de gagner en précision en focalisant son attention sur la situation de jeu, telle qu’on peut l’observer en laboratoire, chez des enfants âgés de quelques mois. Cette étude longitudinale a porté sur six bébés (trois garçons et trois filles) pour qui la mère était le caregiver (le terme est conservé en anglais car la traduction française n’est pas conforme au sens) principal. Dans ce jeu de face-à-face, aucun jouet n’était disponible et seules les capacités sociales des participants étaient sollicitées. L’interaction a été filmée à l’aide de deux caméras à neuf reprises (aux âges de 4, 6, 8, 10, 12, 14, 16, 20 et 24 semaines) à raison de deux minutes à chaque fois (plus précisément deux séquences d’une minute séparées par un intervalle de trente secondes au cours duquel on changeait le parent partenaire). Sept catégories de jeu ont été répertoriées : tactile, mouvement de membres, mouvement de membres conventionnel, visuel, visuel conventionnel, combiné et pur verbal.

Les résultats obtenus sont :

Selon Yogman, les jeux maternels à prédominance distale faciliteraient « l’établissement et la consolidation des règles de l’échange qui constituent des habiletés sociales de base et qui facilitent ultérieurement le développement du langage » ; les jeux paternels à prédominance proximale encourageraient « l’intérêt de l’enfant pour des stimuli nouveaux » et faciliteraient « les formes alternées de jeu social ».

A peu près à la même époque, Peters et Stewart (1981) ont entrepris une « étude naturalistique » du comportement paternel en observant discrètement 253 triades (mère-père-enfant) dans un espace commercial. L’échantillon comprenait 127 garçons et 126 filles âgés de moins de 5 ans. Les auteurs voulaient savoir, en particulier, si la nature des interactions père-enfant dépendait de la présence de la mère, de l’âge et du sexe des enfants. Il ressort pour l’essentiel que les réponses actives des pères aux demandes des enfants peuvent être catégorisées dans 91 % du temps comme des comportements instrumentaux ou des comportements de contrôle et seulement dans 9 % du temps comme des comportements affectueux ou expressifs : les auteurs estiment que cette prévalence est à mettre en rapport avec le désir d’adopter une conduite conforme aux définitions traditionnelles du rôle du sexe ;

les interactions père-enfant sont plus fréquentes quand la mère est absente ; le « pattern » de comportement n’est pas affecté par la présence de la mère, ni par l’âge de l’enfant ; par contre, le « pattern » de comportement est influencé par le sexe de l’enfant : par exemple, les pères étaient plus tolérants pour la recherche d’affection ou le manquement à la règle dans le cas où ils avaient affaire à des filles. Là aussi, l’influence du facteur « sexe de l’enfant » mérite d’être retenue.

En 1982, Lamb a tenté d’évaluer la part respective du sexe biologique et du sexe socio-culturel dans le déterminisme du comportement parental en comparant des couples traditionnels et des couples non traditionnels (père nourricier) en relation avec leurs enfants âgés de 8 mois. Il semble ressortir nettement de cette étude que le « sexe biologique a une influence plus importante que l’engagement de l’individu dans le “caretaking ” ou que son rôle de sexe » : « les styles d’interaction maternel et paternel ne sont pas simplement des artefacts des rôles parentaux habituels »… « et ils ne sont pas facilement transformés par les changements qui apparaissent dans les rôles parentaux traditionnels ».

C’est le même auteur qui, dans une revue de la littérature américaine des douze dernières années, énonçait la règle la moins contestée : « l’interaction mère-enfant est dominée par le “caretaking ” et l’interaction père-enfant est caractérisée par le jeu » (Lamb, 1985).

Les recherches plus récentes analysent le rôle du père dans les interactions ludiques, le langage, le développement social et cognitif. En ce qui concerne les interactions ludiques, plusieurs travaux cités par Labrell (1995) et Le Camus (1995) montrent que les pères jouent proportionnellement plus avec leurs jeunes enfants que les mères, que les jeux sont de type différent comme cela était déjà montré dans les recherches précédentes, et que les jeux des mères sont davantage centrés sur les objets. Ces jeux sont en règle générale effectués à distance et nécessitent le maintien de l’attention visuelle tandis que les jeux avec le père sont plus physiques, plus actifs et en contact direct avec le corps de l’enfant. Il s’agit de jeux où le niveau d’excitation est plus élevé comme les chatouilles, les bagarres, les lancers en l’air, les simulations de chute.

Les auteurs notent également des différences dans les jeux selon le sexe de l’enfant, les bagarres étant par exemple le plus souvent effectuées avec les garçons qu’avec les filles.

Les travaux de Guidetti, Lallemand et Morel (1997) ont porté sur l’incidence du père dans le développement du langage, en comparant d’un côté les caractéristiques des discours paternels et maternels adressés à l’enfant, et en analysant de l’autre la part de l’enfant dans les échanges quand il est en interaction avec son père ou sa mère. On observe d’abord que :

