2.3. Troisième mythe de l’organisation qualifiante : celui d’une entreprise consensuelle 

Idée que les objectifs de l’entreprise sont partagés par tous sans prise en compte des différences d’intérêts, d’aspiration et d’identité professionnelle

Devenir une entreprise qualifiante procèderait d’une logique de management simple qui relierait les processus d’apprentissages des hommes (tant au niveau individuel que collectif) et la stratégie globale de développement de l’entreprise. Il s’agirait alors simplement d’inventer des organisations et des procédures de travail permettant non seulement de concilier, mais surtout de rechercher des synergies entre efficacité opérationnelle, performances économiques et processus d’apprentissages des individus et collectifs de travail. L’idée sous-jacente est celle qu’individus et collectifs peuvent largement contribuer à la performance de l’entreprise, de l’organisation, si ces derniers sont stimulés en ce sens et qu’on les aide à entrer dans des boucles permanentes et itératives d’apprentissages. Et ils le seraient « tout naturellement » par l’ensemble des pratiques managériales et des aspects organisationnels mis au service des processus d’apprentissages, et ce à tous les niveaux de l’entreprise (objectifs, procédures de travail, structures organisationnelles, modes de gestion des hommes, pratiques managériales quotidiennes de l’encadrement, exemplarité de la hiérarchie, etc.).

Cette philosophie du management des hommes ne peut vivre qu’à certaines conditions qui nous paraissent difficiles à réunir puisqu’elles présupposent l’idée que les objectifs de l’entreprise soient partagés par tous et ce par chacun à quelque niveau que ce soit sans divergence d’intérêts ou de finalités entre les individus, les groupes et l’organisation. Tous doivent coopérer et aller dans le même sens. « Or la coopération, la création, le maintien des relations ne vont pas de soi entre des acteurs aux rationalités différentes sinon opposées » 275 .

Au niveau de l’encadrement tout d’abord  : les responsables hiérarchiques et d’une façon générale toutes les personnes ayant des responsabilités d’encadrement auraient le souci « de créer et de manifester, au sein de leur unité un contexte et des pratiques managériales favorables à l’apprentissage individuel et collectif de tous leurs collaborateurs » 276 . Cela repose donc sur la mise en œuvre d’attitudes et de comportements managériaux cohérents et homogènes or les entretiens que nous avons menés au cours de notre recherche auprès des encadrants montrent les divergences d’intérêts et de conduites professionnelles mais aussi que la plupart d’entre eux n’étaient pas au même stade de réflexion concernant leur rôle de management des hommes pour des raisons de différences d’aspirations (ex : Raphaël, chef d’équipe qui n’aspire qu’à travailler au bureau d’étude) mais aussi et surtout parce que les problèmes techniques quotidiens à régler leur laissent peu le loisir de réfléchir à la mise en œuvre d’une telle dynamique (Yannick, chef d’équipe qui passe trop de temps à faire le travail des régleurs ou des techniciens), et parce qu’il est parfois difficile de mobiliser son équipe ou son service lorsque soi-même, on ne partage pas les objectifs de l’entreprise (les responsables d’exploitation de Logifer qui pensent que si le service ressources humaines a mis en place des groupes de travail, c’est uniquement pour avoir un pied dans l’entrepôt et surveiller ce qui s’y fait) ou que l’on ne se sent pas reconnu matériellement ou symboliquement selon les personnes en termes de responsabilités (les responsables d’exploitation de Logifer) ou de formation (les chefs d’équipes majoritairement disent ne pas avoir reçu de formation en management alors qu’ils « sont issus du terrain »).

Au niveau des personnels de production (opérateurs, collaborateurs, pilotes, régleurs, techniciens) : lorsque prédomine le sentiment que tout ce qui est fait pour modifier les procédures de travail ou l’organisation du travail n’est là que pour favoriser la productivité et non le bien-être des personnes, il est difficile d’adhérer aux projets de réorganisation, à cette demande d’« engagement organisationnel » 277 .

