Chapitre 1 :
L’organisation qualifiante et ses mythes

‘« Dans un certain village planétaire dont nous tairons le nom, les idées avaient la particularité de n’appartenir à personne. D’origine divine, elles se plaisaient au contact des humains. Ainsi, selon leur bon plaisir, soit elles flottaient et dansaient librement dans l’air tels des oiseaux, soit elles se laissaient lentement glisser sur terre pour se munir d’un porte-parole chargé de les incarner. Homme, femme, enfant, nul n’aurait songé à se faire des idées ; ils se contentaient d’être en état de les recevoir, puis de les partager. Parfois, à peine posée, la pensée s’envolait et allait, légère, prendre abri temporaire chez quelque autre habitant ».
MD. Perrot (1992) 247

L’organisation qualifiante est un veau d’or. On dénombre 248 pas moins de sept livres traitants explicitement de la notion mais comme nous l’avons mis en évidence précédemment, confusions et amalgames sont de rigueur avec d’autres expressions utilisées parfois indifféremment. Si sept ouvrages utilisent le terme d’« organisation qualifiante » 249 , quatorze utilisent celui d’« organisation apprenante » 250 , quatorze celui d’« apprentissage organisationnel » 251 (quarante-six autres traitants du sujet), vingt et un celui de « Knowledge management » 252 (et cinq autres traitent du sujet), onze celui d’« entreprise apprenante » et enfin cinq celui d’« entreprise qualifiante ». De quoi y perdre son latin à qui s’aventure sur ces chemins…

Nous n’avons pas cherché à dénombrer les colloques ou les articles ayant été publiés sur ces sujets, ils sont très nombreux ; ni cherché à recenser le nombre de cabinets de consultants en ayant fait leur fond de commerce ; ni le nombre de projets ayant été financés par le fonds social européen. Nous ne citerons là que le projet très médiatique « Organisation apprenante » lancé à l’échelle nationale par Agefos PME et ayant donné lieu en 2002, à la publication de l’ouvrage «  Manager le changement, changer le management. L’entreprise apprenante ».

La lecture d’une partie de ces ouvrages et articles, selon nous, laisse croire que l’organisation qualifiante relève d’un outil, d’une méthode, d’une technique pour que les individus se mettent à apprendre. On repérera d’ailleurs dans la littérature des approches pragmatiques de ce concept qui s’efforcent d’identifier des pratiques de gestion des hommes portées par l’organisation qualifiante. Amaury Grimand et Isabelle Vandangeon Derumez 253 ont tenté d’en dresser un inventaire 254 qui illustre bien l’hétérogénéité de ces pratiques toutes censées êtres profitables aux apprentissages (démarches participatives, communicationnelles, d’autonomisation, de développement de la polyvalence, d’évaluation, de transversalisation des organisation, etc.). L’inventaire qu’ils ont constitué des pratiques de l’organisation qualifiante permet d’affirmer qu’il existe bien plus des dynamiques d’organisation qualifiante que des organisations qualifiantes au regard de la multiplicité des outils ou des méthodes de gestion possibles.

Le repérage que nous avons effectué en deuxième partie de ce travail a permis d’identifier entre autres les caractéristiques et principes structurants de l’organisation qualifiante… Il est évident qu’une organisation qui tenterait d’appliquer à la lettre tous les principes décrivant une organisation qualifiante serait amenée à absorber des coûts de fonctionnement tellement importants que le projet ne peut être qu’utopique. Au-delà de ces aspects bassement matérialistes mais réalistes, il nous faut sans doute aborder ici d’autres aspects plus pédagogiques (voire métaphysiques), et d’autres plus socio-organisationnels, voire éthiques. Du reste comment l’organisation qualifiante peut-elle tenter de répondre à autant de questions que :

Peut-on véritablement penser que les individus peuvent apprendre en permanence et continuellement ? Sans s’essouffler ? L’investissement cognitif et affectif nécessaire à tout apprentissage est-il sans limites ?

N’est-ce pas faire preuve que d’un anthropomorphisme implicite que d’étendre le concept d’apprentissage aux organisations ?

L’organisation peut-elle véritablement prescrire ou proscrire l’apprentissage ? Et si le sujet peut tout aussi bien s’engager ou se dérober aux occasions qui lui sont offertes d’apprendre, y’a-t-il à ce moment là une forme de co-responsabilité entre individu et organisation dans l’apprentissage telle que le laissent suggérer le concept de compétence mais aussi les théories de l’action ?

L’organisation qualifiante est-elle l’emblème d’une nouvelle organisation du travail ou simplement une méthode de gestion des hommes ?

Peut-on imaginer un seul modèle d’organisation du travail là où les contextes de travail sont si différents ?

Les salariés sont-ils véritablement amenés à traiter autant d’événements qu’on leur en accorde ? L’autonomie décrétée l’est-elle pour tous ou pour une minorité de personnes ? La charge cognitive des situations de travail est-elle la même pour tous ?

