On peut définir l’ingénierie des compétences comme l’ingénierie visant le développement de ces dernières.
Avant d’aller plus loin dans ce sens, tentons de synthétiser les caractéristiques des compétences :
On sait que la compétence n’est pas uniquement liée à la personne qui la mobilise mais elle la singularise:
Différents paramètres interviennent dans la mise en œuvre des compétences tels que la motivation au travail, les relations professionnelles, les moyens donnés, etc.
Un individu ne peut utiliser, mettre en œuvre ou développer ses compétences, que s’il a à sa disposition un certain nombre de ressources dans lesquelles il va puiser au gré de ses besoins et des situations de travail.
Ces ressources sont d’ordre cognitives, contextuelles, matérielles, informationnelles, immatérielles, relationnelles, culturelles, espériencielles ou affectives, etc. 70 :
Deux individus face à une même situation ne mobiliseront pas forcément les mêmes compétences parce qu’ils agissent avec ce qu’ils ont et ce qu’ils sont, et vont donc traiter à leur manière les ressources qui sont à leur disposition. La mobilisation de ces ressources est en grande partie fonction de leur histoire personnelle et professionnelle et de leur capacité à interroger les situations qu’ils ont vécu, vivent, ou à vivre (expérience passée, présente ou à venir)…
On sait que la compétence est structurée et composite.
Ces ressources fonctionnent comme des boîtes à outils dans lesquelles sont stockés un certain nombre de savoirs (au sens large) qui sont mobilisés et complétés au gré des événements. Ils s’organisent, se structurent, se déforment, se transforment et s’enrichissent au contact des réalités du travail et/ou de la distance que l’on peut prendre vis à vis de ces dernières. Les savoirs à l’œuvre sont donc les ingrédients de la compétence, et la compétence, le produit de leur articulation.
Ces ressources se présentent comme des gisements de savoirs : des savoirs que, des savoirs sur, des savoirs pourquoi, des savoirs comment, etc. Et plus l’individu sera capable d’y puiser et de les enrichir, plus il saura agir, plus il sera compétent.
Si l’on peut considérer ces ressources comme des gisements de savoirs au service de l’action, il est à noter que la transformation de ces ressources en savoirs n’est pas automatique mais le résultat de leur appropriation par le sujet agissant. Tout l’apprendre est ici questionné …
le sujet peut savoir que l’entrepôt fonctionne en flux tendu mais ne pas savoir qu’en faire. Cette information serait pourtant utile puisqu’elle suppose de lancer des ordres de production avant de promettre une livraison (O stock)
Ces précisions montrent que la compétence s’exprimeet s’observe dans l’action et qu’elle n’est pas de l’ordre de la simple application mais de celui de la construction. Jérôme Bruner (1983) la conçoit d’ailleurs bien ainsi puisque, selon lui, parler de compétence, c’est parler d’intelligence au sens le plus large, de l’intelligence opérative du « savoir comment » plutôt que du « savoir que ».
On n’est pas naturellement, spontanément compétent, « on le devient ou on l’est devenu » 71 par une construction personnelle et sociale qui combine des apprentissages théoriques et des apprentissages expérentiels. Que la compétence soit acquise, qu’elle puisse être modelée, développée progressivement, c’est précisément ce qui en fait un objet de gestion.
Si les compétences s’apprennent, elles s’usent également. Elles évoluent dans le temps et dans l’espace. Un changement d’affectation peut avoir des conséquences désastreuses sur la mise en œuvre ou le niveau des compétences d’un individu.
La compétence est le résultat d’une histoire qui se construit au fil du temps (au fil du temps, des saisons, des erreurs, des expériences, des réussites, etc.
La notion de compétence met à la fois l’accent sur les capacités de l’individu mais aussi sur celles de l’organisation. Il y a une relation dialectique entre compétence et situation de travail, entre sujet agissant et situation de travail, qui montre que la compétence ne s’exprime et ne s’observe que dans l’action, à condition, bien sûr, que les ressources nécessaires soient présentes et suffisantes.
La forme que prend la compétence est toujours contingente, c’est à dire relative à une situation rencontrée, tirant parti des différents éléments de cette situation pour permettre à l’individu de s’y adapter.
C’est parce qu’une compétence est profondément liée aux conditions contextuelles de son exercice qu’elle peut ne pas avoir le même sens d’une entreprise à une autre. Elle est singulière et située.
Elle ne s’observe pas en tant que telle. C’est une notion abstraite et hypothétique, par nature inobservable. Ce sont ses manifestations que l’on observe dans l’activité, autrement dit son résultat. Serge De Witte remarque que « La compétence ne se donne jamais à voir directement : on en constate très bien les manifestations au niveau le plus simple et le plus courant de la pratique professionnelle mais personne n’a jamais pu l’observer au microscope, ni la précipiter dans un cristallisoir. Elle demeure donc pour l’instant un postulat, celui par lequel on explique certaines caractéristiques de l’activité parfaitement observables » 72 . Mais ce résultat ne dit rien des connaissances, des habitudes, des préférences, des savoirs mobilisés pour y arriver. Si le résultat dit que je suis meilleur ou moins bon que mon voisin, il ne dit pas comment je suis meilleur ou moins bon… Ce n’est donc qu’au travers de l’analyse de l’activité que l’on pourra identifier la ou les ingrédients qui la sous-tendent…
La compétence permet d’agir, elle n’existe pas en soi indépendamment de l’activité, du problème à résoudre. Elle s’inscrit dans le champs de la gestion car elle est fortement associée aux notions de performance et d’efficacité.
