1.1.L’expérience, une histoire de pratique et d’analyse de la pratique 

‘« En s’observant en train d’agir, le sujet peut prendre conscience de ses façons d’agir, de ses stratégies d’action, des raisons de ses réussites ou de ses échecs »
Guy Le Boterf – 2000.’

Parce qu’il tire des leçons de l’expérience vécue ou à vivre, qu’il lui donne du sens, l’individu favorise une capacité à développer des compétences pour faire face aux besoins potentiels des situations. Il faudra donc s’intéresser à ce qui permet à son expérience (ou vécu professionnel) de devenir apprenante. On pourra sans doute parler de potentiel professionnalisant ou non professionnalisant (voire déprofessionnalisant) des situations et des environnements de travail.

Si l’expérience, pour peu que quelques conditions minimales soient réunies est potentiellement riche d’apprentissages, « ces derniers ne seraient que des savoirs bruts qui ne prendraient sens et valeur qu’après non seulement avoir accédé à la conscience de leur détenteur, mais aussi et surtout après avoir été travaillés et formalisés » 315 . Ce détour réflexif permet de comprendre, de structurer, d’organiser l’action, il est une opportunité d’apprentissages et l’occasion de transformer sa pratique par la production de nouvelles représentations sur l’action.

L’expérience ne serait donc apprenante qu’à la condition d’articuler pratique et analyse de la pratique. En prenant du sens l’expérience devient signifiante. Elle devient apprenante lorsqu’elle est organisée et structurée, interrogée et formalisée. L’expérience s’acquiert non par accumulation mais par intégration.

Or nous avons pu voir, par exemple, au sein de Logimeuble, que c’est à l’ancienneté que l’on est promu tuteur et non à la valeur de son expertise. Nous avons également vu que les dispositifs « groupes de travail » sont potentiellement des lieux d’apprentissages parce qu’ils doivent permettre aux participants de mobiliser leur expérience, et de l’interroger par confrontation à celle des autres et au regard des activités du groupe. Autrement dit l’expérience des participants se construit au travers des processus de mise à distance du travail et du fait des interactions que génère la situation de groupe. Cependant un certain nombre d’obstacles, comme nous avons pu le voir, produit des effets négatifs sur les processus potentiels d’apprentissages en venant soit les perturber, soit les rendre impossibles… Sans compter qu’efficacité organisationnelle ne va pas de paire avec efficacité personnelle car lorsque des décisions sont prises lors de ces groupes de travail ou lorsque des actions intermédiaires sont menées, elles contribuent parfois à l’amélioration des processus de travail sans pour autant contribuer au développement professionnel des participants. Ceci s’explique, entre autres, comme nous l’avons vu, par l’absence de moments de bilan, d’explicitation et d’analyse des pratiques.

Ces deux exemples montrent que l’expérience apparaît comme pouvant être tout à la fois un acquis parce qu’elle donne lieu à des apprentissages, mais également un mode d’acquisition parce qu’elle ne peut donner lieu à des apprentissages qu’à certaines conditions. L’expérience est donc à la fois action et patrimoine, produit et processus.

En se déprenant du travail, on peut apprendre :

  • A mieux comprendre son histoire

Les expériences passées, les connaissances accumulées influencent la façon dont les expériences présentes sont perçues et vécues. Nous sommes bien là devant l’idée de patrimoine expérientiel. Nous pouvons ici prendre l’exemple de cette opératrice de Diverplastic qui ne souhaitait pas s’investir dans l’entreprise, et plus particulièrement dans les groupes de travail, après avoir vécu la situation douloureuse de déposer le bilan du commerce qu’elle tenait. Elle avait perdu confiance en elle et ne se sentait plus capable de faire autre chose que de « tirer ses cartons ». C’est en le verbalisant qu’elle en a pris conscience. Un autre exemple serait celui d’un pilote de Diverplastic, qui, au fil de nos entretiens, prit conscience de la manière dont les différentes étapes de son parcours allaient lui permettre d’envisager une reprise d’études et une reconversion professionnelle. Les entretiens lui permirent également de mieux apprendre à se connaître, de « se regarder dans le miroir » en quelque sorte, et de comprendre que certains de ses problèmes dans l’atelier provenaient de sa manière d’être et de se représenter ce que devait être le travail et non ce qu’il était.

