Première partie. De l’organisation du travail au développement des compétences

‘Dans la tourmente économique « post chocs pétroliers » les entreprises « avaient ressenti le besoin d’inventer quelque chose qui, d’un point de vue de la rhétorique, aurait toutes les vertus mobilisatrices de la novation et qui, d’un point de vue conceptuel, aurait une apparence de rationalité et de scientificité […]. A la recherche de ce ‘’quelque chose’’, elles ont trouvé la notion de ‘’compétence’’ ».
Alain D’Iribarne (2003) 20

La notion de compétence exprime l’idée d’une responsabilité partagée entre individu et milieu de travail. Son expression et son développement n’auraient de sens que dans cette liaison, ou en tout cas. Dès lors tout milieu de travail peut contribuer au développement des compétences.

Une organisation qui limite les marges de manœuvre de ses opérateurs (niveau d’autonomie, degré de spécialisation, polyvalence, etc.) ne leur offre que très peu d’opportunités d’apprendre autre chose que tout ce qui est lié directement à l’exécution des tâches qui leur sont confiées. Par contre, si ces mêmes opérateurs ont la possibilité et les marges de manœuvre nécessaires pour agir les événements qu’ils rencontrent, alors ces derniers leur offriront la possibilité d’apprendre bien plus que les savoirs directement nécessaires à l’exécution des tâches qui leur sont confiées.

Autrement dit toute situation n’est pas également formative, apprenante et la diversité des combinaisons possibles entre éléments techniques et organisationnels (nature des prescriptions, degré d’autonomie, possibilité de prendre des initiatives, travail collectif, groupes de travail ou de résolution de problèmes, réunions, nature et qualité des communication, etc.) va contribuer à donner à la situation de travail un potentiel formatif plus ou moins grand et à structurer les possibilités d’apprentissages.

Le rapprochement du Bureau d’Etudes (BE) et de l’atelier chez Diverplastic permet au BE de mieux se saisir des difficultés que rencontre la production lors du lancement de nouvelles productions et d’être sensibilisé à l’importance de faire évoluer les dossiers de fabrication en collaboration étroite avec la production.

Lorsque les régleurs chez Diverplastic ou Visenplastic doivent passer par leur chef d’équipe pour obtenir l’accord de modifier des paramètres de réglage de presse, certains d’entre eux laissent courir les problèmes.

Un Chef d’Equipe de Diverplastic explique que pour manager son équipe, il s’appuie sur ce qu’il a vu faire par d’autres et sur ce qu’il a observé de ses propres chefs avant d’être chef lui-même. Il n’a pas d’autres ressources à sa disposition, selon lui, puisqu’il ne se sent pas managé dans cette entreprise qu’il vient d’intégrer. Ce qui n’est pas le cas de l’un des deux chefs d’équipe d’Uplastic qui considère son responsable d’atelier comme le modèle à imiter.

Chez Uplastic, certaines opératrices ont développé une connaissance de leur outil de production assez fine pour arriver à se débrouiller seules dans la majeure partie des cas simples (ex : pièce à produire bloquée) car « il fallait toujours attendre avant qu’on vienne nous dépanner et on perdait deux heures, et en plus on avait des quotas à assurer… ». Un écran de contrôle à leur disposition leur facilite la tâche puisqu’elles sont en mesure d’y lire les premiers « diagnostics machines »…

Chez Diverplastic, les opérateurs ont pour consigne de faire appel aux régleurs ou aux chefs d’équipe chaque fois qu’un problème technique de pose à eux.

Dès lors, on admet :

En ce sens, les modalités de division et de coordination du travail influencent fortement la production et l’usage de l’expérience, et donc le développement des compétences. Le concept d’apprentissage organisationnel a d’ailleurs largement montré, comme ceux d’organisation qualifiante ou d’organisation apprenante, qu’une organisation peut être ou ne pas être favorable aux apprentissages et donc, au développement des compétences.

Sans oublier toutefois qu’on peut être plus ou moins compétent, dans le même contexte de travail, en fonction de ses affects, émotions, motivations.

Ne parler que des éléments techniques et organisationnels serait un leurre, ce serait oublier l’importance du facteur humain. Nous pouvons le constater au travers de l’exemple ci-dessous :

Chez Visenplastic certains opérateurs ont pu devenir régleurs du fait du « peu de complexité » des outils de production. Les régleurs issus de la formation sur le tas expliquent qu’en tant qu’opérateurs, ils avaient eu peu à peu la possibilité de « donner des coups de mains », de « regarder faire », d’ « écouter », etc. les régleurs en poste.

