II.Du désenclavement du travail au développement des compétences

‘« Ce n’est que lorsque les choses qui nous entourent ont un sens pour nous, lorsqu’elles donnent à voir les effets qu’on peut en attendre en les utilisant de certaines manières, qu’est possible quelque chose de l’ordre d’une maîtrise voulue, délibérée des choses »
Jonh Dewey – 1933’ ‘« La compréhension de soi passe par un moment incontournable de déprise et de mise à distance. Et c’est dans ce mouvement conduisant le sujet du vécu au récit, et du récit à l’histoire, que s’enracine les processus de conceptualisation »
Pierre Pastré(1999) 193

Nous avons précédemment précisé que certains agents associent leur efficacité au travail à la durée de leur expérience, d’autres l’inscrivent dans la durée et les derniers « dans ce qu’ils en font ».

Plus l’individu est amené à prendre de la distance avec sa pratique et à produire du savoir à partir de et sur cette dernière (savoirs d’action, savoirs sur l’action, savoirs pour l’action...), plus il développe son potentiel d’action.

Parmi les courants de recherche centrés sur l’analyse du travail, la didactique professionnelle s’intéresse depuis longtemps au rôle de l’explicitation de l’activité de travail pour l’apprentissage, c’est à dire la mobilisation, la transformation et la transmission des savoirs en situation. Etienne Bourgeois explique que « La thèse de ce courant de pensée est qu’une démarche d’explicitation, de verbalisation et de formalisation des connaissances tacites joue un rôle fondamental dans l’apprentissage et le transfert de celles-ci » 194 . Son objet est « de construire des contenus et des méthodes visant à la formation des compétences professionnelles » 195 à partir de l’analyse des situations de travail 196 . Ceci n’est pas sans point commun avec la thèse développée par Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi 197 sur la notion de socialisation comme processus de transmission des connaissances tacites.

On distingue les pratiques réflexives qui engagent une réflexion hors du feu de l’action et les pratiques réfléchies qui engagent une réflexion dans le feu de l’action. Elles peuvent être formelles ou informelles, à l’initiative de l’organisation et de ses modes de management ou à l’initiative des individus.

  A l’initiative de l’organisation A l’initiative de l’individu
Pratiques réflexives Groupe de travail type 5S, SMED, Groupe progrès ;
Réunions déchets, atelier, production, exploitation ;
boîte à idées
Interactions interpersonnelles
Pratiques réfléchies Travail en binôme, tutorat, management situationnel
Interactions interpersonnelles

La pratique réflexive peut s’entendre, pour Philippe Perrenoud, au sens commun du mot, « comme la réflexion sur la situation, les objectifs, les moyens, l’état des lieux, les opérations engagées, les résultats provisoires, l’évolution prévisible du système d’action » 198 . On distingue le fait de réfléchir en cours d’action (dans le feu de l’action) du fait de réfléchir sur l’action (hors du feu de l’action).

Réfléchir en cours d’action, explique l’auteur, consiste à se demander ce qui se passe ou va se passer, ce qu’on peut faire, ce qu’il faut faire, quelle est la meilleure tactique, quels détours et précautions il faut prendre, quels risques on court, etc. Sous ce vocable nous désignerons les pratiques réfléchies.

Réfléchir sur l’action est différent. « C’est prendre sa propre action comme objet de réflexion, soit pour la comparer à un modèle prescriptif, à ce qu’on aurait pu faire ou dû faire d’autre, à ce qu’un autre praticien aurait fait, soit pour l’expliquer ou en faire la critique » 199 . Nous désignons ici les pratiques réflexives. Ces dernières ne sont pas de l’ordre de l’évocation de ce qui s’est passé ou de ce qui aurait pu se passer mais bel et bien de l’ordre d’une critique, d’une analyse, d’une mise en relation de l’action avec d’autres actions, avec des règles ou des théories. Réfléchies ou réflexives, ces pratiques ont en commun d’être productrices de savoirs, transformatrices de la pratique. Elles sont désenclavantes.

Ces pratiques de désenclavement du travail favorisent la production de savoirs à partir de et sur sa pratique (ou celle des autres) et le développement de son potentiel d’action (ou celui de son équipe). Elles obligent les personnes à mettre en œuvre un travail cognitif.

Comme les pratiques de décloisonnement du travail, elles élargissent le périmètre d’action et la scène organisationnelle, modifient les cadres de perception du travail et de son environnement.

Pratiques réflexives et pratiques réfléchies s’originent dans la plupart des cas dans des problèmes à résoudre, des conflits à résorber, des crises à dénouer, des décisions à prendre, des évaluations à conduire, etc. qui associent la pensée à l’action. Piaget parle d’expérience réflexive.

T : « Avec le Directeur Industriel on apprend différemment car il nous pousse à nous poser des questions (développement de l’esprit critique). L’autre technicien est plus prescriptif. On manque de temps… »

CE : « Si on ne prend pas le temps de tirer des leçons de ses actions, on ne peut pas avancer »,

R : « Avec le chef d’équipe, j’apprends pas pareil qu’avec le technicien… J’apprends les mêmes choses mais pas de la même manière. Le chef il veut d’abord que je cherche et après, on discute. Le technicien, si je trouve pas, il me dit ».

[ Témoignages circonstanciés complémentaires en annexe (T12) ]

Plus il sera possible de discuter et de mettre en perspective les différentes manières de résoudre un problème donné et d’analyser en profondeur les intérêts des solutions envisagées, plus les apprentissages pourront être nombreux. Il s’agit de favoriser le développement de représentations cognitives plutôt qu’opératives (vise une résolution immédiate d’un problème donné par le biais de la première solution trouvée).