  • A appréhender la logique constitutive de l’action

La réflexion consiste pour John Dewey à « Porter à la connaissance de notre esprit les conséquences engendrées par les divers modes d’action et les différentes lignes de conduite pour que nous soyons à même de savoir ce que nous faisons quand nous agissons » 316 . Cela veut dire qu’en analysant leurs pratiques, leurs activités, les individus deviennent capables d’identifier le système de relations entre les éléments d’une situation et non la collection des éléments eux-mêmes. Appréhender la logique constitutive de l’action permet de dépasser des solutions prédéterminées du type « telle situation, telle procédure » car il suffit que l’un des éléments de la situation change pour que la procédure habituelle soit mise en difficulté voire en échec, et que l’individu ne sache plus que faire. Les relations chronologiques d’enchaînement des événements ne se confondent pas toujours avec le déroulement logique des opérations attribuables à la machine, par exemple. Il suffit pour se le prouver d’observer un opérateur face à sa machine lorsqu’elle passe d’un régime normal à un régime compensé… On peut reprendre ici l’exemple des opérateurs polyvalents des deux entreprises logistiques ayant participé à notre recherche. Tous affirment que le fait de tourner sur les postes de travail et de développer leur polyvalence leur a permis d’accéder à la complexité de la chaîne logistique, de mieux se saisir des relations entre les postes de travail. Un autre exemple est celui des études de cas traitées à l’occasion des groupes de travail de Diverplastic. Elles ont permis aux pilotes d’apprendre à se saisir de la complexité des situations qu’ils rencontrent et non à les simplifier à outrance en se fiant à leur première impression ou première intuition quant aux causes d’un problème. Cela a été le cas particulièrement lorsqu’ils ont travaillé sur les ANC (Avis de non-Conformité) et leurs causes.

  • A produire des savoirs

L’analyse de la pratique conduit à une activité très forte de conceptualisation de l’action qui permet de comprendre, d’expliquer, d’interpréter ce qui se passe quand on agit de telle ou telle manière. Cette conceptualisation de l’action est productrice et désincorporatrice de savoirs (au sens large). Sans cette prise de distance avec l’action, il peut y avoir production de savoirs mais ces derniers restent souvent englués dans l’action, incorporés et dépendants de celui qui fait. Or si ce que l’on cherche, c’est rendre les individus capables de transférer leurs acquis, l’extraction, l’explicitation, la désincorporation des savoirs de l’action passe par une prise de conscience et une appropriation de ces derniers. Il nous faut à un moment donné comprendre ce que l’on fait quand on agit : comment on sélectionne et prend les informations nécessaires pour porter un diagnostic, comment on construit une réponse, comment on la régule, etc. C’est à cette condition que l’expérience produit du savoir, parce qu’elle procède à une mise en ordre, « Repère et produit des liaisons entre les phénomènes […]. L’expérience vraie ou plutôt probante est une expérience bien liée 317 . Parce qu’elle est ordonnancée ou liée, elle peut être féconde.

Nous avons pu voir à l’occasion des groupes de travail que l’absence de moments de bilan, de formalisation des actions menées ne permet pas de faire évoluer ni les pratiques, ni les représentations. Au contraire, cette absence conduit les acteurs à se désengager de ces actions.

On peut dire qu’en apprenant à identifier et déterminer les problèmes, l’individu devient capable de les résoudre. Cette distanciation critique permet alors au professionnel d’utiliser le travail (au sens large) pour apprendre et développer des savoirs multiformes (cf. tableau ci-dessous) 318 par, pour et sur l’action. Ces savoirs lui permettent de faire évoluer ses pratiques, de guider et orienter son action, et donc d’alimenter ses compétences.

Type de savoirs
Fonction
Savoirs théoriques, scientifiques
ou savants
Savoir comprendre
Savoir interpréter
Savoir procéduraux, appliqués
ou opératifs
Savoir comment faire
Savoir comment procéder
Savoirs environnementaux,
contextuels
Savoir s’adapter
Savoir se comporter
Savoir comprendre
Savoir actionnable, praxique,
ou en usage
Savoir tirer des enseignements de sa pratique en s’en distanciant, parce qu’on la formalise en la théorisant.
Ce qui conduit à savoir agir…
Ceci a pour conséquence de Savoir savoir permettant de savoir apprendre à apprendre, mais aussi de savoir problématiser, savoir caractériser, savoir diagnostiquer pour SAVOIR TRANSFERER
Savoir-faire et savoir-faire procéduraux, savoir applicable, savoir de l’ingénieur
Savoir quoi faire,
Savoir que faire
Savoir procéder
Savoir-faire expérentiels, savoirs pratiques, d’action, implicites ou empiriques, savoir de l’artisan
Savoir y faire
Savoir réagir
Savoir-faire sociaux,
savoir-faire relationnels
Savoir se comporter
Savoir se conduire
Savoir-faire cognitif Savoir traiter de l’information
Savoir raisonner
Savoir comprendre
Savoir analyser
  • A construire des stratégies d’action

La mise en problèmes des situations permet d’envisager des stratégies de résolution de problèmes, de remonter des effets aux causes, d’examiner les effets possibles des hypothèses d’action. L’individu passe ainsi d’une représentation fonctionnelle ou opérative des situations à une représentation cognitive de ces dernières. Cette distanciation, cette intelligibilisation, cette modélisation de l’action rend alors possible le transfert des apprentissages 319 en permettant au professionnel de se préparer à agir ailleurs que dans l’ici et le maintenant.

