Introduction

« En chacun de nous, il y a de l’homme d’hier ; c’est même l’homme d’hier qui par la force des choses est prédominant en nous puisque le présent est bien peu de choses comparé à ce long parcours au cours duquel nous nous sommes formés et d’où nous résultons »
Pierre Bourdieu (1972)

On trouve en 2001, 298 243 sites Internet traitant de « Compétence » 1 .

On trouve aussi parmi quelques revues de référence :

La liste pourrait s’étendre longuement si nous avions pris le soin de répertorier tous les articles portant sur les compétences. Nombreux sont ceux dans le monde de la recherche et de la formation qui s’y intéressent et cherchent à les caractériser : elles sont techniques, comportementales, de troisième dimension, transversales, cognitives, sociales, imitatives, innovatrices, générales, spécifiques, tantôt associées à des savoirs, à des savoir-faire ou à des savoirs-être, tantôt mixant ces trois types de savoirs ou plus (habiletés, capacités, schèmes, représentations, etc.) , tantôt tacites ou explicites, incorporées ou non incorporées, tantôt acquises, requises, reconnues, déclarées, professées, mobilisées, rémunérées, etc. Elles sont multiformes et fonctionnent comme des « attracteurs étranges » 6 .

Alors pourquoi une thèse sur les compétences et leur développement ?

D’abord parce qu’un certain nombre de questions restent en suspens. Elles concernent la compréhension des conditions qui contraignent, inhibent, libèrent ou favorisent leur expression et leur développement, renvoyant sans doute à quatre voies pour leur acquisition : la formation formelle, l’expérience, le management d’équipe et l’organisation du travail (cette dernière voie nous intéressant particulièrement).

Ensuite parce que si les écrits au plan théorique préjugent qu’une organisation du travail qualifiée d’apprenante est censée développer des compétences, les travaux empiriques en attestant ne sont pas légion.

Notre recherche porte donc plus généralement sur le lien entre le développement des compétences et l’organisation du travail. Cet intérêt croissant pour examiner le lien entre développement des compétences et organisation du travail peut s’expliquer par l’évolution du monde du travail et de la production d’une part, et conséquemment celui de la formation d’autre part.

Les modes de production connaissent depuis la fin des années 70 une évolution aujourd’hui bien connue : Les organisations du travail s’assouplissent, les exigences de flexibilité et de réactivité augmentent, les lignes hiérarchiques se réduisent, les frontières des métiers s’élastifient voire s’opacifient… On communique plus, on informe plus… On travaille en mode projet… Les métiers de base viennent même parfois participer à l’instruction des décisions concernant le pilotage de l’organisation… Les prescriptions ouvertes prennent le pas sur les prescriptions fermées quelque soit l’emploi occupé, etc.

Ces mutations se traduisent pas le passage d’une organisation hiérarchique des travailleurs à une organisation du travail à partir des opérateurs, de postes définis à la flexibilité des tâches et des rôles, d’une compréhension limitée à une compréhension du processus complet du processus de travail, d’un travail fragmenté et spécialisé à un travail complexe et enrichi, de technologies traditionnelles à des technologies nouvelles assistées par ordinateur, de la gestion des flux de produits dans un environnement stable à la gestion des flux d’informations dans un environnement changeant, d’un travail à base de force physique s’exerçant sur des matières ou des objets à un travail plus intellectuel de transmission d’informations et de signes, d’une vitesse d’exécution sur le plan manuel à une vitesse de perception, de réaction, de coordination sur le plan intellectuel, de la gestion de situations routinières et familières à une gestion au cas par cas dans des situations incertaines, d’un travail selon spécifications et sur ordre à un travail en autonomie où initiatives, responsabilités, et créativité sont recherchées, d’un travail supervisé à un travail autocontrôlé, etc.

Cela signifie que l’on demande aux individus bien plus que des compétences d’action, on leur demande des compétences de gestion de l’action, voire de rhétorique de l’action. Yves Lichtenberger 7 parle d’introduction de la volonté dans le travail des opérateurs. Philippe Zarifian parle du retour du travail dans le travailleur. Tout ceci dénote complètement avec l’époque de Taylor. On est passé du pari de l’obéissance à celui de l’intelligence, « de l’application stricte de méthodologies, voire de recettes et de trucs, à la construction de démarches » obligeant tout individu à « construire ses propres réponses en lieu et place de réponses stéréotypées et normalisées » 8 .

Toutes ces mutations ne pouvaient pas rester sans effet pour la formation. qui voit ses territoires, espaces et temps évoluer.

