2.3.2. Une centration sur l’individu qui ignore ou laisse dans l’ombre des ressources non incorporées à l’individu

Si aujourd’hui les entreprises réorganisent le travail, c’est pour gagner en compétences… Cela veut dire que la compétence serait plus que le résultat de l’articulation de ressources propres à l’individu. Elle résiderait dans la combinaison de ressources indépendantes et dépendantes de l’individu : ses ressources incorporées et ses ressources non incorporées. Là aussi les débats sont nombreux et aucun consensus n’est encore établi.

S’il est vrai que la compétence d’un individu repose sur sa capacité à mobiliser ses savoirs (au sens large), il faut encore qu’il le veuille et qu’il le puisse…

Tout acte de travail s’inscrit dans un collectif de travail, une organisation, un environnement, une hiérarchie, un système économique et technique, qui génèrent à la fois des contraintes et des ressources pour l’individu. La performance de ce dernier est en partie déterminée par cet ensemble d’éléments en interaction. En partie seulement car la mise en œuvre des compétences reste fortement liée à ce qu’est cet individu, ce qu’il pense être, ce qu’il sait, ce dont il a envie, ce qu’il a déjà vu, etc. (expérience, formation, éducation, motivation, estime de soi, etc.).

La compétence ne résiderait donc pas uniquement dans l’agencement des ressources propres à l’individu mais dans l’articulation de ces dernières avec des ressources indépendantes de lui… dans leur synergie… D’autres dimensions interviennent, cela veut dire que l’axe performance ne peut être un bon (ou le seul) descripteur de la compétence… Dans le champ des pratiques, on a trop tendance à l’oublier…

La compétence dans cette perspective interactionniste est une notion hybride associant des personnes, des espaces professionnels et des équipements. Elle est une relation, elle est relation. « Une relation entre des capacités mobilisées et des moyens fournis, entre des objectifs fixés et des raisons d’agir que chacun définit à sa manière » 66 . Si l’on coupe une personne de son environnement, de ses réseaux de ressources, on peut remettre en cause ses compétences… La compétence met en jeu les savoirs (au sens large) du salarié mais aussi les moyens mis à sa disposition pour réaliser son travail… On peut donc dire que deux salariés disposant des mêmes savoirs ne seront pas compétents de la même manière selon les outils dont ils disposeront, l’accès ou le non accès aux services supports de l’entreprise, l’identification des objectifs du travail , etc.

En ce sens, la notion de compétence met à la fois l’accent sur les capacités de l’individu et sur celles de l’organisation. On peut dire alors qu’évaluer les compétences des salariés, c’est aussi évaluer les compétences de l’organisation et les moyens qu’elle met à disposition du salarié pour qu’il puisse faire la preuve de sa compétence.

En résumé il existerait un lien dialectique entre :

  • compétence de l’individu d’abord : parce ce que toute personne porte en elle des expériences et des savoirs acquis dans et hors de l’organisation, une mémoire, des potentialités, des projets. Elle doit livrer à son propre compte la bataille de la compétence pour progresser et défendre son droit à l’emploi
  • compétence de l’organisation ensuite : parce qu’elle a à organiser les compétences individuelles, à donner les moyens de les exercer et de se développer ; parce qu’elle a à gérer ce patrimoine immatériel pour avoir toujours la bonne personne à la bonne place.
  • mais aussi compétence des collectifs de travail, collaborateurs et collègues.

