4. Conclusion générale

Le but de cette thèse était d’analyser l’incidence de la déficience visuelle sur l’interaction mère-enfant. Mais une personne extérieure à la famille suivait le même protocole que la mère et nous avons aussi comparé les interactions de cet adulte avec les mêmes enfants. Cette recherche s’inscrit dans le domaine de la psychologie clinique, celle des études de cas et son but était, à partir « d’étiquettes cliniques », d’étudier des types d’interactions prototypiques, c’est-à-dire révélant un caractère spécifique dans une situation. Son approche s’est aussi ancrée dans la psychologie différentielle. Nous avons basé notre étude sur deux modèles théoriques pour situer la dynamique de la communication : le modèle « Interactionniste et Systémique » (issu des recherches de l’Ecole de Palo Alto sur les systèmes) cadre les interactions dans un système de communication et le modèle « Emetteur-Récepteur » (Shannon et Wiever) traite le contenu des interactions et leur effet.

Nous avons élaboré cinq objectifs pour lesquels nous avons formulé une hypothèse. Ainsi nous avons comparé les réactions de neuf enfants face à deux adultes (la mère et une personne extérieure à la famille) et les réactions de ces deux adultes face aux enfants. Les neuf enfants étaient répartis suivant trois groupes : trois enfants « standards », trois enfants « déficients visuels » et trois enfants « déficients visuels avec un handicap associé ». Avec le groupe d’enfants « déficients visuels », les trois pères étaient présents et ces derniers ont suivi le même protocole que les deux autres adultes.

Nous avons relevé des points importants dans cette étude dont le premier est que toutes les mères réagissent plus face à leur enfant lorsque nous comparons leurs réactions face aux réactions de leur enfant. Nous pourrions parler d’une différence tant quantitative que qualitative. Cette différence est marquée par un nombre plus élevé de réactions ainsi que par une variété dans les modes de communication. Face à la personne extérieure à la famille, les enfants réagissent plus lorsque l’on compare leurs réactions aux réactions de cet adulte. Dans le groupe d’enfants « déficients visuels », les pères arrivent en deuxième position, après la mère, et la quantité des réactions ainsi que la qualité de l’interaction sont riches comparées aux réactions avec la personne extérieure à la famille.

Nous avons aussi voulu montrer que le poids du handicap poussait la mère à compenser le handicap de son enfant. Ainsi, avec le groupe d’enfants « déficients visuels avec un handicap associé », nous supposions qu’elle serait plus directive, comparée avec le groupe d’enfants « déficients visuels » et le groupe d’enfants « standards ». Mais notre recherche a montré que la mère réagissait beaucoup plus avec l’enfant « déficient visuel », mais que ses réactions se révélaient moindres face à l’enfant « déficient visuel avec un handicap associé », peut-être dans un souci de mieux s’ajuster à lui. Ce résultat va à l’encontre des études de Kekelis et Andersen (1984) ainsi que d’autres auteurs. En revanche, les recherches de Fraiberg (1977, 1979) appuient notre travail lorsque cet auteur montre qu’un handicap qui s’ajoute à la déficience visuelle détériore plus les interactions parents-enfants.

Nous avons aussi relevé que la dynamique de l’interaction était très contingente avec le groupe d’enfants « déficients visuels » avec les mères dans les phases 1, 2 et 4 et avec les pères dans les phases 1 et 2 (mais jamais dans la phase 4). Les mères seraient-elles plus soucieuses au maintient de la communication jusqu’à la fin du protocole ?

Avec le groupe d’enfants « standards » aussi, la communication est très contingente avec la mère. « L’accordage affectif harmonieux » (Stern, 1985) est présent en relation avec l’âge des enfants. En effet, plus les enfants sont âgés et plus le niveau de contingence est élevé. En revanche, le niveau de contingence avec le groupe d’enfants « déficients visuels avec un handicap associé » s’est révélé assez bas par rapport aux deux autres groupes d’enfants et « l’accordage affectif » plutôt défectueux.

Un autre point important de cette étude est que le changement de consigne n’entraîne pas ce que l’on pourrait en attendre dans le groupe d’enfants « déficients visuels avec un handicap associé ». Ainsi, lorsque les adultes doivent stimuler l’enfant (phase 2 du protocole), les réactions des enfants, au lieu d’augmenter, diminuent. La consigne entraîne l’effet contraire chez l’enfant lourdement handicapé. Le niveau de stimulations de l’adulte ne doit pas être trop vite modifié car le système se rétablit par une moindre réaction de l’enfant. Cette conduite fonctionne principalement face à la mère. Avec le groupe d’enfants « déficients visuels », l’effet de consigne fonctionne à merveille (avec la mère, le père, mais pas avec la personne extérieure à la famille) et les réactions des enfants augmentent lors de cette phase du protocole.