Tout d’abord la formation tend à se déplacer de plus en plus sur les lieux même de la production. On cherche à adapter ou ajuster l’homme à son poste de travail. Les entreprises recherchent de plus en plus des formations opérationnelles et contextuelles qui répondent aux exigences immédiates de l’emploi. C’est bien comme le précise Gérard Malglaive 9 , « les problèmes surgissant dans une conjoncture spécifique qui donnent naissance à une ou des opérations de formation ». Le sur mesure, l’interne et l’intra prennent le pas sur la formation inter entreprise. On parle aussi de retours sur investissements.

On parle non plus d’ingénierie de formation mais d’ingénierie des compétences (celle-ci vise une articulation et une intégration accrue entre le travail et le processus de formation lui-même).

Ce rapprochement du monde de la production (ou du travail) et de la formation n’est pas sans poser question. Les retours sur investissements tant espérés se font parfois attendre. Parce que les apprentissages sont contextualisés, on pense qu’ils vont naturellement se réinvestir dans les situations professionnelles pour lesquelles ils ont été prévus. Ce n’est pas le cas. Il semble qu’il faille prendre en compte bien plus que les aspects techniques et matériels du travail lorsque l’on cherche à rapprocher la formation des situations de travail et de production.

On commence à s’interroger sur les conditions nécessaires à l’opérationnalisation des acquis de formation et à s’intéresser aux questions relatives au transfert des apprentissages. On découvre la valeur formative de l’environnement du travail et prend conscience qu’un « détour » est nécessaire pour identifier les conditions sociales 10 , économiques 11 et organisationnelles 12 favorisant le développement et le transfert des compétences, les limites, les possibilités mais aussi les conditions de mise en œuvre des processus d’apprentissages.

Ensuite et dans la continuité de l’évolution précédente, on se rend compte que la formation formelle ou formalisée n’est pas une solution à tous les problèmes de compétences que se posent les entreprises. Les mutations du travail portent en elles des dynamiques spontanées, empiriques, de pratiques de développement des compétences qu’il convient de soutenir, faciliter, accompagner voire démultiplier. Les « nouvelles organisations » du travail le montrent puisqu’elles favorisent le développement de l’autonomie, de l’initiative, de la prise de responsabilité, etc. et ce, en grande partie grâce aux structures par projet, à la réduction des lignes hiérarchiques et à l’introduction de la polyvalence… L’organisation du travail, ses modes de division et de coordination du travail apparaissent comme un levier particulièrement intéressant de développement des compétences. On assiste ainsi à l’essor de nouveaux modes de fonctionnement du travail collectif avec les groupes semi-autonomes ou les îlots de production, des organisations par projets, des groupes participatifs, des groupes progrès, des cercles qualités, etc. Tous ces dispositifs devant favoriser le développement des compétences.

Quoi de plus naturel, dès lors, que de s’interroger plus précisément sur la « formation en situation de travail » 13 et plus précisément sur le lien entre organisation du travail et développement des compétences ?

S’interroger sur le rôle formateur des situations de travail n’est pas nouveau, ce qui l’est par contre est l’interrogation croissante sur la manière de renforcer le potentiel formateur des situations de travail, la volonté de vouloir didactiser les contextes de travail pour renforcer la fonction formatrice de ces derniers ou encore de vouloir développer des pratiques organisationnelles ou managériales qui y contribueraient directement. Notre intérêt pour la relation organisation du travail et développement des compétences prend alors toute sa mesure.

Cela fait longtemps que l’on sait que les situations de travail peuvent être porteuses d’apprentissages.

Pour s’y intéresser, on peut se référer à différents auteurs qui chaussent diverses lunettes (la psychologie du travail, la sociologie, l’ergonomie, la psychologie ergonomique cognitive, les sciences de gestion, la didactique professionnelle) comme Pierre Pastré (2004), Philippe Astier (2002), Philippe Carré (2003), Yves Clot (1999), Etienne Bourgeois (1997), Pierre Caspar (1996), Jean Marie Barbier (1996) ou encore Claude Dubar (1992) pour ne citer qu’eux. Chacun s’est intéressé de près à la relation travail et formation, travail et développement des compétences.

Mais le regard que nous allons porter sur la relation organisation du travail et développement des compétences n’est pas un regard construit autour d’une discipline de référence mais à partir d’un objet : l’organisation du travail. L’organisation du travail contribuant à façonner les situations de travail, chacun de ces auteurs participera donc, à sa manière, à nous éclairer sur la question des organisations qualifiantes car quelle autre expression pourrait mieux qualifier la relation qui nous intéresse ici lorsque l’on parle de développement des compétences et d’organisation du travail ?