C’est une véritable culture de l’événement qu’il s’agit d’introduire dans les situations de production. Au regard de nos investigations, nous pourrions parler de révolution culturelle… L’événement a tendance à être considéré de manière négative, il est ce qui ne doit pas, ne devrait, n’aurait pas dû arriver. Il est ce qui dénormalise le travail. Il est ce qui retarde la production, le processus de production. Il n’est donc pas toujours traité de manière efficace. On cherche plus souvent à en éliminer ses effets que ses causes car il est ce qui perturbe, non ce qui est occasion de progrès ou développement professionnel.

Souvent les chefs d’équipe et les régleurs résolvent les problèmes dans l’urgence pour permettre à la production de reprendre. Ils ne cherchent pas à fiabiliser le système et à éradiquer le problème. Ils n’ont pas le temps de le faire… On ne leur laisse pas le temps…

Au-delà de cet aspect culturel, on peut dire que parfois les individus ne semblent pas attirés par l’événement. Il nécessite un investissement cognitif mais aussi subjectif, c’est à dire du désir et de la capacité à déployer son intelligence là où la règle fait défaut ou s’avère impertinente. Il implique des efforts… En effet, se former, pour Michel Fabre, relève d’« une action profonde sur la personne impliquant une transformation de tout l’être » 200 , celle-ci suppose un minimum d’investissement…

Lorsque l’on interroge un régleur sur la solution qu’il a apportée au problème qui vient de se poser à lui, il explique qu’il a appliqué la solution trouvée la dernière fois. Si on lui demande s’il n’existe pas d’autres manières de faire, il répond que celle-ci avait marché, qu’il n’a pas le temps de chercher, et qu’il n’y a pas toujours quelqu’un de disponible pour l’aider.

Une autre fois, ça n’a pas marché parce que ce n’était pas tout à fait le même problème. Les effets étaient semblables mais les causes distinctes. Alors il a demandé de l’aide mais il ne sait pas quel était le problème, on ne le lui a pas dit.

Les CE de Diverplastic expliquent qu’ils n’ont pas le temps de travailler sur les causes des problèmes parce qu’ils en ont trop à résoudre et l’objectif est que les presses tournent avant tout.

Par ailleurs il reste difficile de circonscrire des situations événementielles type car une situation événementielle pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre (importance de l’expérience dans la diminution de la charge événementielle des situations).

Une presse est en panne. La matière n’arrive pas à la buse d’injection. Le régleur tente de trouver l’origine du problème par de multiples recoupements, en vain. Le chef d’équipe intervient et pose un diagnostic en quelques secondes. Ce qui était événement pour l’un ne l’était pas pour l’autre.

Sans compter que ces situations événementielles prennent parfois la forme de routines auxquelles on ne prête plus attention.

Les aléas machines, produits ou matières auxquels se confrontent les régleurs et les préparateurs de version chez Visenplastic prennent l’allure de routines dans le discours des personnes et ne semblent pas constituer des moments forts d’apprentissages. Le comportement est de nature adaptative plutôt que proactive  on bricole parce qu’il faut que cela tourne et que personne n’est là pour dire qu’il faut agir autrement ou alors on laisse la presse tourner et « cracher » ses pièces mauvaises.

Les régleurs de Diverplastic se sont résignés à ne pas demander les retours d’informations qu’ils n’ont jamais de la part des CE ou des techniciens. C’est le cas également pour les pilotes qui ne cherchent plus à comprendre les problèmes qui finissent par devenir, à leurs yeux, routiniers.

Enfin on peut avancer l’idée, au regard des témoignages reçus, que des situations de travail qui stimulent et sollicitent l’attention, l’habileté, la réflexion, sont bien plus porteuses d’apprentissages que les situations entourées de chefs, de procédures et d’outils. Ces dernières sont bien plus limitatives que les autres puisqu’elles sont « intelligentes à la place des salariés ».

Enfin, il apparaît que, dans certains cas, ces pratiques réfléchies ou réflexives s’effectuent par vicariance. On regarde l’autre faire et on réfléchit à ce qu’il fait en fonction de ce que l’on fait ou de ce que l’on aurait fait ou aurait pu faire.

Notes
193.

PASTRE Pierre (1999), op. cit p416

194.

BOURGEOIS Etienne (2003), op. cit. p246

195.

PASTRE Pierre (1999), op. cit. p405

196.

Pour cela, elle s’appuie sur l’analyse cognitive des situations et repose sur l’explicitation : - des résultats effectifs ou attendus de l’action d’une opération ; - des règles d’action qui permettent de prévoir le résultat ; - des principes explicatifs sur lesquels reposent les règles d’action à mettre en œuvre ou mises en œuvre ; - et des relations de signification et/ou de détermination qui existent entre les différents éléments d’une même situation. L’individu prend ainsi peu à peu conscience de ce qui guide et oriente son action, de ce dont il a besoin pour résoudre le problème qui se pose à lui (en termes de savoirs, d’outils, de relations, etc.). Il est ainsi peu à peu amené à se détacher des situations contextuelles et circonstancielles, limitées et spécifiques, pour entrer peu à peu dans le monde des logiques d’action.

197.

Cf. NONAKA Ikujiro et TAKEUCHI Hirotaka « La connaissance créatrice », Genève, De Boeck Université 1997

198.

PERRENOUD Philippe in « Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant », Paris, ESF 2001, p30

199.

PERRENOUD Philippe, ibid p31

200.

FABRE Michel in KERLAN Alain in « Philosophie pour l’Education », Paris, ESF 2003, p45