2.1. la compétence dans le champ des pratique, son usage social

L’observation des pratiques des entreprises en matière de gestion des compétences donne l’impression d’une grande hétérogénéité, les définitions renvoient à des usages fortement différenciés. Le travail de Sandra Bellier 29 en offre une belle illustration et permet de penser qu’il n’existe pas de convergences entre les pratiques et donc les manières d’opérationnaliser la notion de compétence. Elle a pu identifier cinq approches des compétences : approche par les savoirs, approche par les savoir-faire, approche par les savoir-être, approche mixte et approche cognitive.

Il est à noter, selon nous, que l’identification de ces approches n’a pu se faire que dans des lieux où les compétences se formalisent ou sont formalisées. Dans nos cinq entreprises ce n’est pas le cas. Les personnes y définissent la compétence de manière multiforme et non homogène. La définition dépend largement de la personne qui emploie le terme : le chef d’entreprise, le responsable d’atelier, le chef d’équipe ou le technicien n’en n’ont pas, en règle générale, une vision homogène ; et surtout ils la regardent d’où ils sont, en fonction de leurs besoins et de son utilité. Dans ces entreprises, la compétence peut se définir comme un mixte des approches que nous allons aborder.

Nous complèterons les cinq approches proposées par Sandra Bellier par celle opérée par Gérard Malglaive concernant le « savoir en usage ». Sa manière de concevoir et de définir la compétence est intéressante car il ajoute une dimension absente des cinq autres approches : le savoir pratique. Or dans les entreprises que nous avons étudiées, cette dimension est primordiale, elle est la plupart du temps évoquée au travers des savoirs de métier, de l’expérience acquise au fil du temps, ou de la difficulté à dire son faire tant il est incorporé…

  • L’approche par les savoirs

Dans un certain nombre des approches compétences, ce qui serait explicatif de l’action réussie, serait le fait de posséder des savoirs. La compétence devient des « savoirs mis en œuvre ». Le contrôle de la mise en œuvre disparaît au profit du contrôle des connaissances. On complète le repérage des savoirs par la distinction de niveaux de maîtrise (fort, moyen, faible). Ce repérage porte alors sur le « disséquage » de toutes les activités d’un emploi. Il est éminemment analytique et repose sur l’idée que tout doit s’apprendre d’une certaine manière . Cette approche est également idéologique puisqu’elle véhicule avec elle l’idée que c’est le savoir qui permet de réussir. Plus je sais, plus je suis compétent. Le diplôme fournirait dès lors la preuve de la compétence, et l’on assiste là à une hiérarchisation des compétences. Bon nombre des pratiques de formation repose sur cette conception des compétences. Cette approche n’est pas fausse, elle est incomplète. Les savoirs font partie des compétences mais ne sont pas la compétence. Que faire des bas niveaux de qualification, des gens sans qualification reconnue ? Ne sont-ils pas compétents ? Par ailleurs, on le voit dans la vie de tous les jours, ce n’est pas toujours ceux qui savent qui savent le mieux faire. C’est d’ailleurs un problème pour l’école, haut lieu de dispense de savoirs… Savoir et action ne peuvent être synonymes. On peut noter également que le savoir est éphémère car il évolue en permanence. Les diplômes deviendraient vite caduques en situation de travail… On deviendrait ou prendrait le risque de devenir très vite incompétent…

  • L’approche par les savoir-faire

La compétence étant en relation directe avec l’action réussie, pourquoi ne pas l’assimiler à un savoir-faire ? En ce sens, être compétent, c’est savoir faire. Dans cette approche les compétences sont assimilées à l’action, la plupart du temps elles sont décrites comme l’action. Il y a très peu de différence entre le référentiel d’activités et le référentiel de compétences… On se contente alors souvent de mettre « savoir » devant l’activité pour formaliser la compétence. Pour l’activité d’une secrétaire, on trouvera : « elle tient l’agenda de son patron, elle tape à la machine, elle organise des réunions » ce qui se traduira en compétences par « savoir tenir l’agenda de son patron, savoir taper à la machine, savoir organiser des réunions ».

On conviendra que la valeur ajoutée de cette approche est quasi nulle, l’introduction de la notion de compétence n’apporte rien à la gestion des ressources humaines. En définitive, en restant trop près du faire, on ne parvient pas à expliquer ce qui permet d’agir et de réussir. Parfois on trouve des savoirs assortis à ces savoir-faire mais l’on retombe dans les écueils de la démarche précédente.