« c’est pour en faire plus, on ne peut même plus aller aux toilettes sans que les cartons se mettent à déborder »

« les 35h, c’était l’occasion de nous faire pointer »

« on n’a plus le droit de fumer sur notre poste de travail, c’est pas pour la sécurité, c’est parce qu’ils veulent pas qu’on fasse des pauses en dehors des pauses sauf que les pauses, c’est pas toujours au moment des pauses qu’on en a besoin quand on vient de se prendre la tête avec un chargement par exemple »

« les groupes de travail, c’est pas pour qu’on discute des problèmes et qu’on trouve des solutions, c’est pour nous les imposer »

« ils m’ont mis là pour me surveiller »

« là avec leurs cadences, ils les augmentent tout le temps, on peut plus discuter entre nous et y’a plein d’arrêts de travail »

Il est difficile d’adhérer aux projets de l’entreprise lorsque  :

Difficile dans ces conditions de voir l’ensemble des salariés ou des membres d’une équipe adhérer de manière unanime aux projets de leur entreprise lorsque eux-mêmes se projettent ailleurs que dans celle-ci.

En ne prenant pas en compte les différences d’intérêts et d’aspiration existantes, en mettant tout le monde sur le même plan du point de vue de l’implication dans le travail en vue de partager les mêmes objectifs, ce concept véhicule le mythe de l’entreprise consensuelle. Il nous semble que cette idée de consensualité procède d’une vision caricaturale de la réalité sociale et organisationnelle.

Cette notion d’entreprise consensuelle, au-delà du partage des objectifs sous-entend également une coopération forte des individus pour aller dans le même sens, c’est à dire une culture partagée. Boudon et Bourricaud expliquent que « La culture compose le système de valeurs d’une société et constitue un ensemble original et cohérent caractérisé par certaines valeurs dominantes. Ces valeurs influencent la personnalité des individus et véhiculent un style de vie et un modèle de comportement » 278 . Cette définition de la culture privilégie l’univers de valeurs et de normes sociétales et n’est pas sans implication pour le management des organisations du travail. En effet, il s’agit ici de s’interroger sur la production et la diffusion de ces normes et valeurs, sur la manière dont chacun est amené à se les approprier ou à y adhérer. Si l’on prend l’accueil des nouveaux arrivants dans les cinq entreprises que nous avons rencontrées, on se rend compte que cet accueil est peu formalisé, reste très informel. On confie à un plus ancien, à un « tuteur » ou à un pilote l’accueil du nouveau venu mais si on interroge les « tuteurs » sur les objets qu’ils ont à transmettre, ils ne parlent que de procédures, parfois de gestes de métiers… mais très peu de ce qui permettra au nouveau venu de repérer très rapidement comment fonctionne l’entreprise, qui en sont ses chefs et ses leaders, ce qui facilitera son intégration, etc. Le nouvel arrivant est aspiré par la production et il n’aura accès à la culture de l’entreprise qu’au fil du temps, s’il reste. Sur les treize tuteurs rencontrés chez logimeuble, un seul nous a dit qu’il poursuivait un autre objectif que celui de transmettre son savoir-faire. Pour lui, un tutorat réussi est synonyme de « rester dans l’entreprise ». Il expliquait que si l’on n’aidait pas un nouveau à se construire une bonne image de l’entreprise et si on ne l’aidait pas à comprendre pourquoi l’entreprise fonctionnait ainsi plutôt qu’autrement, cela s’ancrait dans une histoire. Cette histoire, il fallait la transmettre pour que le nouveau adhère à « l’aujourd’hui de l’entreprise ».

Notes
275.

PETIT François & DUBOIS Michel in « Introduction à la psychosociologie des organisations », p 119

276.

BELET Daniel in « devenir une entreprise apprenante », p72

277.

L’engagement organisationnel se définit comme la manière dont les entreprises amènent les employés à s’identifier à l’organisation, à accepter ses objectifs et ses valeurs. APPLEBAUM Eileen (2004), op. cit. p136

278.

in Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF 1982