I.L’expérience, son acquisition et son lien au développement des compétences

‘« L’expérience, un processus en cours »
Jean Marie Barbier (1999) ’ ‘« Il ne connaît pas seulement le monde par ouï dire, mais parce qu’il a été là, a vécu, a souffert, agi avec les autres… a rassemblé dans son propre corps des connaissances par l’essai, l’épreuve, l’erreur et la confirmation »
Dietmar Mieth (1978) 306

« Qu’on puisse apprendre par l’expérience est au premier abord une affirmation de bon sens et assez incontestable. Essayer par contre de cerner la problématique de cette proposition constitue un véritable défi » tel commence le premier article qui ouvre le numéro 100/101 d’Education Permanente sur « Apprendre par l’expérience » (1990) et tel pourrions-nous ouvrir ce chapitre.

Depuis quelques années, on entend à nouveau beaucoup parler de l’expérience. Le thème vient de donner lieu à un second Education Permanente : « Les acquis de l’expérience » 307  ; un troisième suivra dans les mois qui viennent. Un autre antérieurement n’en était pas si éloigné : « Apprendre des situations » 308 .

Il est certain que l’on ne peut contourner la question théorique du rôle de l’expérience dans les processus de développement des compétences dès lors que c’est au cours de l’expérience qu’un individu rencontre la majeure partie des situations auxquelles il doit s’adapter, qu’il s’agisse de l’expérience ordinaire ou de l’expérience professionnelle.

John Dewey (1967) fut le premier à étudier, à analyser et à préciser le rôle de l’expérience dans les apprentissages, son fameux learning by doing. Il fonda le « mouvement progressif » qui proposait que l’école axe tous ses apprentissages sur des expériences vécues par les élèves. Après John Dewey, deux autres figures de l’éducation militèrent en faveur de l’expérience comme source d’apprentissages : Jean Piaget et Kurt Lewin. Jean Piaget fît ressortir le rôle primordial de l’expérience concrète dans le développement de l’intelligence qu’il concevait non pas comme une caractéristique innée de l’individu mais comme le produit de l’interaction entre la personne et son environnement. Kurt Lewin alla jusqu’à proposer une méthode d’apprentissage expérientielle en quatre étapes : l’expérience concrète, l’observation réflexive, la conceptualisation et l’expérimentation active, que Kolb contribua largement à diffuser ensuite. Kurt Lewin affirmait que « c’est dans le courant et non du dedans du bateau qu’on perçoit la force du courant ». Ce fut ensuite Chris Argyris et Donald Schön qui prirent le relais et que l’on peut considérer comme des contemporains. Ils ont tous deux élaboré une épistémologie de la connaissance issue de la pratique professionnelle en portant leur attention sur les apprentissages sur l’action et les apprentissages dans l’action. Ils affirment tous deux que l’apprentissage ne peut se faire que dans et sur l’action par la réflexion. Ils sont donc très proches de nos préoccupations et les résultats de notre enquête monographique vont dans ce sens.

L’intérêt renouvelé pour la notion d’expérience semble augurer de nouveaux développements autour de sa conceptualisation…et cela est sans doute utile. Hans Georg Gadamer ne disait-il pas d’elle qu’il s’agissait d’un des concepts les moins élucidés que nous possédions (1976) 309  … Il est vrai que le concept est vaste et évocateur, voire sujet à interprétation... La découverte du comment de l’expérience professionnelle est d’autant plus nécessaire que, dans l’entreprise, la notion même d’expérience est ambiguë. Ainsi Maurice De Montmollin fait remarquer qu’« Elle est certes valorisée – de même que la sagesse qu’est censée procurer l’âge – mais beaucoup plus comme la résultante d’une longue pratique personnelle qui finit par venir à bout de tous les incidents possibles, que comme le résultat d’une formation bien dirigée » 310

La notion d’expérience professionnelle constitue aujourd’hui un référent incontournable de la recherche et de l’action, mais à l’instar des notions de compétence ou d’organisation qualifiante, elle n’en constitue pas pour autant une notion stabilisée et constitue de ce fait un attracteur. On peut ainsi dans le langage commun ou dans la littérature lui reconnaître au moins trois acceptations :

  • La première, la plus courante, consiste à définir l’expérience par défaut comme tout ce qui se passe dans l’exercice d’une activité ou dans le vécu d’une situation. L’homme d’expérience est ainsi celui qui a pratiqué, qui a fait des choses, qui a vécu des choses
  • La seconde met en jeu la question de la formation des connaissances et renvoit à ce qu’elle a de plus mystérieux : ses dimensions intuitives, empiriques, affectives, subjectives. L’homme d’expérience est ici celui qui s’est construit au fil de sa pratique, des savoirs pratiques, des savoirs de métier
  • La troisième la considère comme relevant d’un acquis et d’un mode d’acquisition ; un produit, un processus et une trajectoire tout à la fois. L’homme d’expérience est celui qui vit des événements et les transforme en éléments de savoirs.