L’individu n’apprend pas s’il n’a pas envie de le faire ou s’il ne donne pas de sens aux situations qu’il rencontre. C’est lui le maître à bord, personne ne peut apprendre à sa place. Le contexte de travail peut réunir toutes les conditions favorables aux apprentissages mais peut ne pas être apprenant si l’individu ne souhaite pas apprendre ou s’il n’a pas conscience qu’il apprend. A l’opposé, l’individu peut avoir envie d’apprendre, mais le contexte de travail ne lui offrir aucune opportunité en ce sens…

Une opératrice d’Uplastic explique qu’elle suit une formation d’opératrice qualifiée mais qu’on ne lui confie aucune tâche spécifique entre deux temps de formation. Elle aimerait faire un vrai démarrage de production ou régler un moule, même partiellement… Faire ce qu’elle apprend en formation mais personne ne lui offre cette possibilité de réinvestir ces acquis. Rien n’est organisé dans ce sens malgré la lourdeur et le coût du dispositif.

L’individu peut aussi apprendre en dehors de tout contexte technico-organisationnel favorable aux apprentissages, en dehors de toute instrumentation didactico-pédagogique. C’est l’individu qui apprend et qui décide de le faire.

Un palettiseur d’Uplastic explique qu’il a pu obtenir une formation d’opérateur qualifié parce qu’il avait eu maintes fois l’occasion d’observer le travail sur les presses à injecter (lors de temps d’attente aux pieds de la presse par exemple) et de discuter avec les personnels de l’atelier. Il avait pu de cette manière emmagasiner suffisamment d’informations lui permettant de franchir les obstacles de la présélection à la formation.

On peut aussi évoquer le cas de ce technicien de Diverplastic qui passe beaucoup de temps au bureau d’études pour régler des problèmes de dossiers de production et qui en profite pour s’intéresser aux activités périphériques à la constitution de ces dossiers, il n’aspire qu’à une chose : l’industrialisation des produits, ce qui ne fait pas partie de sa mission.

On peut donc dire que l’individu peut apprendre là où on ne l’attend pas.

Enfin on notera que deux individus face à une tâche identique, se déroulant dans les mêmes conditions matérielles, techniques et organisationnelles peuvent apprendre ou non, peuvent même lorsqu’ils apprennent ne pas apprendre les mêmes choses selon la manière dont ils se projettent dans les situations et le sens qu’ils leur donnent.

Cette situation est flagrante au niveau de l’ensemble des chefs d’équipe que nous avons rencontrés à l’égard de leur responsabilité de management. Chez Diverplastic, l’un d’entre eux aspire à devenir technicien, un autre à devenir responsable d’atelier. Dans le premier cas le chef d’équipe maintient discipline et contrôle et se concentre sur ses compétences techniques ; dans l’autre le chef d’équipe cherche à construire une équipe de travail responsable et solidaire, il s’attache à beaucoup communiquer et à être présent, il se concentre sur les compétences qu’il a à acquérir en terme de management et d’accompagnement d’équipe.

Les personnes dans leur manière de travailler et d’envisager l’avenir, au travers du regard qu’elles portent sur elles ou le collectif de travail, orientent également le potentiel d’apprentissage qui gît dans toute situation professionnelle.

Elles apprennent aussi parfois sans le vouloir, sans le savoir.

Efficacité organisationnelle et efficacité humaine seraient étroitement liées et l’on pourrait distinguer dans toute mise en œuvre de compétences :

- des caractéristiques propres à l’individu qui sont le résultat de son histoire

- des caractéristiques propres à l’environnement qui l’accueille.

Ce couplage interactif et itératif conduit l’individu à un plus ou moins grand degré de performance, et à développer - en fonction des caractéristiques du travail - des compétences d’action , de gestion de l’action voire de rhétorique de l’action.

Certaines organisations vont se montrer plus ou moins favorables aux apprentissages et au développement des compétences. Dans le meilleur des cas, elles pourraient être formatives, apprenantes, qualifiantes…

Avant de caractériser ces organisations, nous définirons la notion de compétence. Nous verrons que la notion d’organisation qualifiante est la plus à même d’exprimer la relation entre organisation du travail et développement des compétences.

Sur le plan conceptuel, nous privilégierons une approche pluridisciplinaire. Nous ne souhaitons pas prendre partie pour l’une ou l’autre des disciplines qui traitent de compétence ou d’organisation qualifiante. C’est le croisement de leurs points de vues et de leurs postures théoriques qui nous permettra de stabiliser notre cadre de recherche et d’analyser la relation qui nous intéresse ici.

Notre cadre de recherche sera présenté à la suite de notre cadre théorique.

Notes
20.

D’IRIBARNE Alain, op. cit, p34