2.3.2. La place du regard et les conséquences sur la relation si celui-ci est absent chez l’enfant

Depuis longtemps, on a montré l’importance, dans l’interaction dyadique, du contact œil à œil pour l’enfant ainsi que pour sa mère. Pour Pinol-Douriez (1984), les conduites de fixation mutuelle et de poursuite visuelle entre la mère et son enfant représentent les comportements les plus évolués du répertoire comportemental du nouveau-né. De plus, le plaisir intense éprouvé par la mère dans ces instants privilégiés, constituent une « véritable clé de voûte » de l’attachement réciproque. Mais lorsque cette communication œil à œil n’existe pas, comment cette relation peut-elle se construire ? Que ressent la mère qui regarde son bébé non voyant ?

La mère qui regarde son bébé non voyant ressent d’abord une première impression de rebuffade, une frustration. Elle ne peut se faire le miroir de son enfant (Lebovici,1983). Plusieurs auteurs ont abordé ce thème, principalement concernant l’interaction mère-enfant déficient visuel, et ils ont montré l’incidence de la cécité de l’enfant sur ses premières relations (Bullinger & Mellier, 1988 ; Burlingham, 1979 ; Fraiberg, 1968, 1977 ; Hatwell, 1966 ; Martinez, 1978 ; Sampaïo, Bril & Brenière, 1989 ; Portalier, 1991). Toutes leurs observations sont étayées sur un certain nombre de cas cliniques qui expriment les difficultés du sujet, mais aussi celles de son entourage, principalement la mère. Celle-ci a le sentiment d’être rejetée et de ne pas savoir solliciter son propre enfant (Rowland, 1984).

Selon Fraiberg (1968), le problème de la mère du bébé aveugle est d’arriver à construire avec celui-ci un vocabulaire de signes non-visuels. La plupart des mères n’arrivent pas à surmonter un sentiment d’étrangeté face à un bébé qui ne peut communiquer par l’engagement des yeux.

L’absence d’expressions faciales différenciées en réponse au regard de la mère est souvent décodée comme une absence d’affectivité. Pourtant, l’expression corporelle, hormis les mimiques faciales, est potentiellement aussi riche chez le bébé aveugle que chez les voyants pour qui l’expressivité s’appuie de façon privilégiée sur le canal des manifestations faciales.

Le sentiment d’ignorance de la mère pour décoder cette expression corporelle peut l’amener à quitter le naturel qui préside à toute relation précoce. Elle peut « enseigner » la relation plutôt que de la vivre et ainsi elle peut devenir plus directive dans l’initiative des rapports et des contacts avec son bébé. Des études ont montré que les mères d’enfants aveugles sont plus directives (Kekelis & Andersen, 1984), ont un discours plus pauvre envers leur enfant (Rogers & Puchalski, 1984) et que les interactions en général sont de moins bonne qualité que celles avec un enfant dit standard (Rowland, 1984). De la même façon, des études concernant les enfants aveugles ont montré que ceux-ci étaient moins actifs avec leur mère (Fraiberg, 1974 ; Rowland, 1984), qu’ils étaient plus dépendants (Imamura, 1965). Cependant, ces études ont tendance à présenter les mères et leurs enfants déficients visuels comme un groupe homogène, avec un seul type d’interaction plutôt que des individus dont le comportement varie considérablement, en fonction, en particulier, du statut des intercommuniquants.

C’est une modification de la relation observée, d’ailleurs, dans tout type de handicap (Feyereisen & Lignan, 1981, chez les aphasiques ; Mather, 1987, chez les sourds ; Rondal, 1986, chez les handicapés mentaux…). Pour combattre cette sensation de gêne, d’embarras, certaines mères deviennent alors plus éducatrices dans leur relation à leur enfant handicapé.

Field (1983) a montré que des interactions précoces perturbées vont souvent de paire avec des anomalies comportementales et développementales. Il est donc important de s’intéresser très tôt à ces interactions. Les mères d’enfants aveugles se plaignent aussi de la passivité de leur bébé (Fraiberg, 1977 ; Pinol-Douriez, 1984). Mais certains auteurs s’emploient à contredire cette idée (Fielder & al., 1993). En effet, l’enfant aveugle peut paraître indifférent alors qu’il est complètement imprégné par le bain sonore (Fraiberg, 1977). Les stimulations auditives sont les seules à être constamment disponibles pour le bébé aveugle.

