2.3.1. La découverte et l’annonce du déficit

Cette étape est lourde de conséquences pratiques et psychologiques. Elle engage l’avenir de l’enfant et de ses parents. Certains déficits sont reconnus dès la naissance et la prise en charge est organisée d’emblée. Mais de nombreux déficits apparaissent au bout de quelques mois, parfois à la fin de la première année et souvent beaucoup plus tard. L’établissement du diagnostic prend un temps important au cours duquel l’angoisse saisit les parents qui ne savent pas sur qui s’appuyer et ce qu’il faut croire des informations fragmentaires qu’ils reçoivent. L’annonce du déficit est toujours une circonstance dramatique. C’est une banalité de dire que la cécité, comme tout handicap, provoque chez les parents un traumatisme, une blessure narcissique qui va profondément imprégner la relation parent-enfant et d’abord le processus d’attachement. Les réactions à cette situation sont éminemment personnelles : chaque personne va affronter cette situation avec sa personnalité, ses représentations, son histoire. Cependant, tous les parents s’accordent sur l’arrêt brutal du déroulement du temps à cet instant qui scellera une rupture entre « l’avant » et « l’après ». Selon les cas, l’annonce se produit avant la naissance de l’enfant, au moment de sa naissance ou plus tard. En effet, le diagnostic anté-natal provoque une interruption dans l’élaboration fantasmatique de la grossesse. Ils doivent se préparer au choix très difficile entre le renoncement à l’enfant en recourant à l’interruption de grossesse ou l’acceptation d’un enfant différent. Un accompagnement psychologique des parents est indispensable pour les aider à faire face à cette confrontation entre leurs attentes et la réalité, entre l’enfant imaginaire et l’enfant à naître, qui génère blessures narcissiques et sentiments de culpabilité (Guidetti & Tourrette, 1996).

Tourrette (2001), dans son ouvrage, aborde cette question de l’annonce du déficit. Ainsi, l’annonce néonatale est le plus souvent celle qui a un effet traumatique le plus marqué (Misès, Perron & Salbreux, 1994 ; Roy, 1995) tant est forte la violence des émotions, tant est grande la distance entre la représentation que se faisaient les parents de ce moment si attendu et le chaos dans lequel cette révélation va les plonger.

Même si les réactions des parents prennent des formes diverses en fonction des circonstances et de leurs personnalités, elles peuvent présenter des points communs dans leurs manifestation et leur évolution. Certains auteurs (Barat & al., 1985 ; Mettey, 1996 ; Dumaret & Rosset, 1996 ; Bensoussan, 1989) distinguent plusieurs périodes dans l’évolution des réactions parentales correspondant au travail psychique qui s’apparente au travail de deuil, non pas deuil de l’enfant mais deuil des représentations de cet enfant.

C’est ainsi que Mettey (1996) se réfère explicitement au modèle de Kübler-Ross décrivant les cinq étapes dans les « réactions à l’annonce de l’inéluctable » (la mort annoncée) qu’il applique à l’annonce du handicap :

  1. L’état de choc ou de sidération (les parents sont « pétrifiés ») qui peut s’accompagner de déni de la réalité.
  2. La colère : celle-ci permet d’extérioriser l’agressivité en la projetant sur des personnes (médecins, famille, soi-même) et s’accompagne souvent de la recherche de la responsabilité de cet événement engendrant selon les cas agressivité ou culpabilité et éventuellement rejet de l’enfant.
  3. La transaction où l’on accepte un diagnostic mais non un pronostic, et qui s’accompagne de contradictions entre la prise de conscience de la réalité du handicap et la non-prise en compte de ses conséquences.
  4. La résignation-dépression : tout en se résignant, la personne se replie sur elle-même, sur sa douleur et se coupe des autres.
  5. L’acceptation-réconciliation où, après la mise en œuvre de mécanismes d’adaptation, le diagnostic et son caractère inexorable finissent par être acceptés et un nouvel équilibre intégrant les données du réel peut s’installer.

Cette description n’est qu’une illustration possible de l’évolution temporelle des réactions à cette annonce. D’autres profils de réaction peuvent se présenter, avec des modalités et des intensités différentes. Certaines étapes peuvent être franchies plus ou moins rapidement. Il n’est pas rare non plus que le processus évolutif s’arrête à un stade donné : dans la phase agressive ou, le plus souvent, dans la phase dépressive ou qu’il présente des régressions. L’ébranlement psychique consécutif à l’annonce du handicap peut engendrer une énergie psychique repérable aussi bien dans l’épuisement physique que dans la sur-intellectualisation (qui peut se concrétiser dans le militantisme des parents).