L’objectif de notre recherche n’est pas de « pister » ces organisations qualifiantes mais de repérer des processus existants, informels ou formels, en lien avec les opportunités d’apprentissages offertes par l’organisation du travail  et de nous demander : Pour quelles raisons une organisation qui est la plus à même de développer les compétences ne parvient-elle que modérément à le faire ?

Notre problématique ne se veut pas d’emblée opérationnalisante. Elle se veut questionnante, se réclamant d’une sociologie de la critique. Loin d’être pessimiste, notre posture est bien plus herméneutique que pragmatique. Nous ne cherchons pas à dire comment il faut faire pour que des organisations deviennent qualifiantes mais à comprendre pourquoi elles ont tant de mal à l’être ou à le devenir.

Inutile de se voiler la face, il n’existe pas à ce jour, de résultats probants quant à la mise en œuvre d’organisations qualifiantes et cela est surprenant dès lors qu’elles semblent être les plus à même de concilier organisation du travail et développement des compétences. On reste dans le discours, dans la magie du verbe, sans jamais avoir véritablement cherché à aller voir ce qui se passe sur le terrain !

‘« Dans les pratiques françaises, dire est important. Il est tellement important que ‘’dire que l’on va faire’’ a peu ou prou une valeur équivalente à celle d’avoir fait ».
Alain d’Iribarne (2003) 14

Sans vouloir les accuser d’être mercantiles, peut-être est-ce la raison pour laquelle si peu de chercheurs en ont fait un objet de recherche. On trouvera principalement présent sur ce champ de réflexion le sociologue Philippe Zarifian et quelques-uns de ses anciens collègues du LATTS. Quant aux psychologues cogniticiens, ils se sont bien plus intéressés à la notion d’apprentissage organisationnel, qu’à celle d’organisation qualifiante. On peut s’en étonner comme on peut s’étonner de ne pas voir des amitiés se nouer entre psychologues, sociologues et économistes pour tenter d’éclairer la problématique de l’organisation qualifiante.

Du côté des docteurs, on trouve aussi peu de thèses portant sur le sujet des organisations qualifiantes. On peut en référencer cinq dans l’ouvrage de Françoise F. Laots « 40 ans de recherche en formation des adultes » 15 . Parmi celles-ci, seules deux portent explicitement sur les organisations qualifiantes, celles de Sandrine Maré Girault et de Monique Combes ; les autres sont dans leur sillage 16 . Pour aller plus loin et de manière globale, seules seize thèses 17 auraient porté ces quarante dernières années sur la relation formation et travail…

Last but not least, pourquoi cette problématique ?

Parce que l’enjeu, au regard des mutations du travail et de la formation, est sans doute moins d’identifier la nature des savoirs développés en situation de travail que de repérer la manière dont ils évoluent et se transforment, dont ils sont façonnés et mobilisés…

Parce qu’il s’agit de s’interroger sur la manière dont les salariés construisent, échangent, consolident ou transmettent leurs savoirs et leurs compétences…

Parce que, après avoir défini la notion de compétence, on peut émettre l’hypothèse que l’organisation du travail, selon la forme qu’elle prend, génère des pratiques professionnelles particulières, spécifiques. Certaines de ces pratiques permettront à l’individu de tirer des leçons de son expérience, de prendre conscience du pourquoi, du comment de ses gestes et comportements professionnels, de structurer, de renforcer ou de corriger ses schèmes d’action ou ses représentations, et de ce fait, de développer ses compétences (voire se professionnaliser) mieux qu’ailleurs.

Enfin, parce que cette recherche s’ancre dans des préoccupations professionnelles. En charge d’un diplôme universitaire de troisième cycle, nous sommes amenée en permanence à réfléchir à la formation et à la professionnalisation de nos étudiants futurs spécialistes en ingénierie de formation et des compétences… Et qui sait, peut-être parlera-t-on un jour des spécialistes en ingénierie des organisations qualifiantes ? Ou de spécialistes de l’apprenance ?

Dans une première partie, nous aborderons les notions de compétence et d’organisation qualifiante afin de situer le cadre théorique dans lequel se situe notre recherche. Cette partie se terminera par la présentation de notre méthodologie de recherche et des entreprises qui y ont participé.

La deuxième partie sera empirique. Elle fera état de nos résultats :  

Enfin dans une troisième partie, nous réfléchirons aux mythes que véhiculent les organisations qualifiantes et à la manière dont il est possible de s’en défaire pour passer d’une logique de formation et de développement des compétences à une logique de professionnalisation.

Notes
1.

LEPLAT Jacques & DE MONTMOLLIN Maurice in « Les compétences en ergonomie », Paris, Octares 2001, p 7

2.