En effet est-on réellement passé pour tous, de pratiques d’exécution à des pratiques de résolution de problèmes (surtout face à l’invasion des normes qualité et du lot de prescriptions dont elles sont porteuses)? Beaucoup d’auteurs s’accordent à parler d’implication cognitive accrue dans le travail (sociologues, psychologues du travail, ergonomes notamment) mais les personnels de production sont-ils tous également concernés par ces « obligations implicites » 255 de production (gestion des aléas et des dysfonctionnements, des événements)?

Les formes de formation par et dans les situations de travail ne profitent-elle pas d’abord à ceux qui sont le mieux positionnés socialement et professionnellement comme ce fut le cas (et encore le cas) pour la formation des adultes « deuxième chance », des laissés pour compte des systèmes éducatifs, qui avait davantage profité aux plus qualifiés ? L’histoire se répéterait encore… Ne risque-t-elle d’ailleurs pas de le faire de manière encore plus omniprésente avec la réforme de la formation professionnelle et l’instauration du Droit Individuel à la Formation (DIF) qui repose sur la capacité à évaluer ses compétences et ses besoins de formation (la question est en suspend)?

La réponse que nous suggérons est que l’idée d’organisation qualifiante véhicule un certain nombre de mythes qui la rende très attractive mais sur lesquels il peut être utile de s’arrêter si l’on souhaite mieux se saisir du sens (et qui sait, des significations) des questions qui viennent d’être posées. Il s’agit de partir du vrai et non du virtuel pour envisager la transformation des milieux de travail ou de production en milieu de formation et de professionnalisation.

Nous allons présenter quelques-uns de ces mythes sans chercher leur exhaustivité. Leur ordre de présentation ne se réfère à aucune intention de hiérarchisation.

Notes
247.

PERROT Marie Dominique et Al. in « La mythologie programmée », Paris, PUF 1992, p7

248.

www.electre.fr au 30/07/2004 

249.

Cf. notamment Education Permanente n°112 « L’organisation qualifiante » (1992), AMADIEU Jean François et CADIN Loïc in « Compétence et organisation qualifiante » (Economica 1996), ROPERT Gérard et HASPEL Régine in « Construire des organisations qualifiantes » (Editions de l’organisation 1996), MARE GIRAULT Sandrine in « L’organisation qualifiante : organisation et accroissement de la qualification » (L’Harmattan 2001), etc.

250.

Cf. notamment ANCIAUX Jean Pierre in « L’entreprise apprenante : vers le partage des savoir-faire dans les organisations » (Editions de l’organisation 1994), PROBST Gilbert in « La pratique de l’entreprise apprenante » (Editions de l’organisation 1995), DIONNE Pierre in « Le stratège du XXIè siècle : vers une organisation apprenante » (Gaston Morin 1997), NONAKA Ikujiro in « La connaissance créatrice : la dynamique apprenante » (De Boeck 1997), FRACHON Brigitte et AGEFOS PME Rhône Alpes in « Manager le changement, changer le management : l’entreprise apprenante » (Chronique Sociale 2002), BEAUJOLIN François in « Vers une organisation apprenante » (Liaisons 2001), BELET Daniel in « Devenir une vraie entreprise apprenante » (Editions de l’organisation 2002), etc.

251.

Cf. notamment Chris Argyris in « Savoir pour agir : surmonter les obstacles de l’apprentissage organisationnel » (Dunod 2000 et 2003), ARGYRIS Chris et SCHON Donald in « Apprentissage organisationnel : théorie, méthodes et pratiques » (De Boeck 2001), MAGGI Bruno in « De l’agir organisationnel » (Octares 2003), etc.

252.

Cf. notamment BALMISSE Gilles in « Gestion des connaissances : outils et approches du knowledge management » (Vuibert 2002), Union de l’Ecole Nationale d’Arts et Métiers in « Revue annuelle 2000 de l’Union des éléves des Arts et Métiers : Knowledge management (Dunod 2000), PRAX Jean Yves in « Le manuel du knowledge management » (Dunod 2003), LEVY Aldo in « La gouvernance des savoirs » (Gualino, Actua Entreprise 2003), BOUGHZALA Imed in « Management des connaissances en entreprise » (Hermès 2004), etc.

253.

GRIMAND Amaury & VANDANGEON DERUMEZ Isabelle in « l’organisation qualifiante entre autonomie et contrôle : vers une nouvelle conduite des processus de changement » in Revue de Gestion des Ressources Humaines n° 32, 1999, p111

254.

Les démarches participatives (Revans-93 ; Handy-95 ; Watkins et Marsick-93), Les démarches communicationnelles (Senge-90 ; Handy-95 ; Zarifian-93), les démarches d’autonomisation (Zarifian-93 ; De Terssac-92 ; Sauret-89 ; Handy-95 ), Les démarches de développement de la polyvalence (D’iribarne-93 ), Les démarches d’évaluation ( Starkey-98 ; Savall, Zardet-95 ), Les démarches de transversalisation des organisations ( Lorino, Tarondeau-95 ; Kops-97) etc.

255.

DE TERSSAC Gilbert « L’autonomie dans le travail » PUF 92, p