Chapitre 1 :
Vers des situations qualifiantes…

« Refaire, imiter, reproduire sont certes des moyens d’apprentissage. Mais le plus puissant semble être celui qui consiste à reconstruire. […] Cela requiert un autre type de compétence de la part des acteurs : moins savoir-faire que comprendre »
Pierre Pastré (1999) 182

L’ergonomie, la psychologie du travail ou la didactique professionnelle mettent en évidence la dimension formative de toute activité de travail, « créatrice de connaissances spécifiques » 183 .

Ces disciplines se rejoignent en un point lorsqu’elles abordent la relation formation et travail : le travail ne peut être support, objet ou vecteur d’apprentissage que s’il est conceptualisé et permet la désincorporation des savoirs de la pratique, la mise à jour de la métis, de la « pensée en œuvre dans l’acte » 184 ou de « concepts pragmatiques » 185 . Pour cela, elles travaillent, à partir d’une clinique du travail et de l’activité des opérateurs, sur la formalisation de ces savoirs et non sur ce qui à un moment donné permet de les façonner, de les construire ou encore de les encourager autrement que sur le plan des démarches psycho-cognitives… Elles se centrent sur l’individu dans ses dimensions cognitives et psychiques et non sur l’organisation dans laquelle il évolue. A notre sens, la place de l’organisation du travail n’est pas prise en compte en tant que dimension contributive ou inhibitrice des effets formateurs du travail. Il convient, nous semble-t-il, au regard des compétences et des organisations qualifiantes, de ne pas considérer l’organisation du travail et le processus de construction des compétences comme des éléments indépendants. Il existerait des outils organisationnels au même titre qu’il existerait des outils cognitifs lorsque l’on parle de développement des compétences, notre développement théorique précédent est allé dans ce sens.

Il est sans doute utile de définir les savoirs et les compétences qui sont mobilisés en situation de travail mais tout aussi utile, dans une perspective de formation des acteurs, de définir des voies de développement de ces derniers. C’est ce que nous avons fait au cours de notre recherche empirique en interrogeant les acteurs sur la manière dont ils développement leurs compétences

La plupart de ceux-ci associent l’idée de développement des compétences à celle de polyvalence ou de polycompétence (idée de développement quantitatif des compétences) et plus rarement à celle de développement professionnel (idée de développement qualitatif des compétences).

Ainsi on développe ses compétences :

  • par le fait de vivre des expériences : en faisant les choses, en rencontrant des problèmes, en faisant face à l’inédit, à l’événement… comme évoluer dans l’entreprise, développer de nouvelles activités, participer à un nouveau projet ou à la résolution de problèmes inédits de fabrication…
  • à force de faire les choses, à force de rencontrer des problèmes, à force de regarder faire… à force de vivre certaines expériences… L’expérience est ici inscrite dans la durée, dans la répétition…
  • en pensant l’expérience. Vivre des expériences n’est pas suffisant pour être efficace au travail, il faut penser ces dernières. L’expérience pour être apprenante doit faire l’objet de prise de distance, d’une « élucidation réflexive » 186 … comme évaluer les résultats de son travail pour se fixer des objectifs de progrès, être évalué et pouvoir se positionner en termes de compétences, être coaché, tutoré ou accompagné lorsque l’on rencontre des difficultés… L’expérience s’inscrit ici dans des processus de réflexion…
  • au fait qu’il ne suffit pas de vivre l’expérience, il faut aussi la faire vivre au travers des débats d’idées, d’échanges, de mises en perspective avec les collègues, de coopérations, de collaborations diverses… comme travailler avec d’autres personnes autour d’un projet, résoudre des problèmes de production à plusieurs, bénéficier de pratiques d’intertutorat ou de travail en binômes… L’expérience s’inscrit dans une communauté d’action…
  • à condition d’en avoir envie…

Nous avons tenté de mettre de l’ordre dans les multiples réponses qui nous furent alléguées en identifiant trois facteurs tout à la fois interdépendants et indépendants, complémentaires et distincts : deux facteurs organisationnels (les processus de désenclavement du travail et de décloisonnement de ce dernier), et d’un facteur personnel (les processus d’autodétermination).

Un processus de décloisonnement favorise les interactions entre les individus au sein d’un même service ou d’un même atelier ou entre services, entre ateliers, voire entre services et atelier(s).

Un processus de désenclavement du travail se caractérise par l’ensemble des activités qui visent à se déprendre du travail, à prendre de la hauteur vis-à-vis de ce dernier pour en tirer des enseignements.

Ces deux processus offrent de nombreuses opportunités d’apprentissages qu’ils soient incidents, spontanés, informels ou opportunistes… mais ces derniers s’enchâssent dans des processus d’autodétermination qui dépendent tout à la fois de la posture d’apprenant de l’individu selon qu’il « marche et se regarde marcher », selon qu’il « enjambe pour marcher » et de la posture didactique de l’organisation pour l’aider à apprendre, à « apprendre à marcher »…

Un processus d’autodétermination se traduit par des phénomènes décisionnels qui conduisent l’individu à avoir envie d’apprendre, à avoir envie d’entrer dans l’apprendre.

Comment l’organisation décloisonne-t -elle le travail ? Comment l’organisation désenclave-t-elle le travail ? En marge et au-delà des processus d’autodétermination suffit-il de désenclaver le travail et/ou de le décloisonner pour permettre aux individus d’apprendre et de développer leurs compétences ?

Notes
182.

PASTRE Pierre in « L’ingénierie didactique professionnelle » in CARRE Philippe et CASPAR Pierre « Traité des Sciences et Techniques de Formation », Dunod 99, p413 - 416

183.

FALZON Pierre et TEIGER Catherine in « Ergonomie et Formation » in CARRE Philippe et CASPAR Pierre « Traité des Sciences et Techniques de Formation », Dunod 99, p145

184.

MENDEL Gérard in « L’acte est une aventure », Paris, La découverte 1998

185.

PASTRE Pierre in « L’analyse du travail en didactique professionnelle » in Revue Française de Pédagogie n°138, Mars 2002, p14

186.

CHARTIER Anne-Marie in « L’expertise enseignante, entre savoirs pratiques et savoirs théoriques » in Recherche et Formation n°27, 1998