C’est ainsi que le Responsable d’atelier d’Uplastic et le Directeur de Production de Visenplastic concevaient leur action de managers. Ne jamais apporter des réponses toutes faites aux problèmes qu’on leur soumettait mais conduire les individus à se poser les bonnes questions, telle était leur conception du rôle du manager. Chez Diverplastic le Directeur d’Usine découvrait à l’occasion du bilan de nos observations qu’il était perçu comme tel par les techniciens. Il nous confiait qu’il pensait jusqu’alors que c’était plutôt la pluralité des problèmes à résoudre qui était professionnalisante et non le fait d’amener les techniciens à adopter des postures réflexives.

Ainsi parce qu’il peut être espace d’apprentissages, l’espace de travail permet d’acquérir de l’expérience en rendant possible le développement de savoirs sur, dans et par l’action susceptible d’orienter l’action et d’être transférés à d’autres situations en dehors de leur contexte de production. Ce ne sont pas les compétences que l’on transfère, mais les ressources qui les constituent (la compétence articule des savoirs mais ces savoirs ne sont pas la compétence). A chaque nouvelle situation, il y a besoin de produire une nouvelle compétence puisque toute compétence est par nature contextualisée, finalisée, contingente et non transférable en l’état. Il faut alors en remanier la structure. Ce sont les ressources qui se transfèrent d’une situation à l’autre d’où l’importance de leur prise de conscience, de leur appropriation, de leur actualisation et de leur utilisation. Il est important, si l’on veut tendre vers des compétences de gestion de l’action, de tirer des leçons de la pratique et d’apprendre à le faire… Apprendre à s’engager et à se dégager de l’action pour élaborer et transformer ses représentations, en un mot : Apprendre. C’est sans doute ici qu’intervient la césure la plus importante entre la notion de compétence et celle d’expérience. En effet si la compétence est contextuelle, contingente et située et donc par nature non transférable et non transposable en l’état, l’expérience, elle, se forge dans l’enchaînement des situations. Elle est donc négociable ailleurs que sur son ou ses lieux de production. Elle serait éminemment transférable.

Aux yeux de certains de nos interlocuteurs, le fait d’avoir dû faire l’effort de communiquer leurs expériences a été formateur en soi. Cela les a obligés à « dire leur faire » mais aussi à le mettre à notre portée en faisant d’importants efforts de « mise à disposition ». Cette mise à disposition ayant été, de leur point de vue, apprenante parce que permettant la prise de conscience de certains éléments guidant leurs manières de faire, d’agir, d’être et d’apprendre. Un exemple plus précis sera celui d’un chargeur qui se présenta à nous en déclarant d’emblée qu’« il n’y avait pas besoin d’avoir le bac pour faire ce qu’il faisait ». Pourtant en nous décrivant ses activités quotidiennes, il découvrit qu’être chargeur ne s’improvisait pas et nécessitait des capacités de représentation de l’espace très importantes mais aussi des connaissances en arithmétique et en géométrie pour gérer cet espace. Tel un miroir, le jeu de nos questions rendait cette prise de conscience possible comme il participait sans doute à la construction d’une coproduction de sens.

Notes
315.

LENOIR Hugues in « Considérations sur l’expérience et sa valeur sociale » in Education Permanente n°150, 2002-1, p71

316.

DEWEY John in MEZIROW Jack in « Penser son expérience », Lyon, Chronique Sociale, 2001, p119

317.

KERLAN Alain in colloque « Les enjeux de l’ingénierie de professionnalisation » du 16 mai 2001 à Lyon et organisé par le DESS Concepteur Réalisateur de Formation.

318.

Pour un plus ample développement et faisant suite à notre travail de DEA : FERNAGU OUDET Solveig in « Voyage au cœur de la compétence », in Actualité de la Formation Permanente n°170, 2001, p 18

319.

Transférer ses apprentissages, c’est : Apprendre à gérer les ressources présentes, en les identifiant, en se les appropriant, par la compréhension et l’intelligibilisation des situations de travail ; Apprendre à développer des ressources nouvelles par ce même biais ; Apprendre à articuler et structurer de nouvelles combinaisons de ressources ; Apprendre à décontextualiser, recontextualiser les apprentissages en vue de les tranférer ; Apprendre à apprendre, prendre conscience de sa manière d’apprendre ; Apprendre à capitaliser les enseignements issus de l’expérience, de la pratique professionnelle. Pour un plus ample développement, se reporter à « Le transfert des apprentissages » Jacques TARDIF, Editions Erès 1999 ou à « De l’apprentissage au métier » Louis TOUPIN, ESF 1998