En ce qui concerne la notion d’attachement parents-enfant déficient visuel, il faut considérer la condition de déficit visuel et les difficultés qui peuvent apparaître comme le résultat spécifique du manque de vision. Ainsi, il a été montré que les pleurs, le sourire et la façon de s’agripper sont les comportements clés de l’enfant favorisant l’attention du parent et aucun de ceux-ci n’ont besoin de vision pour exister. Mais lorsque l’on considère les réponses des parents, la situation est différente. Ainsi, les réponses des parents doivent être perçues par l’enfant. Les stimuli auditifs ou tactiles ne posent pas de problèmes mais si les réponses des parents peuvent seulement être reçues visuellement, alors cela peut poser problème à l’interaction. Ainsi, le développement de l’attachement ne dépend pas seulement du comportement de l’enfant ou du parent mais des modes d’interaction entre eux. La recherche de Rogers et Puchalski (1984) en est un exemple. Leur échantillon d’enfants déficients visuels était âgé de 4 à 25 mois et la moitié d’entre eux ne percevait que la lumière alors que l’autre avait une atteinte directe visuelle. Les résultats ne montrèrent pas de différence significative entre les deux groupes. Un groupe contrôle d’enfants standards fut aussi analysé. La mère et son enfant étaient filmés lors de séquences de jeux pendant dix minutes avec pour seule consigne donnée à la mère « d’agir normalement avec son enfant ». Les comportements d’affect général, la qualité vocale, les sourires, les réponses envers l’adulte et envers l’enfant et les réponses à la détresse de l’enfant étaient étudiés. Ainsi les scores retenus furent pour tous les enfants déficients visuels : plus de vocalisations négatives, plus d’affects négatifs que le groupe contrôle. Les mères des enfants déficients visuels regardaient moins leur enfant et montraient des vocalisations moins positives que les mères des enfants standards. Sur la manière dont mères et enfants interagissaient, Rogers et Puchalski trouvèrent moins de réponses pour l’initiation par les mère ainsi que par les enfants dans le groupe mères-enfants déficients visuels. Mais une analyse fine sur un sous-groupe de dix des mêmes enfants en situation de jeu a révélé que chacun des sourires de l’enfant était suivi d’une réponse positive par le parent. Ainsi, Rogers et Puchalski ne firent pas les seules conclusions que l’enfant déficient visuel réagit et exige moins d’attention de sa mère mais ils notèrent que puisque la mère regarde moins son enfant, elle doit manquer certains signaux envoyés par son enfant. Ils ont conclu alors que « les deux partenaires de la dyade sont en carence, l’enfant par rapport à l’information visuelle, mais aussi la mère par rapport à son manque d’information affective en retour… » (p.55).

Stone et Chesney (1978) ont fait une étude similaire à Rogers et Puchalski mais sur les rapports des mères concernant leur enfant, étayés par l’observation. Ils ont analysé les « troubles » de comportements chez l’enfant tels que « tension, non réaction, non demande d’attention, peu de sourires, peu de vocalises ». Trois enfants aveugles ont été étudiés ainsi que plusieurs enfants porteurs d’autres déficits (comme le syndrome de Down). Les résultats montrèrent des comportements d’interaction plus « normaux » chez les enfants déficients visuels que chez les enfants porteurs d’autres déficits. La seule exception notée par les auteurs a été une vocalisation peu fréquente chez les enfants aveugles.

Ainsi, certains facteurs peuvent interférer sur la dynamique de processus d’attachement et peuvent conduire à un attachement anxieux ou incertain (« insecure »). Mais peu d’entre eux sont dûs à la condition de déficit visuel. Rogers et Puchalski (1984) ont noté certains domaines dans lesquels les comportements de l’enfant n’engendraient pas nécessairement une mauvaise communication comme par l’exemple l’expression d’affects négatifs, les rares vocalisations et les rares initiations de l’interaction. Ces comportements ne sont pas réservés aux enfants déficients visuels ni ne viennent nécessairement perturber le processus d’attachement. Le parent a le pouvoir de répondre de manière positive à son enfant et maintenir la communication aussi bien avec la parole ou le toucher, c’est-à-dire en participant de manière active à l’interaction. Ainsi, l’étude de cas rapportés par Als, Tronick et Brazelton (1980) en est l’illustration. Dans cette étude, la mère créait une relation de « réciprocité affective » avec son enfant aveugle en engageant une relation d’interaction très active pendant un temps assez long. Les résultats furent non seulement un attachement « secure » mais l’enfant eut un développement normal et même précoce dans de nombreux domaines notamment du point de vue cognitif ou locomoteur.

Ainsi, les interactions parents-enfant sont-elles perturbées dès le début car ce qui est perçu en premier lieu est le trouble visuel, la cécité qui s’interpose en travers de la relation. Mais il faut effacer ce symptôme pour que se rétablisse la réponse de l’enfant. L’instauration du dialogue émotionnel est compromise et il en résulte que 25 % au moins de bébés aveugles congénitaux développent des syndromes de type autistique. Genicot (2001), dans son article sur les déficiences visuelles, pose les questions suivantes : ces syndromes sont-ils le fait de la cécité (au sens physiologique) avec une réorganisation neuropsychologique des fonctions perceptivo-cognitives amputées de l’une de leurs ressources importantes : la vision ? Ou sont-ils le fait d’un certain mode d’échanges dialogiques précoces ? Ou encore (plus vraisemblablement) le fait des deux : à savoir le symptôme primaire d’une restructuration des perceptions déafférentées partiellement, combinées au symptôme secondaire d’un non-ajustement de l’échange émotionnel ?