En ce qui concerne la part des enfants dans les échanges, la synthèse réalisée par Marcos (1998) montre qu’ils ont tendance à reformuler leurs messages envers leur mère qui les comprend mieux et à clore l’échange avec le père. De plus, les reformulations diffèrent en interaction avec leur mère. Les enfants ont tendance à modifier leur message initial alors qu’ils ont tendance à le répéter avec leur père. L’enfant adapterait donc ses conduites en fonction des attentes qu’il a pu former à travers son expérience des routines interactives. Ainsi, il apparaîtrait qu’à partir de 15-18 mois, « les conduites des enfants sont guidées par des connaissances élaborées au cours de leur expériences communicatives avec les deux parents » (Marcos, 1998). Cet ajustement se manifeste dans l’utilisation différenciée des catégories d’actes de langage, notamment des « directifs » (tentatives du locuteur de faire réaliser quelque chose à l’auditeur) et des « expressifs » (qui visent à faire connaître un état psychologique et concernent le locuteur ou l’auditeur). En observant des enfants âgés de 20 à 23 mois, Marcos a montré que, dans les situations de jeu avec objet, les demandes d’action sont relativement plus nombreuses chez les pères que chez les mères. A leur tour, les enfants adressent proportionnellement plus de demandes d’action au père qu’à la mère. En revanche, la communication avec la mère se caractérise par la production d’expressifs. Dès la seconde année, l’enfant locuteur se montre capable de tenir compte des caractéristiques de chacun des deux parents.

En ce qui concerne le développement social, Zaouche-Gaudron et Le Camus (1996) étudient les effets de la différentiation paternelle (le rôle distinct du père vis-à-vis de l’autorité et de la formulation des interdits) sur la subjectivation d’enfants âgés de 9 mois observés au cours d’interactions ludiques, de situations de séparation et d’interaction avec un pair. La subjectivation est dans cette étude définie comme la construction de l’individuation et de la socialisation. Chez les pères différenciés, ceux qui mettent en avant l’autorité mais aussi l’ouverture au monde extérieur, on observe des tendances à soutenir l’intérêt de l’enfant et à répondre à ses demandes. Les enfants de pères différenciés peuvent gérer plus facilement la séparation, ce qui leur permettrait d’accéder plus facilement à la distinction moi-autrui. Ces enfants sont plus indépendants et explorent davantage l’environnement. Un père différencié favoriserait donc le processus de séparation et d’individuation, la compréhension du monde social, animé ou non. La différenciation paternelle pourrait également jouer un rôle en favorisant l’accès à l’identité sexuée, les enfants de pères différenciés acquerraient des comportements plus stéréotypés vis-à-vis des jouets dans le choix, la manipulation et dans le temps passé à explorer des jouets conformes à leur sexe.

Labrell (1995) analyse de manière plus générale des différences entre les interactions paternelles et maternelles en termes de « pontage », notion proposée par Gleason (1981) à propos du développement du langage et étendue par Labrell au développement cognitif. Les pères auraient pour fonction d’insérer l’enfant dans les relations avec l’environnement extérieur ; ils serviraient de « pont » entre l’univers maternel familier et sécurisant et l’univers extérieur nouveau et déstabilisant puisque moins familier. Selon cet auteur, quatre notions caractérisent le « pontage » : l’autonomisation, le partenariat, le défi et la nouveauté. Les conduites visant à rendre l’enfant plus autonome seraient plus fréquentes dans les interactions paternelles que maternelles, par exemple quand il s’agit de problèmes à résoudre comme dans des jeux de construction. Par ailleurs, le père est un partenaire de jeu privilégié de l’enfant ; ils jouent ensemble à des jeux où leurs statuts sont symétriques. Une autre caractéristique des interactions paternelles est la mise au défi ; en effet, le père déstabilise l’enfant tant sur un plan cognitif qu’émotionnel, en particulier en taquinant l’enfant, conduite typiquement paternelle, en lui enlevant par exemple un objet qu’il désire. L’enfant est donc mis ainsi dans des situations non confortables où il doit apprendre à gérer la frustration. Enfin, dans la mesure où les stimulations paternelles sont déstabilisantes, elles fournissent une nouvelle façon d’interagir avec l’enfant et remettent en question les règles posées au cours des routines quotidiennes. « La nouveauté relève du pontage dans la mesure où celle-ci permet une ouverture au monde en termes de modification des structures cognitives existantes : face à une stimulation nouvelle, l’enfant doit mettre en œuvre un type particulier de traitement qui relève de l’accommodation » ; on retrouve ici le fait, déjà évoqué à partir du modèle piagétien (Piaget & Inhelder, 1968), que l’existence de régularité et perturbations sont toutes deux nécessaires aux progrès du développement cognitif. Ces spécificités des comportements paternels seraient d’autant plus marquées en fonction du sexe de l’enfant, ainsi les conduites de partenariat seraient plus fréquentes quand le bébé est un garçon.

Sur la base de cet ensemble de données, on peut conclure avec Yogman (1985) : « les études menées sur les relations entre père et nouveau-né au cours des six premiers mois de la vie vérifient l’hypothèse selon laquelle les pères ont toutes les capacités pour interagir socialement et avec sensibilité avec le nourrisson… Les études consacrées à la période suivante (6-24 mois)… débouchent sur la conclusion indiscutable que les enfants sont aussi attachés au père qu’à la mère »… L’observation en milieu naturel, à la maison, montre toutefois « que la mère est de loin le principal partenaire du tout-petit en termes de temps passé… Indépendamment de la quantité de temps qu’il consacre à l’enfant, le père tend à jouer avec le tout-petit plus que la mère et les jeux paternels sont en général plus stimulants, plus vigoureux, plus excitants et plus perturbateurs pour le bébé… ».

Cette série d’affirmations résume assez bien les apports de la recherche de cette dernière décennie sur ce thème des ressemblances et des différences entre comportement paternel et comportement maternel à l’égard du jeune enfant. Ainsi, les interactions père-enfant, mère-enfant étant différentes lorsque l’enfant est « standard », qu’en est-il lorsque l’enfant est porteur de déficit et plus spécialement de déficit visuel ?