2.2.3. Des raisons managériales :

Beaucoup de briefings, pas assez de débriefings.

Le suivi des actions est trop souvent inexistant, informel, ou implicite. La motivation des pilotes à résoudre les problèmes s’essouffle parce qu’elle n’est pas stimulée par des moments de bilans et de formalisation du suivi des actions. La possibilité de mesurer l’avancée de leur travail ou du « ce à quoi ça sert » est déterminante pour les mobiliser mais aussi réajuster leurs manières de faire.

Ce suivi des actions permettrait aux pilotes de mesurer l’intérêt et les enjeux de leur investissement et de s’investir plus qu’ils ne le font parfois. Ce suivi peut s’entendre comme une possibilité de mesurer l’impact de leurs actions (critères d’évaluation absents ou implicites) mais aussi comme une mise à distance des difficultés qu’ils rencontrent et qui freinent leurs actions, ou au contraire ce qui les rend possibles.

Ces moments de bilan permettraient de procéder à des ajustements et des corrections et de se donner des raisons d’agir… ou de continuer à agir…

« Ouais c’est clair ! Mais on n’a pas trop de retours… Mais c’est bien car on avance bien ! »

« C’est toujours pareil, on sait pas où en sont les choses qu’on nous a confiées ou qu’on a lancé ! »

« On sait pas ce que ça donne ce qu’on fait… Il y a toujours des blocages… on travaille dans le vide »

« Les bacs bleus… On avait vu et tout… et ben, ils ont jamais été triés… dans certains bacs, y ‘a 50 pièces… C’est pas du boulot… »

Lors du PAP de novembre, il a été décidé de mettre en place des tableaux blancs aux pieds des presses pour informer les opérateurs de l’état des productions, des interventions techniques en cours ou à venir, etc. Mars est là… Les tableaux blancs rangés soigneusement dans le bureau des CE car le technicien n’a pas trouvé le temps de les installer… Les pilotes sont découragés… Un écriteau les surplombe : « on attend d’être posés »…

Lors du PAP de janvier, un pilote est chargé de suivre l’indicateur des palettes refusées.… Il suffit une fois par quinzaine de lire le cahier des pilotes puisque les pilotes signalent les palettes mises de côté. Or ce n’est pas toujours le cas… Au cours de ce PAP il est décidé de se fixer l’objectif de réduire le nombre de palettes refusées. Comment ? L’objectif est fixé aléatoirement sans discussion , ni échange et se basera sur le comptage des palettes. C’est un autre problème survenant plus tard qui démontrera le manque de fiabilité de la méthode.

Lors du PAP de novembre une solution a été trouvée concernant des manques pièces sur certaines productions. Les pilotes ont proposé la mise en place d’un casier de distribution. Les méthodes l’ont conçu en carton en prévoyant de le concevoir en acier… 4 mois plus tard, le gabarit est toujours là, en piteux état. Les pilotes n’incitent même plus les opérateurs à l’utiliser…

Concernant le travail sur les ANC, il se passe du temps (semble-t-il) entre le moment où l’ANC commence à être formalisé et le moment de l’enquête, voire le moment de la proposition d’une solution… Il est alors difficile de ne pas s’essouffler surtout lorsqu’il n’y a pas eu de retours sur ces ANC et les solutions adoptées ou à adopter, voire rejetées… et sur les ANC formalisés mais relevant d’autres personnes (les ANC plus techniques par exemple, relevant des CE). Le fait que le traitement des ANC ait été long à être mis en place a cassé quelque peu la dynamique que tentent d’instaurer les pilotes…

Chaque PAP fonctionne avec de nouveaux problèmes à régler : Les pilotes souffrent d’un manque de continuité des actions.

« D’un Pap à l’autre, on passe à autre chose. On ne revient pas en arrière comme si ce dont on avait parlé au dernier Pap était réglé. Ce n’est pas souvent le cas entre parenthèse »

« On lance un truc et il faut attendre le mois d’après pour en reparler, on prend jamais le temps entre deux de réguler entre nous »

« On change de sujet à chaque fois… Y’a que les pièces mauvaises qui reviennent une fois sur l’autre ».

