2.2. Organisation apprenante et apprentissage organisationnel,

L’expression « organisation apprenante » semble avoir évolué vers celle d’apprentissage organisationnel. Ou est-ce la seconde qui a évolué vers la première ? La littérature n’est pas claire à ce sujet… Pour certains auteurs, l’apprentissage organisationnel constitue une solution quasi miraculeuse aux problèmes de fonctionnement dont souffrent les entreprises, d’autres n’y voient que l’effet d’une mode managériale aussi superficiel qu’éphémère. L’engouement est cependant présent au regard de l’abondante littérature parue à son sujet. Bertrand Moingeon remarque que « L’effet de mode ne doit pas nous faire oublier que des chercheurs travaillent depuis de nombreuses années sur cette notion, publiant ouvrages et articles et contribuant à la constitution d’un corpus théorique important et rigoureux » 105 . Ces chercheurs ont pu montrer que les individus ne sont pas les seuls à apprendre, les organisations acquerraient aussi de la connaissance, un savoir collectif, voire un ensemble de valeurs qui vont jouer un rôle déterminant dans leur fonctionnement. L’organisation devient ici le sujet de l’apprendre et non l’individu. Les spécialistes des Sciences de l’Education et de la Formation s’en offensent mais les sciences de gestion qui sont les promoteurs du terme (et des pratiques qui lui sont associées) assimilent l’organisation à un être vivant qui peut apprendre.

Plusieurs raisons peuvent expliquer l’engouement pour cette notion. Pour Monique Combes, « L’une d’elle réside dans le renouvellement des conditions de la production et de la concurrence : dans un environnement en mutation rapide, une entreprise qui apprend plus vite que les autres acquiert un avantage concurrentiel décisif. L’apprentissage organisationnel touche au cœur même de la performance. Une deuxième raison est à rechercher dans l’orientation récente des recherches sur l’organisation, et notamment le développement des travaux sur la cognition. Une dernière explication nous semble directement liée à la problématique des organisations qualifiantes, l’apprentissage organisationnel constituant une voie d’acquisition et d’élaboration de compétences collectives et individuelles dans et par les situations de travail » 106 . Cet engouement s’explique aussi par le fait que l’apprentissage organisationnel relève du domaine de l’intelligence économique, domaine qui fait, actuellement, l’objet de nombreuses attentions puisque nous entrerions dans une économie de la connaissance.

La pléthore de définitions 107 concernant l’apprentissage organisationnel montre que c’est une expression extrêmement polysémique. La distinction de sens qu’opèrent Guy Pelletier et Claudie Solar entre organisation apprenante et apprentissage organisationnel est très éclairante : « Le premier terme décrit surtout les conditions propices à l’existence d’une ouverture organisationnelle à l’apprentissage alors que le second réfère davantage aux apprentissages réalisés par l’organisation. L’un traite du processus d’apprentissage, l’autre du résultat de l’apprentissage » 108 . En définitive, organisation apprenante et apprentissage organisationnel seraient le prolongement l’un de l’autre !

Tentons une définition.

L’organisation apprenante se caractérise par sa capacité à intervenir sur elle-même, à modifier ses logiques d’organisation et d’action

Si organisation apprenante et apprentissage organisationnel sont le prolongement l’un de l’autre, on peut se demander où commence l’un et où se termine l’autre ?

L’organisation apprenante provient d’une double perspective qui allie apprentissage individuel et apprentissage organisationnel.

L’apprentissage organisationnel s’il favorise l’apprentissage de ses membres, a vocation de capitaliser les apprentissages effectués par ces derniers et de se les approprier au niveau organisationnel. C’est une organisation « qui n’en est plus à penser que son développement peut se nourrir du simple développement de l’expertise isolée de chacun de ses salariés » 109 explique Laurent Choain.

L’organisation apprenante est celle qui postule que ce ne sont pas ses micro-compétences qui sont au cœur de son succès économique et social mais sa capacité à exploiter sa macro-compétence ou ses compétences collectives sous forme de connaissances de l’organisation. Cette macro-compétence lui permettra de faire évoluer ses projets et sa stratégie. Dans ces organisations, la faculté d’apprendre devient le moteur du changement et de la croissance…

L’apprentissage organisationnel se caractérise par une organisation capitalise, stocke, mémorise, diffuse les savoirs produits ou détenus par les individus au niveau de l’organisation

Pour Michel Parlier, la théorie de l’apprentissage organisationnel permet d’analyser l’organisation ( prise au sens large) « comme lieu de recherche, de création, de formalisation et de diffusion des connaissances, mais aussi de transformation de connaissances en capacités d’action, c’est à dire en compétences » 110 .