Ces trois acceptations ont en commun d’avancer l’idée que l’expérience ne se construit que dans la pratique. Cependant la plupart des auteurs qui s’essaient à la définir spécifient que la pratique ne se suffit pas à elle-même pour devenir expérience. La production de l’expérience exige une prise de conscience effective des situations vécues. Cette dernière ayant pour visée la production de savoirs sur la pratique. Elle peut être simplement subjective par un retour sur soi ou par un échange interpersonnel sur ce qui vient d’avoir lieu, ou renforcée par une réflexion théorique, ce qui fait dire à François Dubet que l’expérience est une activité cognitive en soi (1994). Aussi la pratique spontanée dans cette manière d’envisager l’expérience ne pourra à elle-seule être génératrice d’expérience. Toute situation vécue ne fera pas spontanément expérience et donc toute situation vécue ne donnera pas lieu à la production de savoirs !

‘« Quand on dit d’un travailleur qu’il est riche d’une longue expérience professionnelle, on ne dit pas seulement qu’il a longuement exercé, et qu’à la longue, il a connu tant de situations-problèmes qu’il a fini par s’y connaître, qu’il a en quelque sorte épuisé le spectre des cas possibles. La sagesse de l’âge n’est pas l’acquisition mécanique, cumulative de la longévité. Le temps passé, vécu, certes est pour quelque chose dans l’apprendre de l’expérience personnelle, mais ce n’est pas seulement ni sans doute essentiellement du temps quantitatif ou cumulatif. Certains apprennent beaucoup de l’expérience, même courte, d’autres n’apprennent guère (ou peu : même d’une longue expérience !). Bref, si l’exercice inhérent à l’expérience forme, ce n’est pas par accumulation, mais par intégration, et cette capacité d’intégration y est essentielle, en rapport avec cette notion à la fois si claire et si vague qu’on appelle la vie ».
Alain Kerlan (2001) 311

Sans compter qu’en aucun cas on ne pourra considérer l’expérience « comme un produit-joint du travail, identique pour tous» 312 ne serait-ce que par le fait de la diversité des aptitudes et des motivations qui en différencie les acquis, et du sens et de la valeur que chacun fait lui fait porter. Apprendre, c’est donner du sens : « Ce n’est que lorsque les choses ont un sens pour nous, lorsqu’elles donnent à voir les effets qu’on peut en attendre en les utilisant de certaines manières, qu’est possible quelque chose de l’ordre d’une maîtrise voulue, délibérée sur ces choses » (Dewey – 1933) 313 .

Ainsi, les apprentissages issus de l’expérience visent la construction, l’assimilation et la maîtrise de connaissances et de compétences nouvelles grâce auxquelles un individu (voire un collectif de travail ou une organisation) va faire évoluer ses représentations et ses capacités d’action, de gestion de l’action voire de rhétorique de l’action.Ces apprentissages vont lui permettre de naviguer du faire au savoir agir et reposent en grande partie sur un traitement réflexif des événements survenant dans le travail. Ainsi l’introduction de la pensée dans l’actionpermet de rendre l’expérience apprenante, et de transformer les connaissances acquises en capacités potentielles d’action. Il s’agit de donner du sens à l’action pour pouvoir apprendre d’elle. Si la prise de distance avec la pratique est un élément déterminant de tout processus de construction de l’expérience, elle ne se suffit pas à elle-même, d’autres éléments vont être favorables ou non aux apprentissages. L’organisation ou les contenus de travail, la formation en cours d’emploi mais également le niveau de formation de base vont avoir des incidences sur le potentiel d’expérience de chacun, sur la construction d’une « capacité d’expérience » 314 … Cela peut donc prendre toute une vie d’acquérir de l’expérience, et donc de se professionnaliser si l’on considère tout processus de professionnalisation comme un processus d’acquisition d’expérience…

Voyons si ces éléments participent à la construction de l’expérience, et au-delà à la rendre apprenante ?

Notes
306.

MIETH Dietmar in NADEAU Jean Guy in « Un modèle praxéologique de formation expérientielle » in Education Permanente n°100/101, p98

307.

Cf. « Les acquis de l’ expérience », Education Permanente n°158, mars 2004

308.

Cf. « Apprendre des situations », Education Permanente n°139, 1999-2

309.

Cf. GADAMER Hans Georg in « Vérité et Méthode », Paris, Seuil 1976, p191

310.

DE MONTMOLLIN Maurice ( 2001) op. cit. p20

311.

Colloque « Les enjeux de l’ingénierie de professionnalisation » du 16 mai 2001 à Lyon organisé par le DESS Concepteur Réalisateur de Formation.

312.

VINCENS Jean in « Expérience professionnelle et formation » in Les notes du LIHRE, Note n°347, octobre 2001, p2

313.

DEWEY John in MEZIROW Jack in « Penser son expérience », Lyon, Chronique Sociale, 2001, p30

314.

GRASSER Benoît et ROSE José in « L’expérience professionnelle, son acquisition et ses liens à la formation » in Formation Emploi n°71, 2000, p8