Idée d’un nouveau modèle de production généralisable à l’ensemble des organisations et l’ensemble des services au sein d’une même organisation.
Dans les années 80-90 les débats étaient nombreux entre ceux qui voyaient la fin du modèle taylorien-fordien (les optimistes), ceux qui voyaient son évolution (les sceptiques) et ceux qui n’y croyaient pas (les très sceptiques).
Les optimistes croient très fort en l’idée de la fin de la division du travail… On parle alors de Lean production, d’entreprise qualifiante, d’entreprise interactive et flexible, de toyotisme, de réseaux de complémentarité entre firmes… Il s’agit là d’une vision optimiste du changement qui s’envole vers un ou des modèles de production plus performants, socialement et économiquement… en tout cas « nouveaux ».
Les sceptiques défendent, eux, l’idée que la one best way taylorienne et fordienne n’a pas encore rendu l’âme, et qu’elle reste sur bien des plans compétitive : « Le coût du changement pourrait se révéler plus important que les avantages obtenus et, dans la conjoncture actuelle, le modèle taylorien-fordien resterait, au fond, la one best way » 269 .
Les très sceptiques, quant à eux, pensent que nous sommes simplement en train d’inventer une nouvelle forme de taylorisme : . « Les termes de la nouvelle one best way ne manquent pas car, comment ne pas considérer comme telle ce qui nous est présenté comme un modèle de production utilisant moins de tout comparativement à la production de masse : moins d’efforts humains dans l’usine, moins d’emprise au sol, d’investissements en outils, moins d’ingénieurs pour développer un nouveau produit en moins de temps, moins de stocks sur le site, moins de défauts, une variété toujours plus grande et toujours croissante de produits » 270 .
On a surtout retenu du taylorisme, explique Danièle Linhart, la dimension technique de décomposition des tâches et d’imposition de modes opératoires détaillés (assumée par des services spécialisés, les fameux bureaux des temps et des méthodes) mais le taylorisme est aussi une idéologie du travail et une philosophie sociale. « Son originalité et son succès relèvent de cette intégration de paramètres sociaux, économiques, techniques et idéologiques. Il propose un projet sociétal, de construction d’un marché basé sur une productivité en hausse constante et d’un consensus qui rend possible, prétend-il, une organisation du travail définie grâce au recours à la science qui vise à désamorcer l’antagonisme social. La contrainte et le contrôle sont inscrits, imprimés dans le procès de travail par la définition des modes opératoires. Il est impossible pour les salariés de s’y dérober. Par ailleurs, il ne doit pas être source de contestation puisque c’est la science qui est censée en décider. La productivité, comme le bon déroulement des opérations, ne dépendent plus de la bonne ou de la mauvaise volonté des salariés ni de leurs états d’âme. Ils sont indépendants de la subjectivité des salariés » 271 . Il est essentiel de retenir de cette schématisation que sont inextricablement liés des éléments d’ordres différents (technique, organisationnel, idéologique) qui fondent un type particulier d’entreprise, de travail, de rapports sociaux et de relations professionnelles. Ce modèle fut dans un premier temps mis à mal par les limites qu’il présentait. En effet le décalage entre travail prescrit et travail réel montra très vite que l’inscription de la contrainte et du contrôle dans le procès de travail n’était pas totalement réalisable, ensuite que la productivité dépendait en partie de la qualité de l’engagement des salariés (cf. Ecole des relations humaines).
Qu’est-ce qui change alors dans les entreprises françaises du XXIème siècle ?