On peut attribuer la paternité de cette théorie à Chris Argyris et Donald Schön 111 (1974 et 1978). Leur conception de l’apprentissage organisationnel découle des théories de l’action des individus. Ils distinguent deux théories expliquant le comportement des individus : « l’epoused theory » ou théorie épousée et « la theory in use » ou la théorie utilisée, voire « collectivisée » 112 et non privée.

L’apprentissage organisationnel existerait chaque fois que des convergences ou des divergences existeraient entre des résultats observés et des résultats attendus, entre epoused theory et theory in use. Ces écarts sont alors analysés et codifiés dans la mémoire organisationnelle, ils sont « encoded » et intégrés dans les théories en usage… sans quoi l’individu aurait appris mais pas l’organisation ! Cette codification permet la formalisation et la diffusion des savoirs produits à l’occasion d’un certain nombre de situations de résolution de problèmes ou de situations critiques. Les processus d’apprentissages à l’œuvre dans un tel dispositif relèvent selon Chris Argyris et Donald Schön d’un apprentissage en double boucle. « Cet apprentissage en double boucle est une rétroaction qui lie la détection de l’erreur, non seulement aux stratégies et aux hommes pour obtenir la performance, mais aussi aux normes qui définissent la performance. Les révisions opérées remettent en cause la nature des normes de l’organisation ; il y a modification du nombre d’alternatives considérées, élargissement de l’ensemble des réponses, modification du cadre dans lequel interviennent ces réponses » 113 . L’apprentissage en simple boucle relevant d’un apprentissage ne donnant pas lieu à une remise en cause des procédures et des normes de travail. On détecte et on corrige les erreurs sans conséquence pour le système dans lequel elles interviennent. C’est le cas le plus souvent. On comprend alors pourquoi le principal levier d’action pour ces auteurs 114 se trouve au niveau des individus et de leurs modes de raisonnement. L’apprentissage individuel, dans cette perspective, devient une condition nécessaire à l’apprentissage organisationnel. On parle aujourd’hui d’une troisième boucle qui viserait la conceptualisation de l’action et la production de savoirs théoriques.

Cette philosophie de management peut se heurter à certains obstacles :

Parce qu’elle s’appuie sur la codification des connaissances et sur la production d’une connaissance commune qui sera diffusée dans l’organisation, elle n’est pas sans rappeler une certaine époque où l’on confisquait les savoirs ouvriers (l’époque du taylorisme) : les individus abandonnent leurs savoirs au profit de l’organisation…

Les résistances peuvent être nombreuses, la garantie de l’emploi n’est plus et beaucoup tentent de préserver leur zone de « pouvoir » pour conserver leur emploi ou leur autonomie. Lorsque les hommes deviennent interchangeables, les résistances peuvent être nombreuses…

Parce qu’il existe des « pratiques buissonnières » 115 qui trouvent leur raison d’être dans le fait de rester cachées parce qu’« illicites ». On revient alors à l’écart travail réel/travail prescrit.

Parce qu’une telle philosophie s’appuie sur la nécessité de voir vivre une cohésion sans faille des individus et des collectifs de travail. La construction d’une vision commune et partagée des enjeux d’une telle organisation est indispensable. Elle repose :

  1. sur la diffusion de valeurs communes, d’une certaine éthique du travail et de ses conditions d’exécution : confiance réciproque, valeur reconnue de l’apprentissage, droit à l’erreur, droit d’agir différemment, etc. ;
  2. sur l’aménagement de contextes de travail qui permettent de nouveaux modes de management et l’instauration d’un climat favorable et propice aux apprentissages, etc. ;
  3. sur une réflexion autour de ce qui va favoriser les apprentissages car il ne suffit pas de faire des erreurs ou de rencontrer des problèmes pour apprendre, faut-il encore introduire des activités réflexives en vue de capitaliser et de transformer les pratiques au travers d’un certain nombre de dispositifs (management de proximité, groupes de résolution de problèmes, cercle qualité, réunion de travail, etc.). La formation prend en définitive de nouvelles configurations en prenant la forme de réflexions et de recherches collectives à propos du travail. Mais l’apprentissage en double boucle ne va pas de soi !

