Nous n’avons pas tenté une revue exhaustive des questions que soulève l’organisation qualifiante, ni des mythes qu’elle véhicule, ni même cherché à les hiérarchiser. Nous voulions avant tout identifier quelques-unes des raisons ayant conduit à l’essoufflement du concept et parfois à sa disparition.
En définitive, l’organisation qualifiante ou plutôt ses promoteurs ont valorisé le rôle de l’environnement du travail dans les processus de développement des compétences mais ils ont oublié de se questionner sur la manière dont on peut les étayer.
Au regard de notre développement, on peut trouver dans l’idée d’organisation qualifiante, une quatrième caractéristique 290 commune à la notion de « mythe »… Il nous semble que derrière la notion de mythe, il arrive que se cachent des abus idéologiques. Le mythologue, à l’instar des spécialistes des organisations qualifiantes, prône parfois un discours qui relève des significations qu’il donne aux choses mais qui n’ont pas pour autant valeur de vérité. Derrière l’idée d’organisation qualifiante se cache alors la volonté de répondre à l’intérêt de la société. Le mythe contemporain serait alors proche de l’idéologie, à moins qu’il ne se confonde avec elle.
Il importe ici d’apporter quelques précisions quant à la notion d’idéologie pour mieux illustrer le sens que nous cherchons à lui donner. Le terme remonte au XVIIIèmesiècle sous la plume du Comte Antoine Destutt de Tracy pour désigner une nouvelle science « qui se donnait pour objectif de comprendre et d’expliquer l’origine des idées ou comment les pensées et les représentations éclosent et fleurissent dans le cerveau des hommes » 291 . Aujourd’hui le terme « idéologie » est utilisé dans un sens tantôt neutre, tantôt péjoratif. Raymond Aron signale « une oscillation, dans l’usage courant, entre l’acceptation péjorative, critique ou polémique – l’idéologie est l’idée fausse, la justification d’intérêts, de passions – et l’acceptation neutre, la mise en forme rigoureuse d’une attitude à l’égard de la réalité sociale ou politique, l’interprétation plus ou moins systématique de ce qui est et de ce qui est souhaitable » 292 .
Retenons alors deux définitions:
Une idéologie « est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d’une science à son passé (idéologique), disons que l’idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) »
Louis Althusser in « Pour Marx » 293
L’idéologie est « un discours de légitimation qui dit l’excellence et le bien fondé de la société existante (ou de la société à venir). Il affirme les vertus, les bienfaits, la grandeur, de l’organisation sociale qu’il se représente. Dans tous les cas, il cherche à effacer, à gommer le côté arbitraire et imparfait de toute organisation humaine pour exhiber au contraire la valeur quasi absolue de la Cité Idéale qu’il défend ou veut promouvoir » Pierre Ansart 294
Ne trouve-t-on pas dans ces définitions la trace même des organisations qualifiantes ? Cette trace étant accentuée par le fait des mythes dont elle est porteuse… Mais pour être efficace, le discours idéologique ne doit-il pas se présenter comme vérité et être vécu comme une foi ?
L’idéologie rassemble les foules… les met en mouvement… mobilise leur passion… On a vu de nombreux acteurs économiques et politiques s’engouer pour la notion d’organisation qualifiante d’abord autour de Bertrand Schwartz puis de ses écrivants et praticiens…
‘« Ce sont des milliers de bras levés brandissant le petit livre rouge de la pensée de Mao Tsé Toung ; des milliers de poitrines criant Heil Hitler un soir d’été à Nuremberg ; ce sont les défilés du premier Mai sur la place rouge à Moscou ou sur la place Tien An Men à Pékin et ceux du 14 juillet sur les Champs Elysées à Paris »L’idéologie est discours, écrits, doctrines, programmes… telles les recettes de l’organisation qualifiante… ou le discours du début des années 90 du Ministre Martine Aubry…
‘« C’est aussi le contrat social de Jean Jacques Rousseau, les discours de l’assemblée de Robespierre, la démocratie française de Valéry Giscard d’Estaing et le Programme Commun de gouvernement des partis de gauche »L’idéologie est symbole, elle est signe de ralliement, elle est chant de lutte, de haine, d’espérance et de victoire… telles les idées sous-jacentes à l’organisation qualifiante que nous avons développées dans les mythes…
‘« C’est encore les drapeaux rouges ou noirs ou bleu blanc rouge, le chant de la Marseillaise ou de l’Internationale, la faucille et le marteau, la croix de Lorraine et la rose au poing, la statue de la liberté illuminant le monde »L’idéologie est mot d’ordre, appel au rassemblement et à l’union, slogan longuement répété et qui finit par faire partie de la réalité… lorsque l’idée d’organisation qualifiante se confond avec une réalité sociale alors qu’elle est idéaltype…
‘« Et puis ce sont les cris : ‘’Prolétaires de tous les pays’’, ‘’ le fascisme ne passera pas’’, ‘’Dix ans, ça suffit’’, ‘’A bas la bande des quatre’’, ‘’Ouvriers-paysans, même combat’’ »L’idéologie serait-elle proche parente du mythe ?
