Troisième partie. Organisation du travail et développement des compétences : Vers des pratiques managériales d’apprenance

‘« Le monde que nous avons créé est le produit de nos manières de penser. Il ne peut être changé que dans la mesure où nous changeons ces modes de pensée »
Albert Einstein

Alors que nous venons d’entrer dans un nouveau millénaire, nous assistons plus que jamais à une quête désespérée de nouvelles approches et paradigmes en management parmi lesquels, nous l’avons souligné, se trouve l’organisation qualifiante.

L’approche par l’organisation qualifiante n’est, bien entendu, pas nouvelle mais nous pensons qu’elle a besoin d’être revisitée parce qu’elle a été très vite, trop vite selon nous, mise à l’écart… trop vite remplacée par d’autres paradigmes ou d’autres expressions à première vue plus attractives parmi lesquelles on peut trouver l’apprentissage organisationnel ou le knowledge management.

Mais les choses ont-elles vraiment changé ? Au-delà des formes qu’il prend, le discours managérial s’est-il profondément transformé ?

Luc Boltanski, comparant la littérature managériale des années 60 et celle des années 90, écrit dans « le nouvel esprit du capitalisme »: « La littérature du management n’est pas purement technique. Elle n’est pas faite que de recettes pratiques visant à améliorer le rendement des organisations comme on augmenterait les performances d’une machine. Elle comporte en même temps une forte tonalité morale, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une littérature normative qui dit ce qui doit être et non ce qui est, au point qu’on est en droit de se poser la question du réalisme de cette littérature et, par conséquent, du crédit qu’on peut lui accorder pour savoir ce qui se passe vraiment dans les entreprises […]. Leur orientation n’est pas constatative mais prescriptive. A la façon des livres d’édification ou des manuels d’instruction morale, ils [les auteurs] pratiquent l’exemplum, sélectionnent les cas retenus selon leur vertu démonstrative – ce qu’il faut faire versus ce qu’il ne faut pas faire – et ne retiennent de la réalité que les aspects propres à conforter l’orientation qu’ils souhaitent impulser » 246 . La littérature managériale des années 60 et celle des années 90 montre ainsi peu de différence : si les mots changent, les idées restent, à moins que cela ne soit le discours idéologique qui perdure… où les idées de justice et d’humanisme industriel sont fortement présentes.

Aucun chercheur n’a depuis Philippe Zarifian véritablement tenté une autre conceptualisation de la notion d’organisation qualifiante. On a plutôt assisté au cours des années 90 à la propagation d’expériences ou d’embryons d’expériences multiples et multiformes, parmi lesquelles l’organisation qualifiante ou la pratique de l’organisation qualifiante n’a pas su s’imposer en tant que telle malgré des initiatives nombreuses du côté de ses promoteurs.

Pourquoi toujours chercher à faire du neuf avec de l’ancien ? ( Ne parle-t-on pas des habits neufs du taylorime en évoquant les compétences ?) C’est la question que nous allons éclaircir dans cette troisième partie.

Nous osons soutenir que l’organisation qualifiante est un paradigme managérial plus encore d’actualité qu’au moment de son émergence.

Mais alors pourquoi ce paradigme managérial n’est-il pas parvenu à s’imposer dans les pratiques après avoir laissé supposer qu’il constituerait la solution aux problèmes de réactivité, de flexibilité et de compétitivité des entreprises ?

Sans anticiper sur le développement qui va suivre, nous supposerons que parmi la multiplicité d’hypothèses possibles, l’une d’elles brille plus fort que les autres : au niveau théorique l’idée d’organisation qualifiante met en lumière, valorise, un ensemble de mythes qui la rende attractive mais au plan pratico-théorique, l’idée d’organisation qualifiante implique une logique d’ingénierie de professionnalisation et non pas seulement une ingénierie de formation ou une ingénierie des compétences. La thématique de l’organisation qualifiante est une possibilité pour passer de l’ingénierie de formation ou des compétences à l’ingénierie de professionnalisation. L’enjeu n’est plus, pour les entreprises, de se doter de travailleurs adaptables mais de travailleurs adaptatifs et il est possible de développer des compétences sans pour autant se professionnaliser (l’inverse n’étant pas vrai).

L’organisation qualifiante permettrait ainsi de passer d’une logique de formation visant l’adaptation professionnelle à une logique de professionnalisation visant simultanément le perfectionnement des compétences professionnelles et le développement personnel.

Notre présupposé est donc que « le concept d’organisation qualifiante est toujours d’actualité parce qu’il permet le passage d’une logique d’insertion (permettre au sujet de prendre la place qui lui était destinée) à une logique d’intégration (trouver sa place et mieux faire sa place à l’endroit qui lui était destiné), le passage d’une logique d’adaptation à une logique de développement professionnel ».

Nous allons user d’une approche symbolique pour le montrer en regardant d’abord du côté des mythes que ce concept véhicule ; nous introduirons ensuite de l’intelligibilité en produisant une théorie de l’action de la relation organisation du travail et développement des compétences qui permettrait de dépasser ces mythes et qui prendrait corps dans la notion d’expérience.

Notes
246.

BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Eve in « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard 2000, p94