Parce qu’elle s’appuie sur une conception de la verbalisation du travail épurée de toutes ses difficultés. Entre le faire et le dire, le fossé est souvent grand. Ergonomes et psychologues du travail l’ont montré et démontré. On connaît les limites de l’analyse du travail lorsque l’interviewé vous déroule la procédure ou la prescription et non ce qu’il fait véritablement… sans compter qu’il déroule aussi parfois involontairement la théorie professée (théorie d’action qui vise à expliquer ou justifier) et non la théorie d’usage (théorie d’action utilisée effectivement).

Parce qu’on sait que les compétences s’apprennent et s’usent, voire se perdent si elles ne sont pas utilisées. Il peut être difficile de retrouver des savoirs anciens et non utilisés. Par ailleurs certaines pratiques de gestion ou d’organisation du travail (affectation des individus, gestion des trajectoires professionnelles et des mutations internes, etc.) font que, parfois, certains apprentissages se perdent. Dans ce cas pas besoin d’avoir quitté l’entreprise pour qu’il en soit ainsi, elle y contribue directement !

Parce il est possible que de telles organisations perpétuent la tradition bureaucratique. A tout vouloir stocker, capitaliser et diffuser, ne prend-on pas le risque de reproduire les organisations rigides à fortes prescriptions plutôt que de construire de nouvelles organisations ? Ne produit-on pas des excès de « routines » 116 au sens de B. Levitt et JG. March ? Dans ce cas, ces excès de routines souligneraient le fait que l’apprentissage organisationnel serait plus dans une logique d’expérimentation que dans une logique d’expérience, dans une logique de production de routines et non dans une logique de mise à mal de ces dernières.

Enfin parce que l’approche n’est pas sans poser question quant aux limites de ce qui peut être encodé… Quelle frontière élaborer entre les savoirs privés et ceux qui auront à être collectivisés ?

Notes
105.

MOIGEON Bertrand in « L’apprentissage organisationnel » in RUANO BORBALAN JC in « Eduquer et Former » , Paris, Editions Sciences Humaines 2001, p297 

106.

COMBES Monique, Thèse de Doctorat « L’organisation qualifiante : idéal type et conditions d’émergence. Les enseignements d’une recherche dans l’aéronautique », 1995, p116

107.

Cf. VANASSE Bruno in « Le rôle de la culture organisationnelle dans l’apprentissage organisationnel » in www.humansource.com , consulté en juillet 2004 ; MOIGEON Bertrand in « L’apprentissage organisationnel » in RUANO BORBALAN JC in « Eduquer et Former » , p297 ; MC. Fiol et MA. Lyles in COMBES Monique, Thèse de Doctorat, ibid p120

108.

PELLETIER Guy et SOLAR Claudie in « L’organisation apprenante : émergence d’un nouveau modèle de gestion de l’apprentissage » in « Apprendre autrement aujourd’hui ? » in www.citesciences.fr, consulté en juillet 2004, p4

109.

CHOAIN Laurent in « L’organisation apprenante » in Personnel ANDCP n°375, décembre 1996, p19

110.

PARLIER Michel in « Apprentissage et organisation », in Actualité de La Formation Permanente n°154, mai juin 1998, p26

111.

ARGYRIS Chris et SCHON Donald in « Organisational learning : a theory of action perspective », Readding, Addison Wesley, 1978

112.

MIDLER C. in COMBES Monique, Thèse de Doctorat, op. cit p125

113.

PARLIER Michel (1998), op. cit. p27

114.

ARGYRIS Chris et SCHON Donald in « Savoir pour agir : surmonter les obstacles de l’apprentissage organisationnel » , Paris, Interéditions 1995 

115.

Cf. CLOT Yves in « La fonction psychologique du travail », Paris, PUF 2002

116.

La routine s’appuie sur un ensemble de règles et de procédures formelles, mais aussi sur une structure de croyances, de paradigmes, de cultures et de connaissances plus informelles. Ces routines sont fondées sur des interprétations du passé plus que sur des anticipations du futur. LEVITT B. et MARCH JG in « Organizational learning”, Annual Review of sociology n°14, 1988, p319