Sites consultés au 17/09/04

3.

www.abes.fr au 31/07/2004

4.

www.electre.com au 31/07/2004

5.

2064 articles utilisant le terme de compétence (s) dans leur titre entre 2001 et 2004, mais aussi 12034 articles traitant du sujet. Entre 1990 et 2000, on trouvait 1136 articles utilisant le terme et 6973 traitant du sujet. Entre 1984 et 1990 on ne trouvait que 612 articles utilisant le terme dans leur titre et 2629 traitant du sujet. (Base Francis consultée en Juillet 2004)

6.

Expression empruntée à Guy LE BOTERF. Cf. LE BOTERF Guy in « De la compétence : essai sur un attracteur étrange », Paris, Editions de l’Organisation, 1997

7.

« Cette dimension, depuis toujours plutôt considérée comme la marque des emplois supérieurs, devient un élément incontournable de l’activité des personnels dits d’exécution. Ce qui est en question n’est pas simplement la reconnaissance de ce que ces tâches d’exécution ont toujours comporté d’initiative personnelle, mais le fait que ces tâches requièrent de plus en plus de décisions là où il n’était censé qu’être question d’adaptation » LICHTENBERGER Yves in « Compétence, organisation du travail et confrontation sociale » in Formation Emploi n°67, p100

8.

Philippe PERRENOUD in Janine ROCHE in « Que faut-il entendre par professionnalisation ? », Education Permanente n°140, 1999, p44

9.

Gérard MALGLAIVE in « Enseigner à des adultes », paris, PUF 1992, p109

10.

Ex : Style de management des hommes, politiques de reconnaissance, de validation et de gestion des compétences, etc.

11.

Ex : Caractéristiques d’environnement, marchés, activité de l’entreprise, etc.

12.

Ex : Système de gestion de production, système hiérarchique, division et coordination du travail, etc.

13.

La formation en situation de travail peut se définir comme « l’ensemble des pratiques qui visent explicitement et systématiquement à maximiser le potentiel formateur des situations de travail dans l’entreprise et les organisations ». Cette préoccupation se traduit par une double question : comment d’une part aménager les situations de travail pour les rendre formatrices et faciliter le développement des compétences ? Comment d’autre part, amener les individus à tirer le meilleur parti de leurs situations de travail pour développer leurs compétences ? BOURGEOIS Etienne in « La formation en situation de travail » in GUYOT Jean Luc et Alii in « L’individu au cœur des dispositifs », De Boeck, p236

14.

D’IRIBARNE Alain in OIRY Ewan « De la qualification à la compétence : entre rupture et continuité », p19

15.

LAOTS F. Françoise in « 40 ans de recherche en formation des adultes », Paris, L’Harmattan 2002

16.

Parmi ces cinq thèses, on en trouve deux sur les organisations qualifiantes, une sur les organisations apprenantes et deux sur les entreprises formatrices. Ces deux dernières sortent de notre champ dès lors que l’entreprise formatrice peut être considérée comme une entreprise qui effectue de grosses dépenses pour former ses salariés (formation formelle). COMBES Monique « L’organisation qualifiante : idéal type et conditions d’émergence », Thèse de Sciences et Techniques, Paris 1995 ; MARE GIRAULT Sandrine « L’organisation qualifiante : Perspectives, limites théoriques et pragmatiques », Thèse de sociologie, Paris 1996 ; MOISAN André « L’organisation apprenante : Pour une analyse en termes de construits sociaux », Thèse de Sociologie, Paris 1994 ; BROCHIER Damien « L’entreprise formatrice : Le rôle de la formation continue dans les reconstructions socio-industrielles de trois entreprises françaises », Thèse de Sciences Economiques, 1993 : ISNARD Martine « Le travail éducateur : De l’école républicaine à l’entreprise formatrice. Les transformations de la mobilisation salariale à travers les crises du capital », Thèse de Philosophie, Paris 1995

17.

LAOTS F. Françoise, op.cit

18.

Trois entreprises Plasturgistes : Diverplastic, Visenplastic et Uplastic, et deux entreprises Logistiques: Logimeuble et Logifer. Ces cinq entreprises ont été choisies parce qu’elles faisaient face à des mutations organisationnelles importantes ayant des répercussions assez fortes sur le contenu des emplois des personnels de production et conséquemment sur les démarches d’accompagnement du changement et de formation.

19.

Ce groupe de travail est celui de l’entreprise Diverplastic. Nous avons choisi cette entreprise car les groupes y fonctionnent depuis longtemps. Dans les deux autres entreprises où ils existent, ils sont encore embryonnaires.