2.4.3.2. Le développement moteur de l’enfant déficient visuel

Des différences avec l’enfant standard apparaissent très tôt sur le plan de l’action, de la manipulation et de l’exploration des objets. On note en effet peu de manipulations durant la période sensori-motrice ainsi que des difficultés à envisager l’espace au-delà du corps propre. On observe également une sorte de « fusion main-bouche » (Bullinger & Mellier, 1988) qui fait que pendant longtemps tous les objets pris en main sont portés à la bouche.

Fraiberg (1968) décèle plusieurs difficultés spécifiques au bébé aveugle. D’une part, la relation anaclitique dure plus longtemps, d’autre part, la bouche est employée de manière préférentielle comme source de plaisir et comme instrument de connaissance des objets ; les activités buccales sont très importantes et sont à considérer non seulement sous l’angle auto érotique mais aussi comme un remplacement des fonctions du Moi plus évoluées : « L’emphase sur la bouche et la focalisation sur la perception buccale va différer très longtemps l’emploi que l’enfant va faire de la main pour explorer son environnement et il y a dès lors un défaut de l’emploi de la main comme instrument du Moi et comme moyen d’exploration dans le développement sensori-moteur précoce. Les retards dans le développement de la motricité également vont jouer un rôle important dans l’interaction précoce ».

Lorsque la personne entre en action, le mouvement crée un interaction entre lui-même et son environnement. Pendant la période de développement de l’enfant déficient visuel, les signaux provenant de la vision n’existent pas ou peu. En général, l’information visuelle, extrêmement importante dans l’estimation du contexte et des composantes de la tâche, permet d’anticiper les événements dans un environnement qui change. Mais si l’information visuelle n’existe pas ou est inadéquate, le jeune enfant devient dépendant du tactile ou de l’auditif. Au niveau de l’activité physique, l’enfant aveugle a tendance à être peu actif ; on constate une certaine pauvreté de la motilité spontanée, une tendance à maintenir longtemps des attitudes et positions de type néonatal, tête penchée vers l’avant avec les bras en flexion contre le buste.

Adelson et Fraiberg (citées par Mellier, 1992) ont observé les grandes étapes de développement moteur que constituent le maintien de la tête, la position assise, la position debout avec appui et la marche. Elles ont noté un retard compris entre quatre et huit mois en moyenne.

Portalier et Vital-Durand (1989) observent un retard moyen de 15 mois pour l’accès de la marche autonome avec des dispersions importantes (âge d’apparition situé entre quinze mois et trois ans), ces retards concernant à la fois les aveugles et les amblyopes. En revanche, le maintien assis, le retournement du dos sur le ventre et la marche tenue par la main apparaissent quasiment sans différence avec le bébé voyant (Manzano & Joliat, 1995).

Une fois la marche acquise, certaines caractéristiques semblent propres aux enfants aveugles comme une démarche hésitante avec des pieds qui traînent ou glissent sur le sol ou encore une asymétrie qui consiste à avancer le premier pied puis à ramener le suivant au niveau du premier sans le dépasser (Sampaïo, Bril & Brenière, 1989). La progression dans la marche se ferait alors uniquement sur un pied, un pas sur deux, ceci rend alors la vitesse de progression plus lente. Pour les auteurs, « cette asymétrie est due à la fonction perceptive attribuée au premier pied qui tâte tout d’abord le sol sans qu’aucun poids ne lui soit appliqué ». Leurs observations montrent que l’enfant aveugle commencerait à marcher comme l’enfant normal, ce n’est qu’ensuite que ces stratégies locomotrices atypiques se mettraient en place. Ainsi, la vision ne serait pas essentielle aux débuts de l’acquisition de la marche, elle le deviendrait par la suite au moment où l’espace doit s’élargir.

Chez l’enfant plus grand, on peut fréquemment observer une instabilité psychomotrice. Le développement moteur d’un enfant déficient visuel est à risque, non seulement à cause de sa condition visuelle, mais aussi à cause de la stimulation insuffisante des fonctions tactiles, kinesthésiques et auditives pendant les premières années (Adelson & Fraiberg, 1977). Des tics, des stéréotypies avec des décharges motrices répétitives (désignées parfois sous le terme de « blindisme ») peuvent aussi être observés. Ces gestes stéréotypés et répétitifs ont pour fonction d’entraîner une autostimulation des fonctions vestibulaires (secousses rythmées de la tête et du tronc) ou du globe oculaire (stéréotypies digito-oculaires). Ces comportements sont les manifestations de défense vis-à-vis du déficit visuel. Ils ont pour fonction de diminuer le niveau d’angoisse ou de stimuler certaines fonctions cérébrales. Ce besoin de mouvement associé à une persistance des syncinésies (mouvements involontaires qui accompagnent d’autres mouvements volontaires) jusqu’à un âge avancé s’oppose au comportement prudent, lent, qui évite la marche rapide, la course, associé à des difficultés de coordination motrice fine qui handicape la précision du geste à l’exécution d’actes précis.

La déficience visuelle cause aussi des problèmes particuliers concernant la maîtrise des relations entre le temporel et le spatial (Hill & Hill, 1980). L’information obtenue en se mouvant dans l’espace joue un rôle essentiel dans le jugement de la distance que ce soit aussi bien chez les voyants que chez les déficients visuels. La connaissance de son corps et l’orientation spatiale sont des conditions premières pour les mouvements. Beaucoup d’études sur le développement moteur ont révélé un manque d’orientation dans l’espace adéquate chez les personnes déficientes visuelles (Palazesi, 1986).

Le monde des objets est restreint car le sujet y accède par des modalités sensorielles qui, si elles présentent des qualités particulières, ne suppléent pas intégralement à la modalité visuelle. Hatwell (1986) explore, par exemple, les spécificités de la modalité tactile et Streri et Spelke (1988), celles de la modalité haptique : la plupart du temps, des mouvements d’exploration volontaires, d’une amplitude variant en fonction de la taille de ce qu’il faut percevoir, doivent être produits par le sujet pour compenser l’exiguïté du champ perceptif cutané et appréhender les objets dans leur intégrité ; des perceptions kinesthésiques issues de ces mouvements sont alors nécessairement liées aux perceptions purement cutanées pour former un ensemble indissociable appelé perceptions tactilo-kinesthésiques, ou « haptiques » (Lederman , Thorne & Bill, 1986). Landau (1991) explique que, non seulement les objets sont perçus différemment, mais que les coordonnées des espaces dans lesquels ils évoluent sont également transformées. Portalier (1995) a montré que l’interaction entre l’enfant déficient visuel et son environnement est plus difficilement instrumentée si le sujet n’est pas stimulé.