  • L’approche par les comportements et les savoirs être
‘« Le savoir perd son statut d’objet pour gagner en attribut du sujet… et la relation cognitive tend à se définir sur le mode de l’être (être compétent) et non plus sur celui de l’avoir (avoir un savoir au risque de le perdre) »
M. Stroobants (1991)’

En parallèle à l’approche par les savoir-faire, on trouve une approche qui donne un poids déterminant au comportement. Dans cette approche, on raisonne plus sur ce qui appartient à l’individu, ce qui concerne ses attitudes, sur ce qui permet de le distinguer des autres. Le comportement est alors directement rattaché à la personnalité. Pour prédire le comportement, il suffit de décrire la personnalité. Pour connaître la personnalité, il suffit de décrire le comportement. Dans cette approche, le comportement inclut nécessairement des savoir-faire et des savoirs, mais une place privilégiée est laissée à l’équation personnelle qui permet de mettre en œuvre savoirs et savoir-faire et d’en faire la compétence.

La limite de cette approche tient à deux points :

Premièrement parce qu’en se situant du point de vue de la psychologie, on renvoie à des concepts flous : intuition, bon sens, capacités relationnelles, sens stratégique, prudence… Cela donne un caractère très subjectif à la compétence dès lors que chacun a sa propre représentation de ces concepts et croit savoir la repérer.

Deuxièmement parce qu’en donnant une place explicative à la dimension personnelle, elle ne donne pas les moyens capables de développer ces attributs personnels. Si l’on considère le charisme, on est obligé d’admettre qu’en dehors du recrutement, il y a peu de moyens d’agir sur les RH…

On ne peut pas nier la participation de savoirs comportementaux dans le fait d’agir de manière réussie, mais ils revêtent un caractère très subjectif qui les rendent difficilement opératoires. Savoir établir un contact ou savoir détendre l’atmosphère ou savoir écouter ou savoir rassurer ou encore savoir convaincre, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que l’écoute ? Qu’est-ce que détendre l’atmosphère ? Qu’est-ce que rassurer ou convaincre ? etc.

La définition de ces termes va dépendre des contextes et des personnes qui les utilisent…

  • L’approche mixte : Savoirs (S), Savoir-faire (SF), Savoir-être (SE) ou la compétence comme espace tridimensionnel

Le réflexe classique consiste à combiner les trois approches que nous venons d’aborder. Une trilogie dont la somme serait explicative de la compétence nécessaire pour tenir un emploi. Elle combine donc les inconvénients des trois approches mais en en suscitant de nouveaux en raison de la juxtaposition.

On n’a pas toujours avec cette approche, une réponse à la question : qu’est-ce qui fait que l’on agisse avec succès ? L’accumulation de savoirs (dont on ne sait s’ils sont mobilisés et comment ils le sont) ? L’accumulation de savoir-faire (qui ne sont qu’une liste d’activité) ? L’accumulation de savoir-être (dont on ne sait pas ce qu’ils sont ) ?

L’accumulation de savoirs, savoir-faire, savoir-être ne permet pas à elle seule d’expliquer l’action réussie. La notion d’accumulation nous semble d’ailleurs fausse pour comprendre la compétence car nous verrons qu’elle est composite et agrège des savoirs (au sens large) qui se structurent et s’articulent entre eux  (= caractère dynamique et non inerte de la compétence !).

L’approche cognitive

Dans cette approche la compétence réside dans la capacité à résoudre des problèmes de manière efficace dans un contexte donné. Cela signifie que l’efficacité n’existe pas en soi, qu’elle est liée à un contexte. La compétence n’est donc pas ce que l’on fait mais comment on parvient à le faire de manière satisfaisante. La compétence n’est pas dans l’action réussie mais dans ce qui lui est sous-jacent : les stratégies de résolution de problèmes. Ces stratégies seraient explicatives du « comment on parvient à agir ? ». Ce sont des démarches intellectuelles qui guideraient, orienteraient et rendraient possibles l’action.

Les démarches intellectuelles ne suffisent pas à expliquer toute la compétence mais elles en font partie. Il est par ailleurs difficile d’apprécier et d’appréhender des démarches intellectuelles dès lors qu’une partie d’entre elles sont inaccessibles, automatisées et inconscientes.

  • l’approche du savoir en usage

Aucune de ces approches prise de manière exclusive ne semble convenir mais leur complémentarité reste intéressante. On notera également qu’aucune des approches précédentes n’identifie précisément les savoirs qui naissent de l’action. Si l’on parle de Validation des Acquis Professionnels (VAP) ou de Validation des Acquis de l’Expérience (VAE) c’est bien parce que l’on développe des savoirs en travaillant. Cela en est en tout cas le principe fondateur… Gérard Malglaive 30 a une approche très intéressante puisqu’il prend en compte toutes les approches précédentes en y ajoutant une dimension : celle des savoirs pratiques.

La compétence pour Gérard Malglaive résulte de l’articulation de savoirs théoriques (disent ce qui est), de savoirs procéduraux (disent ce qu’il faut faire), de savoir-faire (savoir quoi faire) , de savoirs pratiques (savoir y faire) et de SE et savoirs cognitifs (qui sont inhérents aux autres).

Notes
29.

BELLIER Sandra in « La compétence » in CARRE Philippe et CASPAR Pierre in « Traité des Sciences et Techniques de formation », p228-230

30.

MALGLAIVE Gérard, op.cit.