L’approche systémique de l’interaction relève que les enfants montrent plus de réactions auto-centrées avec leur mère et bien moins avec la personne extérieure à la famille. Il en est de même pour les réactions des adultes : les mères montrent plus de réactions auto-centrées face à l’enfant que ne le fait la personne extérieure face au même enfant.

Dans la phase de « still face », où les adultes restent le visage impassible face à l’enfant, les enfants ont montré plus de comportements auto-centrés face à leur mère. Face à la personne extérieure à la famille, beaucoup plus de comportements exo-centrés ont été observés. Ces résultats vont dans le sens des recherches de Cohn et Tronick (1983) et d’Ekman et Friesen (1969). Ils montrent que l’enfant est plus stressé lorsque sa mère adopte ce comportement et qu’il a besoin de se rassurer par des autocontacts.

Dans le groupe d’enfants « déficients visuels », les pères s’impliquent beaucoup dans la communication des phases 1 et 2. Cependant, la phase 4 est très différentes des deux autres. La phase de « still face » aurait « freiné le jeu » qui, ensuite, a eu quelques difficultés à reprendre. Ainsi, la phase 4 du protocole est assez pauvre en modes de communication.

Un autre point important de cette étude a montré que la communication entre les enfants et leurs parents était équilibrée. En effet, les réactions des enfants et les réactions des parents évoluent et se diversifient au fil de l’avancée en âge des enfants. Ainsi, avec les enfants plus jeunes, les modes de communication ne sont souvent que la kinesthésie. Puis, avec le temps, les autres modes de communication viennent s’ajouter.

Avec les enfants dont le handicap est très lourd, comme cela est le cas de notre groupe d’enfants « déficients visuels avec un handicap associé », ce mode de communication kinesthésique est presque le seul dont les partenaires de la communication ont eu recours (le mode de communication « toucher » est aussi privilégié avec ce groupe d’enfants). Il semble que ce soit un élément basique mais primordial à toute communication. La gestualité et les mouvements du corps sont d’une importance notoire dans les processus interpersonnels. Birdwhistel (1970), dans ses recherches, a abordé la communication à travers les mouvements du corps et a essayé de fonder une science des mouvements du corps : les gestes divers des mains, des bras, du corps tout entier, la posture, la distance que le locuteur maintient avec son auditeur ou ses différents auditeurs représentent des sources d’informations importantes. Beaucoup de ces manifestations ne semblent pas organisées, d’après nos connaissances actuelles bien que les avancées récentes laissent entrevoir des niveaux d’organisation qui échappent à l’œil nu mais émergent de micro-analyses comportementales.

Dans notre recherche, nous avons eu recours à une méthode d’observation méticuleuse grâce à laquelle ce mode kinesthésique de la tête et des jambes a laissé entrevoir une importance primordiale de ce mode de communication interpersonnelle.

Nous abordons les contributions de la thèse. Très peu de travaux ont porté sur la dynamique de l’interaction parent-enfants « déficients visuels ». La plupart des études portaient sur les interactions parents-enfants mais pas dans leur aspect dynamique et l’analyse de la façon dont chacun (adulte et enfant) organise ses comportements en fonction de l’autre dans une tâche standardisée en laboratoire donne des résultats prometteurs : des patrons particuliers de régulation dyadique ressortent, même dans une si brève période d’observation. Par son utilisation des dimensions de promptitude à répondre (moins de 3 secondes) et de dépendance pour décrire cette relation, d’une part elle apporte une dimension qualitative, celle de réciprocité des échanges et, d’autre part, elle précise le rôle que l’enfant et l’adulte (parent ou personne extérieure à la famille) y jouent.

La place du handicap dans les interactions montre aussi des différences entre les partenaires ainsi que les modes de communications prépondérants des récepteurs par rapport aux modes de communication des émetteurs.

La création d’un logiciel adapté à cette recherche, bien que demandant un travail de développement sur deux années, a permis d’analyser finement les interactions. Par ailleurs, les précautions prises pour s’assurer d’une bonne entente inter-juges lors de l’analyse des comportements de la dyade donnent confiance dans les résultats obtenus. Ce travail contribuera, nous l’espérons, à l’avancée des connaissances dans le domaine de la communication.

Mais nous pouvons soumettre quelques limites à cette recherche. Cette thèse a généré des données intéressantes. Cependant elle ne permet pas de savoir si les résultats obtenus par l’approche dyadique se généraliseraient à d’autres contextes d’interaction, à d’autres lieux d’observation et à des échantillons différents. Bien qu’on s’attende à une certaine cohérence entre les lieux et les situations d’observation, on ne peut pas en être sûr.

Une autre limite concerne la grille de codification utilisée. Nous avons choisi certains comportements et pas d’autres. C’était un choix de notre part et nous désirions rester sur des comportements observables assez visibles. Mais ceux-ci aurait très bien pu concerner par exemple la proxémique ou d’autres relations entre les partenaires.