Les résolutions conjointes de problèmes sont peu fréquentes. Chacun est responsable d’une action. Cela explique peut-être le manque d’interrelations et de régulations. Les pilotes ont souvent le sentiment de travailler sur trop de choses à la fois, parfois déconnectées les unes des autres et rarement entre pilotes.

« Chacun travaille dans son coin sans se soucier de l’autre… sans chercher à savoir que ce que l’un met en place, l’autre ne pourra pas forcément le faire parce que le chef d’équipe change »

« Les relèves d’équipes ? On fait vite fait, on va à l’essentiel »

« Il y a trop de chantiers à mener de front… et en plus ils ont pas de rapport entre eux, du coup ça donne beaucoup de boulot ou on en bâcle »

Animer un groupe signifie assurer trois fonctions principales : celle de production, de facilitation, de régulation. La fonction de production permet au groupe de réaliser sa tâche, celle de facilitation de soutenir et d’aider les échanges entre participants et enfin celle de régulation vise à gérer les tensions et les conflits.

Très attaché à résoudre le plus grand nombre de problèmes possible, l’animateur assure bien plus la fonction de production que celle de régulation ou de facilitation. La quantité de problèmes résolus reste culturellement une preuve d’efficacité.

Pour ce qui est de la fonction de facilitation ou de régulation, l’animateur a tenté d’inviter le groupe à réfléchir sur son fonctionnement à l’occasion de bilans ponctuels concernant notre travail de recherche. Le groupe n’a en général pas souhaité s’exprimer. La peur de ce que l’autre va pouvoir répéter était très présente. Ainsi lorsqu’il s’est agi par exemple d’aborder les difficultés relationnelles des pilotes avec leurs chefs d’équipe, difficultés les conduisant à ne pouvoir assurer leur fonction de pilote de manière optimale ou stimulante, plus personne n’avait quoi que ce soit à reprocher à son chef d’équipe. Cet exemple montre que le groupe n’est pas toujours vécu comme un espace protégé où tout peut se dire.

« De toute façon, on aborde pas les vrais problèmes. On fait comme si tout allait bien entre les pilotes et entre les équipes »

« On n’a pas souvent l’occasion de dire ce qu’on pense de quelque-chose parce qu’il n’y a pas de suivi. Des fois on n’a pas d’idée sur les choses qu’on décide au moment où on les décide mais après quand on les voit fonctionner, on voit des choses… Mais bon, vu qu’on revient pas sur les choses »

« On distribue ce qui est à faire, c’est tout. Et c’est Denis qui décide de toute façon, c’est le chef »

[ Témoignages circonstanciés complémentaires en annexe (T36) ]

La fonction de facilitation n’étant pas toujours exercée, les pilotes ont tendance à ne pas faire partager leurs points de vue en groupe. Un problème de confiance existe au sein du groupe. Nous en revenons à la non-constitution du groupe comme espace protégé. Ainsi, à l’occasion de l’un des PAP, il fut décidé de mettre en place une feuille de tri. C’est dans l’intimité de nos entretiens que nous pouvions découvrir combien le regard sur les bienfaits de la feuille de tri étaient différents. Un pilote pensait que cela l’obligerait à être plus consciencieux : ce serait l’occasion de passer par la zone de tri, ce à quoi il ne s’obligeait pas jusqu’alors et à avoir l’occasion de veiller au bon rangement des postes de travail puisque les opérateurs doivent passer par lui avant d’aller sur un autre poste… Un autre pilote se refusait à adhérer à cette nouvelle procédure, ne voyant pas quels seraient les effets bénéfiques de ces feuilles sur l’organisation… Il voulait des preuves et des garanties que ces efforts seraient récompensés. Or, à l’occasion du PAP suivant, rien ne fut évoqué. Les feuilles de tri suivaient leur bonhomme de chemin mais sans indicateurs d’impact sur les activités. Ce qui ne veut pas dire que rien ne se produisait au sein de l’atelier !