La compétence est donc agrégation, structuration, articulation d’un certain nombre d’éléments, de ressources ou de savoirs qui interagissent entre eux pour la faire vivre au travers d’une performance donnée. On pourrait illustrer nos propos par ceux d’Yves Lichtenberger. « La compétence est au croisement des capacités d’un salarié et des moyens qui lui sont fournis par l’entreprise. Il s’agit en partant du plus visible, des moyens matériels, y compris de mesure et de contrôle nécessaires au salarié pour établir un état de la situation dans laquelle il se trouve et un diagnostic des effets de son action, de la disposition spatiale des équipements qui les rend plus ou moins accessibles et surtout qui facilite ou entrave les coopérations. Il s’agit également de l’accès aux formations et aux informations ainsi qu’aux réseaux d’expertise utiles au salarié, et à tout ce qui permet de développer l’autoformation au travail. Il s’agit enfin, et c’est souvent l’aspect le plus négligé, des indications données au salarié sur la finalité et la valeur de son travail en fonction des enjeux et de la stratégie de l’entreprise : clarté dans la définition du périmètre de responsabilité confié, évolutions souhaitées et importance relative accordée à la qualité, à la quantité, au délai, à la consommation d’énergie, à la présentation du produit » 67 . La compétence prend donc l’aspect d’une combinatoire de ressources, d’un « savoir combiner » aurait dit Guy Le Boterf (1998).

Ainsi parce que la compétence permet d’articuler les ressources incorporées de la personne et celles de son environnement, il devient impossible de la décrire uniquement à partir des tâches qu’un individu a à effectuer ou de l’activité qu’il met en oeuvre (activité au sens ergonomique du terme), ni de sa performance. La compétence se situe dans les régulations qui s’opèrent entre un individu, la tâche qu’il a à effectuer et le milieu dans lequel il opère. Elle est contextualisée et finalisée. Elle est située, liée à une situation de travail particulière. Elle est à la fois processus et état. Processus dynamique parce qu’elle articule des ressources (celles de l’individu, celles de l’environnement) ; état parce qu’elle donne lieu à un certain degré de performance.

On peut alors convenir qu’efficacité organisationnelle et efficacité humaine seraient étroitement liées, et que certaines organisations du travail vont s’avérer plus propices que d’autres au développement des compétences (et à leur nature) et donc aux apprentissages en situation de travail.

Il est plus aisé pour des individus de s’approprier les objectifs de l’entreprise et de comprendre leur contribution à la réalisation de ces derniers s’ils en ont été informés, s’ils ont participé à leur définition, s’ils connaissent les contenus des différents métiers qui gravitent autour du leur et leur contribution spécifique et interdépendante à l’atteinte de ces objectifs…

Il est plus aisé de prendre conscience des causes et des effets des problèmes de non qualité, de l’introduction d’un nouvel équipement, d’un nouveau process, procédé ou produit, d’un changement d’organisation, si l’on est mis à contribution dans un groupe de travail…

Enfin il est plus aisé (et ce n’est pas exhaustif) de solliciter l’intelligence de l’individu si son outil de travail est transparent, évolutif, ou modularisable, si son mode de fonctionnement est dégradé, etc.… ou si les prescriptions du travail sont plutôt ouvertes et lui laissent certaines marges de manœuvre, autorisent des choix, permettent de prendre des décisions… ou s’il se confronte à des situations variées, inédites, événementielles qui lui donnent la possibilité de développer cette intelligence des situations. Ceci fait dire à Philippe Zarifian qu’un fort degré d’événementialité peut en effet « permettre à des personnes ayant une relative faible ancienneté d’acquérir très vite de l’expérience » 68 . Cette événementialité, si elle est gérée et exploitée, peut permettre de développer les savoirs dont l’individu a besoin pour résoudre ses problèmes professionnels.

Ainsi, l’organisation du travail, selon la forme qu’elle prend, va générer des pratiques professionnelles particulières, spécifiques qui vont permettre à l’individu de développer ses compétences mieux qu’ailleurs, voire de développer sa capacité à développer des compétences. L’individu, selon cette logique entrerait alors dans une dynamique de professionnalisation (développer sa capacité à développer des compétences) bien plus que de formation (développer ses compétences )… par laquelle il structurerait et sédimenterait son expérience, la rendrait apprenante.

Notes
66.

LICHETENBERGER Yves, op.cit. p103

67.

LICHTENBERGER Yves, ibid p100

68.

ZARIFIAN Philippe, op.cit p83