Le discours porté est celui d’une rupture nécessaire avec le passé : rompre avec des entreprises cloisonnées, bureaucratisées, sans cohésion interne, lourdement hiérarchisées… « Il faut produire une entreprise qui se caractérise pas l’interaction, la communicabilité, la solidarité, la coopération, la flexibilité et l’intégration » 272 . Et de nombreux efforts sont déployés en ce sens. Divers bouleversements organisationnels commencent à être repérables tels le management participatif qui poursuit l’objectif d’impliquer les salariés dans la vie de leur entreprise (de les faire « participer »), de les faire s’exprimer ou dialoguer ( on trouvait en France 40 000 cercles qualité en 1987 contre 4000 en RFA, 2000 en Belgique) , les unités autonomes de production qui permettent plus de flexibilité et plus de souplesse par le fait qu’est réunit dans un même lieu l’ensemble des services qui participent à la conception et à la production d’un produit (approvisionnement, méthode, maintenance, planning, etc.). On peut aussi pointer l’allégement des lignes hiérarchiques afin de faciliter la communication et la coopération entre les personnes, la mise en place de groupes projets qui transversalisent le travail ou encore les systèmes de production en flux tendus qui s’accompagnent de la mise en place d’une relation client-fournisseur interne… L’informatique a aussi un rôle à jouer dans ces bouleversements avec l’apparition de systèmes de gestion tels que la GPAO ou d’information tels que SAP ou ERP qui participent à ce mouvement en permettant une meilleure mise en cohérence des flux concourant à la production et l’accès aux informations utiles. Craipeau (1992) parle d’entreprise fluide, transparente, interactive et communicante pour caractériser les changements à l’œuvre.
Danièle Linarht s’appuyant sur la consultation de nombreux travaux de recherche révèle qu’« il existe un vrai décalage entre la force du discours, l’importance des efforts déployés sur le terrain, d’un côté, et les résultats obtenus, de l’autre » 273 . Ce qui va dans le sens du discours tenu outre atlantique par Eilenn Applebaum 274 .
Ces débats et ces distorsions du discours proviennent sans doute des lieux où chercheurs et experts ont construit l’idée d’un nouveau modèle de production. En effet, si l’on s’intéresse aux industries dans lesquelles ils ont conduit leurs investigations, on se rend compte que les défenseurs de la fin du modèle taylorien-fordien se sont principalement penchés sur les industries de process, les cimenteries, les sites pétrochimiques, la sidérurgie, le nucléaire (c’est le cas entre autres de Gilbert de Terssac pour les industries de process, Philippe Zarifian et Michel Sueur pour la sidérurgie). Dans les industries du textile, du bâtiment ou de l’habillement, on trouve un durcissement taylorien. Si l’on prend l’exemple du textile, l’informatisation et l’automatisation ont conduit les ouvrières à ne plus aller chercher les pièces qu’elles ont à travailler et elles ont moins de possibilités de discuter avec leurs collègues car soumises à des cadences et des objectifs de production rendus transparents par l’informatique… Plus étonnant est la taylorisation de certains métiers du tertiaire et notamment dans la restauration rapide (Waber-2003) ou les centres d’appel (Amiech – 2003 / Buscatto – 2002) où l’on observe un paradoxe important entre des temps de cycle courts et des scripts à suivre scrupuleusement en même temps que des objectifs en termes de service à placer ou de clients à fidéliser. La modernisation peut donc parfois rimer avec taylorisation.
Zarifian et Veltz (93) parlaient d’autonomie et de responsabilisation croissante des opérateurs sur les plans économiques et techniques.
Mais entre les principes énoncés par un certain nombre de chercheurs, une nouvelle philosophie de management annoncée, et ce que les acteurs sociaux en font, le pas à franchir peut être grand. S’il existe par exemple un consensus pour reconnaître des formes nouvelles de mobilisation des salariés et d’organisation du travail, il n’est pas sûr que tous s’entendent autour des notions d’autonomie, de compétence, de décentralisation…
Taylor n’est pas mort.
On pourrait même se demander si l’organisation qualifiante ne serait pas que le fruit d’un déplacement conceptuel. En effet elle entretient par exemple de nombreuses proximités avec d’autres concepts tel que le management participatif très en vogue à la fin des années 80. Alors un concept dans la continuité plutôt que la rupture ? Selon certains, il en serait de même pour les concepts de compétence et de qualification…
LINHART Danièle in « La modernisation des entreprises », 2ème édition, Paris, La découverte 2004, p15
LINHART Danièle, ibid p14
LINHART Danièle in « La modernisation des entreprises », p21
LINHART Danièle in « La modernisation des entreprises », p22
LINHART Danièle in « La modernisation des entreprises », p31
APPELBAUM Eileen in « Les incidences des nouvelles formes d’organisation du travail sur les travailleurs » in MURRAY Grégor et Al. in « L’organisatin de la production et du travail », Laval, PUL 2004, pp119-154