[ Témoignages circonstanciés en annexe (T37) ]

Les problèmes d’interrelations et/ou de régulation entre les pilotes gênent l’avancée du groupe 

Les moments d’échanges entre pilotes en dehors des PAP, qu’ils soient formels ou informels, ne privilégient pas l’échange d’informations autour des actions en cours. Ils se centrent avant tout sur les priorités de production, sur des échanges plus « conjoncturels » que « structurels ». Les problèmes abordés durant les PAP ne sont-ils pas suffisamment discriminants et/ou significatifs ? Ou le problème provient-il du fait que les pilotes ne se sentent pas « une équipe », « un groupe » ? Ce manque de cohésion peut expliquer un manque de coopération et/ou de collaboration. Il n’en reste pas moins que le travail de capitalisation ne s’effectue pas ou peu en dehors des PAP et qu’il est alors difficile de réguler les actions, de pouvoir en faire un bilan.

Problème de double-saisies des déchets au moment des tris et des récap d’OF… Deux pilotes sont chargés de trouver une solution technique… mais n’ont pas le temps d’en discuter…

Le cloisonnement entre équipes mais aussi intraéquipe n’est pas non plus favorable à l’avancée du groupe

Il n’y a pas de résolution conjointe des problèmes au sein des équipes. Le fait de participer au placement des opérateurs sur les postes de travail semble pouvoir favoriser une meilleure prise de conscience par les chefs d’équipes des « savoirs sur les équipes et l’organisation » des pilotes. Cette dynamique pourrait être porteuse de nouvelles formes de collaboration ou/et de coopération.

Le fait de placer les opérateurs avec le CE apporte un certain confort pour gérer son activité expliquent les pilotes. On peut anticiper sur sa journée et s’organiser. Il s’agit d’une négociation de priorités, chacun apportant ses compétences : le CE avec une vision plus technique des contraintes de production ; le pilote avec une vision plus « humaine » de ces mêmes contraintes.

Ni l’absence de tous les protagonistes d’une décision : certaines actions ne peuvent être mises en œuvre parce qu’elles supposent l’implication et la mobilisation d’acteurs absents. Il en résulte soit une impossibilité de mettre en œuvre une décision (ex : frein hiérarchique), soit des obstacles au bon déroulement des actions (ex : attribution de temps de travail)

Lors du PAP d’octobre, il est décidé que la qualité s’occupe de la gestion des bacs bleus (tri des pièces usées, repérage des pièces témoins manquantes, etc.)… Le responsable du service qualité n’était pas là au moment de la prise de décision et a refusé sa mise en œuvre…

interviewer : Vous aviez des audits de process à mettre en place?

Géraldine : Mon chef, il veut pas. Il dit que j’ai pas le temps de faire. C’est comme les boîtes bleues qu’Audrey doit faire, ça passe pas très bien…. Je le ferai comme ça mais sans lui en parler, aller voir des opérateurs… A l’origine je ne sais pas faire un audit process, c’est pour ça quand Denis m’en a parlé… J’ai dit oui mais… C’est une bonne occasion …. Je ne vais pas faire un audit officiel mais je peux toujours sensibiliser les opérateurs sur les contrôles. C’est vrai qu’il y en a certains, ils me connaissent bien donc il n’y aura peut-être pas tellement d’impact mais sur les intérimaires, j’aurai plus d’impact. Ils savent pas trop qui je suis donc… Bon… Il veut que ce soit compris dans l’audit process du mois mais pas qu’on fasse un audit process pour ça…

Pour les pilotes, les « chefs » se désintéressent de leur travail voire s’y opposent. Ils vont jusqu’à penser que certains « chefs » se sentent menacés et dérangés par le fait que les sujets abordés sont liés à leurs activités. Et il est vrai qu’en tant que témoins et interviewers nous avons régulièrement assisté à une remise en cause de la hiérarchie opérationnelle et aussi des façons de travailler des services connexes à la production comme les méthodes, la qualité, la maintenance, l’ordonnancement, les achats, etc. En travaillant par exemple sur un produit défectueux ou pour lequel on rencontre de nombreux problèmes de qualité, on peut être amené à s’interroger sur le procédé de fabrication ou la capacité des techniciens à fiabiliser les systèmes ou encore sur le bien-fondé de certains achats de matières.

De manière cyclique les pilotes se sentent découragés par ce manque de coopération car au-delà de la remise en cause des pratiques des uns et des autres, c’est surtout leur besoin d’asseoir leur fonction qui se joue et peut-être de voir émerger, pour reprendre une expression de Pierre Falzon, des « apprentissages opportunistes » 244 servant leur projet personnel.