Portalier (1997), dans sa recherche avec le CREAI Rhône-Alpes (Centre Régional pour l’Enfance et l’Adolescence Inadaptée), a montré l’incidence majeure de l’annonce aux parents et à l’enfant de son handicap et de son influence sur le devenir psychologique du sujet. Cet auteur a aussi montré que le travail psychique élaboré postérieurement à l’annonce suivait un processus dynamique relativement invariant d’un sujet à un autre. Ainsi cette recherche indique que l’annonce du handicap, première étape du processus, résonne comme « coup de tonnerre » qui sidère. Le temps du sujet est alors figé dans une histoire qui s’arrête autour du handicap. Ensuite arrive la deuxième période dite « apocryptique ». Le handicap n’est plus inscrit comme une vérité mais peut prendre plusieurs statuts (par exemple celui de secret, d’interdit ou de faute, faute révélée par le déficit, faute comme punition d’une action coupable, supportée très souvent par la mère). Puis vient la période dite « performative » où une force irrésistible conduit à agir et pousse le sujet à investir les techniques capables d’atténuer et de compenser le handicap. Les parents eux-mêmes se voient confondus dans un rôle de super rééducateurs, parents thérapeutes, mais d’abord thérapeutes avant d’être parents. L’enfant investit alors cette charge et réussit plus pour répondre au désir de ses parents que pour se développer lui-même harmonieusement. L’ensemble de cette dynamique, construite autour de ces trois périodes, se poursuit pendant toute la vie de l’individu.

Une circulaire du Ministère des Affaires Sociales et de la Santé est parue il y a une quinzaine d’années (Journal Officiel du 21-12-1985) pour sensibiliser les personnels de maternité à l’accueil des nouveau-nés porteurs d’un handicap et de leur famille. Elle insiste sur l’individuation de cette démarche (chaque situation étant particulière) tout en rappelant quelques principes importants qui doivent être respectés dans l’annonce du handicap en commençant par éviter de parler de handicap tant qu’on ne dispose pas de diagnostic précis. Quatre points importants sont successivement développés : les conditions de l’annonce, le soutien et l’accompagnement de la famille, la sortie de maternité et la formation du personnel. En ce qui concerne les conditions de l’annonce, trois principes sont rappelés : 1) aménager les conditions de l’annonce : le moment, le lieu, les personnes présentes, en suggérant que l’enfant soit présent et que les parents soient tous deux présents (à défaut, qu’une personne proche accompagne la mère) ; 2) communiquer seulement ce qui est certain. Il convient en effet d’être très prudent tant que les incertitudes demeurent aussi bien sur le diagnostic lui-même que sur les origines et sur les conséquences du handicap ; 3) préserver l’avenir, orienter les parents. Il est important de ne pas réduire l’enfant à son handicap, de ne pas enfermer les parents dans ce problème. Il faut veiller à mettre en valeur le potentiel de l’enfant et présenter aux parents l’ensemble des dispositifs relatifs à leur accompagnement et à la prise en charge éventuelle de l’enfant.

Nous avons vu que la façon dont le handicap est annoncé aux parents peut avoir une très forte incidence sur leurs réactions. On sait le poids des paroles prononcées à propos d’un enfant à naître ou juste né, dans un contexte si chargé émotionnellement, qu’elles ne peuvent être neutres. Comment les parents, à un moment où ils sont si vulnérables, peuvent-ils entendre l’inconcevable, comment peuvent-ils le comprendre, l’intégrer ? Comment, pour les soignants, trouver les mots pour le dire, en contrôlant leurs propres affects ? La résonance exceptionnelle des paroles prononcées dans un tel contexte est telle que les parents, qui souvent les entendent de façon biaisée ou sélective, gardent ces moments à jamais gravés dans leur mémoire, même quand le silence des non-dits a pris la place des mots.

De nombreuses recherches portent sur les attitudes à l’égard des différents handicaps. Ainsi Gardou (1991) interroge le regard des parents, le regard sur les parents, des différents partenaires de la personne handicapée. Cet auteur aborde aussi les problèmes relationnels. Dans un de ses ouvrages (1996), des textes rédigés par des personnes côtoyant le handicap au quotidien témoignent des difficultés, des attentes et des besoins des familles vivant dans l’univers du handicap. Un autre de ses ouvrages (1999) témoigne de l’évolution des représentations sur le handicap et la personne handicapée et incite le respect et la reconnaissance à la différence.

Quelles répercussions le déficit visuel de l’enfant peut-il avoir sur la communication avec ses parents ? Quelle importance a le regard et quelle place tient-il dès le début ?