Pour Roland Barthes, le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité. Cette démarche est idéologique. « Si notre société est objectivement le champ privilégié des significations mythiques, c’est parce que le mythe est formellement l’instrument le mieux approprié au renversement idéologique qui la définit : à tous les niveaux de la communication humaine, le mythe opère le renversement de l’anti-physis en pseudo-physis » 299 autrement dit du réel à l’idéologique. Et « En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de se signifier toutes seules » 300 . Il devient alors rassurant. L’organisation qualifiante, ses postulats et ses méthodes opèrent de la même stratégie : mettre en confiance, rassurer… pour convaincre de leur bien-fondé et de leur valeur explicative, voie démonstrative… mais par épuration, purification, déformation de certaines réalités : celles que nous venons d’exposer !
Ira-t-on jusqu’à Roland Barthes lorsqu’il affirme que le mythe dépolitise le réel ? Pour lui, le mythe est « parole dépolitisée » 301 par le méta-langage général qu’il utilise, « dressé à chanter les choses et non plus à les agir » 302 … Le doute est permis car un retour vers les auteurs de l’organisation qualifiante montre que l’organisation qualifiante se confond bien souvent avec une méthode, un livre de recettes… qu’il suffit d’appliquer sans qu’on puisse bénéficier de la preuve d’expériences probantes… L’idéologie l’emporte. Et l’idéologie est, elle, politisée.
Mais n’est-ce pas un discours idéologique que de penser que l’organisation qualifiante au-delà de véhiculer des mythes, véhicule de l’idéologie… qu’elle est en définitive un mythe idéologique ? Sans doute… Mais n’est-ce pas à l’existence d’autres idéologies que la nôtre que nous devons d’en prendre conscience ?
Comment faire alors en sorte que mythes et idéologie disparaissent au profit de croyances et de valeurs moins dépolitisées (les mythes) et moins politisées (les idéologies) ?
Il nous semble que l’échappatoire consiste à aborder la question de l’organisation qualifiante non plus du point de vue de l’ingénierie de formation ou de l’ingénierie des compétences, mais du point de vue de l’ingénierie de professionnalisation.
L’ingénierie de professionnalisation met au cœur de ses préoccupations non pas le développement des compétences, mais la construction de l’expérience par laquelle chacun peut advenir…
Mais est-ce là sortir du discours idéologique ? Et mythologique ? N’est-ce pas quitter Prométhée pour aller vers Epiméthée 303 ?
ARON Raymond in BARTHES Roland (1957), op. cit p202
Les trois premières étant pour rappel : son caractère intemporel, sa charge émotive, et ses vertus pédagogique
SIMON Michel in « Comprendre les idéologies », Lyon, Chronique Sociale 1978, p9
ARON Raymond in la définition de l’idéologie in Encyclopédie Universalis 1995, CD ROM ; Extrait de « Trois essais sur l’âge industriel »
ALTHUSSER Louis in SIMON Michel, op. cit p137
ANSART Pierre in SIMON Michel in « Comprendre les idéologies », Chronique Sociale 1978, p215
SIMON Michel in « Comprendre les idéologies », Chronique Sociale 1978, p6
SIMON Michel in « Comprendre les idéologies », Chronique Sociale 1978, p6
SIMON Michel in « Comprendre les idéologies », Chronique Sociale 1978, p6
SIMON Michel ibid p6
BARTHES Roland, op. cit p216
BARTHES Roland, ibid p217
BARTHES Roland, ibid p216
BARTHES Roland, ibid p218
Prométhée a volé le feu du ciel pour le donner aux hommes leur permettant ainsi de fondre le fer et de prendre leur essor technique. Le Prométhéisme désigne alors le système idéologique dont le but est de s’assurer la maîtrise du monde par la science, la technique et l’organisation. L’épiméthéisme reprend la même séquence mythologique : Epiméthée est le frère de Prométhée mais en désaccord avec lui. L’épiméthéisme consiste donc dans la dénonciation incessante des méfaits de la technique.