Les problèmes de coordination des actions et des acteurs :

Des doublons autour des actions mais aussi l’absence de suivi des actions en termes de coordination conduit à parasiter l’action des pilotes.

Depuis de nombreux mois les pilotes réclament des lampes pour les presses et des trousses pour les intérimaires. La décision d’investir est prise à l’occasion d’un PAP. Lorsque les lampes sont arrivées, personnes ne les a réclamées. Elles sont restées un mois et demi dans leur emballage. Ce fut également le cas des tableaux blancs qui restèrent six mois dans le bureau des chefs d’équipes.

« Les boîtes bleues c’est n’importe quoi parce qu’il n’y a pas de suivi. La qualité dit que c’est les CE, les CE que c’est la qualité, tout le monde se renvoie la balle donc… Rien n’avance… »

« Après le truc de la courbe, je peux pas avancer car celui du magasin, il fait jamais les trucs comme il faut donc moi, j’avance pas. Après ? On revient toujours au même problème : nous ne sommes pas entendus dans l’atelier ».

[ Témoignages circonstanciés complémentaires en annexe (T38) ]

Le manque de coordination des actions conduit les pilotes à fuir toutes les actions qui impliquent d’autres personnes. Ce fut le cas notamment pour l’opération « placement des équipes ». Parce qu’ils avaient le sentiment que placer les opérateurs avec les chefs d’équipe allait être bénéfique à de nombreux points de vue, les pilotes ont souhaité que cela soit imposé hiérarchiquement à leurs chefs d’équipe. Ils pourraient ainsi anticiper leur organisation, gérer leurs priorités, se sentir valorisés et avoir le sentiment d’aider le chef d’équipe par leur connaissance des opérateurs. A la suite de cette décision, un seul chef d’équipe a accepté de travailler de cette manière mais ne l’a plus fait par la suite. N’avait-il pas été convaincu ? S’était-il laissé submerger par ce qu’il considérait être plus prioritaire ?

Interviewer : Et le placement des équipes ?

Laurent : On le fait ensemble… sauf exception… D’ailleurs ça change en ce moment avec Géraldine, elle place même elle-même !

Interviewer : Cela lui permet d’anticiper son organisation de la journée.

Laurent : Oui mais l’opérateur y voit pas que c’est elle qui place les gens… Dans sa tête, ça la conforte dans ce qu’elle fait mais à mon avis, dans le ressenti des gens…

Interviewer : Vous croyez ?

Laurent : Moi, ils le savent! On leur dit carrément !

Interviewer : Et le placement des équipes ?

Emilie : Il fait toujours tout seul ! Il m’a dit qu’il plaçait les gens à 5 heure ½ et donc que si je voulais le faire avec lui, j’avais qu’à venir avant ! Je suis pas un jambon de trois semaines !

[ Témoignages circonstanciés complémentaires en annexe (T39) ]

Globalement, cela reste démobilisateur.

Interviewer : Aviez-vous un travail à faire à l’issu du PAP ?

Emilie : Ben en fait… On a essayé avec Laurent mais vu qu’on a changé le mode de saisie, pour l’instant… On y a mis de côté car on comprend pas trop encore comment il fonctionne et en plus on a appris qu’il y avait Arnal et Bruno qui étaient aussi en train d’étudier le problème alors bon… Ca nous était un peu délégué quoi… Mais bon vu qu’on comprend pas encore comment ça fonctionne, euh…

Interviewer : Des choses vous ont-elles marquées lors du dernier PA¨P?

Laurent : Ce qui m’a marqué ? C’est qu’on m’a demandé de faire une chose et que résultat, on m’annonce lundi en réunion, que ça change tout. Alors en 1 semaine… Il savait que ça allait changer donc c’était pas la peine de demander… Ca servait à rien…

[ Témoignages circonstanciés complémentaires en annexe (T40) ]

Notes
244.

Les apprentissages opportunistes peuvent se définir comme des apprentissages allant au-delà des besoins des opérateurs. FALZON Pierre in « L’apprentissage opportuniste » in WEILL FASSINA Annie in « Le travail collectif », Octarès 2000, pp121-133 ; OLRY Paul in « Tempo de l’activité et apprentissages opportunistes au travail » in Revue Française de Pédagogie n° 138, mars 2002, pp19-28