La dernière limite concerne l’échantillon de nos enfants. L’étendue de l’âge et des divers handicaps des enfants rendait notre échantillon peu homogène. Mais cette critique peut être amoindrie par la difficulté que nous avons rencontrée à rassembler nos sujets : nous avons mis très longtemps pour trouver des parents acceptant de participer à notre recherche ; ce qui est normal pour des parents confrontés au handicap d’un enfant. Nous avons finalement eu la chance d’être accueillis par la Clinique Sourdille de Nantes, spécialisée dans « l’œil et le regard », qui nous a permis de rassembler les parents et leurs enfants handicapés visuels.

Nous pourrions suggérer que cette thèse ait des suites. Il serait intéressant de poursuivre cette étude avec un échantillonnage plus conséquent de sujets. Un appariement en âges et en déficits serait approprié. Ce travail demanderait un fort investissement en temps pour décoder les comportements mais il serait encore plus susceptible à faire avancer les recherches.

Il serait pertinent aussi d’examiner les interactions en milieu naturel, à la maison, en plus des séances d’observation en laboratoire. Ces dernières sont pratiques dans une perspective de recherche : le camescope est présent, le milieu déjà organisé, on ne dérange pas l’intimité des familles comme lorsqu’on les observe chez elles, etc. Il est possible que les tâches en laboratoire ajoutent un biais aux données qui n’est pas présent ou est moins important lorsqu’on observe les interactions à la maison. L’utilisation de séquences à la maison, structurées ou naturelles, aideraient à compenser cette lacune.

Une autre suggestion serait que les dyades pourraient être revues quelques années plus tard. Cela permettrait de constater d’une part, si la qualité de la relation se maintient et, d’autre part, de quelle façon les patrons dyadiques évoluent dans le temps. L’enfant ferait alors face à d’autres consignes, d’autres tâches : certaines sont plus contraignantes pour le parent. L’observation de leurs échanges informerait sur la façon dont chacun réagit face à ces nouvelles demandes. L’on pourrait aussi, par une entrevue avec les parents, chercher à comprendre ce qui a amené ce changement.

Cette approche de la communication pourrait aider à la mise en place d’une guidance précoce parent-enfant. Field (1983) avait montré que des interactions précoces perturbées vont souvent de paire avec des anomalies comportementales et développementales. Il est donc important de s’intéresser très tôt à ces interactions. Tessier, Larin, Laganière et Nadeau (2002) ont élaboré un programme d’intervention « Co-Naître » destiné aux enfants prématurés et leur mère. Ce programme est une intervention dyadique impliquant des enfants ayant vécu une naissance avant terme ainsi que leur mère, qui vise à optimiser les interactions mère-enfant prématuré et à affiner la capacité de la mère à détecter et répondre aux signaux de son enfant. Ainsi, notre approche de la communication parent-enfant « déficient visuel » pourrait favoriser la compréhension des processus de communication pour ensuite aider les familles à détecter et répondre aussi aux signaux de leurs enfants.

Simmons, Davidson et Simmons (2003) ont élaboré un manuel destiné au travail avec les enfants aveugles et mal-voyants d’âge préscolaire dans le but d’aider les professionnels, mais aussi les parents, à mieux comprendre l’impact de la cécité. Ainsi, une remédiation parent-enfant pourrait voir le jour pour aider à une meilleure gestion de la relation. Des séquences d’interactions parents-enfants pourraient être filmées et ensuite revisionnées avec les parents et un professionnel de la relation. Les parents pourraient analyser les comportements de leur enfant ainsi que leurs propres comportements face à leur enfant et cette rencontre pourrait favoriser une prise de conscience de leur mode de communication et améliorer par la suite leur relation avec l’enfant.

Il serait aussi intéressant de vérifier la sensibilité et les comportements des enfants et des parents plus tard. Une question pourrait concerner l’aspect cognitif des enfants relié aux styles d’interactions parent-enfant.

En conclusion, l’interaction mère-enfant, père-enfant, personne étrangère-enfant lorsque ce dernier est déficient visuel, est un phénomène complexe dont nous n’avons actuellement qu’une explication incomplète. De toute évidence, il y a une association entre la qualité de la relation, et certains aspects des interactions adulte-enfant (comme par exemple le fait que l’adulte soit une personne familière ou non). Un défi est toujours présent dans la recherche : trouver une façon adéquate de mesurer ces interactions. L’approche dynamique utilisée dans la thèse donne des résultats qui semblent prometteurs. Des travaux ultérieurs pourraient contribuer à améliorer la qualité de cette approche. Malgré les difficultés méthodologiques reliées à ce type de recherche, cela vaut la peine d’aller de l’avant ! La relation parent-enfant est un phénomène à la fois solide et fragile, mais tellement passionnant !