Parce qu’elle se situe dans l’action réussie, on peut faire l’hypothèse :
Qu’elle n’est pas liée à un statut, à un grade ou à un corps : ce n’est pas parce que l’on est cadre que l’on sait mieux gérer une situation de conflit qu’un technicien par exemple…
Qu’elle n’est pas liée à un diplôme : elle se vérifie sur le terrain, dans la pratique professionnelle… C’est au pied du mur que l’on reconnaît le maçon !
Enfin elle induit un niveau d’exigence plus élevé : elle ne se mesure qu’au regard de l’efficacité qu’elle produit sur le terrain.
On sait que l’ingénierie des compétences semble en toute logique pouvoir se référer à l’organisation du travail…
Nous aborderons ce sujet au travers de la notion d’organisation qualifiante.
Une conceptualisation inachevée : Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à l’usage souvent indifférent du singulier compétence ou du pluriel compétences. Il illustre très bien la faiblesse conceptuelle de la notion sauf pour l’ergonomie qui ne les considère qu’au pluriel. Pour notre part nous avons opté pour le pluriel parce qu’il nous semble moins restrictif en rendant plus compte de la diversité des situations professionnelles et donc des compétences qui leur sont associées. Par ailleurs le singulier place exagérément la compétence ou les compétences derrière quelque chose qui serait de l’ordre du cognitivisme, or, nous avons vu, que la mise en œuvre des compétences, qu’elles soient individuelles ou collectives, dépend largement du contexte dans lequel elles sont mobilisées. Elles relèvent d’une responsabilité partagée et non de la seule capacité de l’individu à agréger et combiner ensemble un certain nombre de ressources.
Cette conceptualisation inachevée conduit les chercheurs à se poser encore de multiples questions. La compétence n’est-elle qu’une autre manière de parler de qualification ? Marque-t-elle le retour du passé ? Comment s’articule-t-elle avec d’autres notions telles qu’identité professionnelle ou métier ? Les compétences collectives existent-elles ?, etc.
Sans doute la notion n’a-t-elle pas fini de faire couler beaucoup d’encre !
Son inférence à partir des situations de travail : N’étant pas directement observables, elles sont inférées à partir des situations de travail. Les observations faites à partir de là peuvent laisser la porte ouverte à toutes les dérives possibles car l’évaluation reste un acte éminemment subjectif et n’oublions pas à ce propos, que ce qui donne corps aux compétences, c’est le jugement d’autrui à leur propos. C’est ce jugement qui conditionne leur réalité. N’étant pas directement observables les compétences se heurtent au-delà de la subjectivité de l’observateur, aux limites du vocabulaire disponible pour décrire ce qui est invisible : les composantes réellement mises en œuvre ou mobilisées dans une activité donnée pour atteindre tel ou tel résultat (les composantes cognitives mais aussi affectives, etc.).
Son utilisation pour la formation à partir de référentiels : le référentiel est- il à même de décrire la totalité d’une réalité ? « Tout comme la carte géographique, le référentiel, représentation en minuscule d’immenses territoires, est une maigre image de la réalité. La représentation symbolique exige le sacrifice d’une partie de l’information : tout ce qui se passe dans la complexité d’une situation de travail ne peut tenir sur une petite feuille de papier ». Et dans nombre de cas, on peut observer que le référentiel sert d’étalon et est censé s’appliquer quelque soit l’individu… On peut en effet se demander si un poste donné requiert par exemple les mêmes compétences selon qu’on travaille de nuit ou de jour ? S’il requièrt les mêmes compétences selon l’équipe dans laquelle on est immergé ? Selon le type de management d’équipe ? , etc.
Par ailleurs la construction de référentiel passe souvent par des choix qui simplifient la réalité ou la synthétisent… à des fins de lisibilité et ils peuvent se montrer parfois très éloignés de ce qui fait la substance des situations, voire la réalité des compétences. Gérard Malglaive 73 dans son ouvrage « Enseigner à des adultes » va même jusqu’à penser que rendre compte des capacités requises pour une activité donnée est quasiment impossible. De plus, ce dernier regrette l’absence quasi permanente dans la description des tâches « d’une compréhension de ce qui permet leur réalisation » 74 . Dans une telle perspective, remarque Jacques Aubret, il est vrai qu’il devient difficile d’appréhender le référentiel de compétences comme autre chose qu’un portrait robot et dès lors que « l’approche compétence n’est fondée que sur les exigences du fonctionnement et les pré-requis formels nécessaires à la tenue des postes de travail, la personne risque de n’être prise en compte que comme une simple variable d’ajustement. Le sujet devient objet, soumis à un idéal de réduction d’écart entre les compétences détenues et les compétences requises pour le poste à pourvoir » 75 . Pour la formation, ceci n’est pas sans conséquence car les formations deviennent décontextualisées, très généralisées (voire universelles) alors que le propre des compétences est d’être tout le contraire. Voici un paradoxe d’importance !!! Quant aux fameux savoir-être que l’on trouve dans les référentiels et que les formateurs sont censés développer chez les formés, qu’en est-il ? Où commencent-ils, où finissent-ils ?
cf. FERNAGU OUDET Solveig in « Voyage au cœur de la compétence », Actualité de la Formation Permanente , Janvier-Février 2001 n° 170, pp8-20
LEPLAT Jacques in « Compétences et ergonomie » in « Les compétences en ergonomie », Paris, Octarès, p43 (Article publié initialement in René AMALBERTINI, Maurice de MONTMOLLIN et Jacques THEUREAU in « Modèles en analyse du travail », Ed Madagna, Liège 1991, pp263-278)
DE WITTE Serge in MINET Francis et Al., op.cit. p26
MAGLAIVE Gérard, op. cit.
MALGLAIVE Gérard in « Compétences et Ingénierie de formation » in MINET Francis et Al. op.cit. p163
AUBRET Jacques et al. (2002), op. cit p120