1.2. L’expérience, une histoire d’événements et d’organisation du travail

Comme nous l’avons vu précédemment, l’organisation du travail, selon la forme qu’elle prend, va générer des pratiques professionnelles particulières, spécifiques. Certaines de ces pratiques, plus que d’autres, vont permettre à l’individu (ou aux collectifs de travail) de tirer des leçons de son expérience, de prendre conscience du pourquoi du comment de ses gestes et comportements professionnels, de renforcer et corriger ses schèmes d’action ou ses représentations, et de ce fait, de développer ses compétences (voire se professionnaliser) mieux qu’ailleurs.

Pour s’en convaincre il suffit de s’intéresser, au-delà des résultats de notre travail de recherche, à la sociologie des organisations et de constater que l’expérience n’a pas toujours été valorisée au fil de la succession des modèles d’organisation du travail. Ainsi si l’expérience dans le « modèle des métiers » 320 était considérée comme la voie royale d’un apprentissage permanent et comme directement constitutive de la maîtrise des situations professionnelles, ce ne sera plus le cas avec le modèle taylorien où le déni de l’expérience est extrêmement présent, elle n’est reconnue que pour être récupérée et confisquée . Il faudra alors attendre le modèle de la compétence pour voir cette dernière de nouveau reconnue comme source d’apprentissages et mieux, de compétitivité. Ce qui fera dire à Philippe Zarifian que le travail revient dans le travailleur (1997). Les entreprises se mettront à construire des recueils ou des référentiels de savoirs, de compétences ou de bonnes pratiques pour se préserver de certains départs ou former de nouveaux arrivants. Le Gouvernement et les branches professionnelles se lanceront, eux, dans de vastes dispositifs de Validation des Acquis de l’Expérience . Avec Taylor, la dynamique est celle de la « désingularisation de l’expérience » 321 , avec le modèle de la compétence, au contraire, on valorise la singularité de l’expérience. Et dans les deux cas, peut-être pouvons-nous, à l’instar de C. Revuz ou S. Pene (1994) parler d’«injonction ou de prescription de communication de l’expérience des opérateurs » 322 , l’expérience n’étant reconnue que dès lors où elle est communiquée ou rendue communicable. Nous ne nous arrêterons pas ici sur les problèmes que cela peut poser mais nous avions souligné plus en amont la différence entre théorie professée et théorie en usage.

Nous retiendrons la valorisation extrême de la notion d’expérience dans les textes et les pratiques.

On peut donc s’interroger sur la richesse des situations de travail proposées aux individus… Si la routine est trop présente, si les prescriptions sont trop fermées, si l’individu est isolé sur son poste du reste de l’entreprise, si l’individu ne peut naviguer en dehors du faire et du savoir-faire, quelles sont ses marges de manœuvres pour apprendre au travail ?

On peut affirmer que le contenu et le mode d’acquisition de l’expérience professionnelle varieront avec les situations de travail proposées et qu’elles vont définir les possibilités, les limites et donc les conditions de mise en œuvre des processus d’apprentissages. L’expression d’« apprentissage organisationnel » a d’ailleurs largement démontré, comme celles d’« organisation qualifiante » ou d’« organisation apprenante », qu’une organisation peut ou peut ne pas être favorable aux apprentissages.

Les choix et les moyens mis en œuvre pour dynamiser une organisation du travail ont un impact sur les processus de professionnalisation et donc les compétences qui en découlent. Il ne suffit pas de réfléchir à l’organisation du travail de l’entreprise (exemple : développement d’équipes autonomes) mais bien à la dynamique de cette organisation du travail (moyens mis en œuvre au sein de l’organisation du travail pour favoriser l’émergence des compétences liées au développement d’équipes autonomes) pour favoriser la maîtrise des situations professionnelles et assurer le développement de chacun. C’est bien cette dynamique qui est quasi-absente dans les entreprises où nous avons effectué notre recherche. Elles se caractérisent toutes par des grappes d’innovations organisationnelles qui visent un enrichissement des compétences de facto mais sans s’attacher aux conditions de mise en œuvre de ces innovations et des relations qu’elles entretiennent avec le développement des compétences. Reprenons l’exemple des rotations des chefs d’équipe et des régleurs de Diverplastic qui illustrent bien cette situation. Ceux qui travaillent de nuit sont amenés à revenir régulièrement travailler en journée afin d’accéder aux ressources de l’entreprise absentes la nuit (service méthode, maintenance, qualité ; direction de l’atelier, etc.). Ces rotations doivent donc permettre aux personnels de se sentir moins «déconnectées », de s’enrichir du savoir-faire de leurs collègues de jour, d’accéder aux informations auxquelles ils n’accèdent pas ou mal, etc. Mais il n’en est rien car ils sont très vite aspirés par la pression de la production et doivent prioriser leur « métier » plus que leur formation. Si on a décrété que les retours en journées leur seraient profitables, on a oublié de leur dégager du temps pour qu’ils le soient vraiment ou au moins partiellement. Lorsque c’est le cas, sont mis en avant la possibilité de réfléchir le travail, de prendre de la distance pour en comprendre les tenants et les aboutissants comme facteurs d’apprentissages.

L’organisation du travail exerce donc une influence sur la nature et les contenus de l’expérience selon qu’elle favorise ou non l’intelligibilisation des pratiques via les modes de management et les interactions qu’elle rend possible.

Ceci nous montre alors que tout processus de développement des compétences ne relève pas forcément d’un processus de professionnalisation et montrerait que l’organisation du travail formate des niveaux de la pratique et donc des niveaux de compétences. A trop rester du côté du faire et du savoir-faire, il paraît difficile d’entrer dans le savoir-agir…. A trop rester du côté des compétences d’action, il paraît difficile d’acquérir des compétences de gestion de l’action…

Ceci nous montre également que nous ne sommes pas tous égaux face à l’expérience et qu’il y aurait expérience et expérience. L’une qui faciliterait l’accès aux savoirs et l’autre qui pourrait s’avérer sans effet sur les apprentissages voire dans certaines circonstances dés-apprenantes, dé-qualifiantes ou dis-qualifiantes pour paraphraser Hugues Lenoir 323 . « Il est donc important d’être conscient que le travail n’est pas toujours formateur en soi, au moins du point de vue professionnel (Clot et al, 1999) et que la production de sens et de savoir ne dépend pas du couple emploi-individu mais découle très largement de la qualité des situations de travail (Vincens, 2001), certaines étant contre-productives ou gênant l’apprentissage (Falzon et Teiger, 1999) » 324 .

Ainsi plus les situations professionnelles seront variées et différentes, plus l’individu gagnera en expérience.

Il gagnera en professionnalisme dès lors qu’il sera en capacité d’analyser et de modéliser son action, de rendre ses compétences adaptables dans des situations différentes de celles où elles ont été acquises. Pour cela bien sûr, les contextes professionnels doivent le rendre possible… Cela veut dire que cela peut prendre toute une vie de se professionnaliser, en fonction des contextes et de leur richesse… et que les différences de performance individuelles ne s’expliquent pas par des facultés possédées dès la naissance. L’expérience doit être considérée comme le résultat d’une pratique extensive et intensive d’une activité. Dans cette perspective, les différences de niveaux de compétences entre les individus s’expliquent par la nature et la fréquence des exercices théoriques et pratiques qu’ils ont effectués, et qu’ils continuent à effectuer.

Cela sous-entend également qu’il existerait des contextes professionnels qui ne permettent pas de développer ou de maintenir les compétences des individus, des contextes de travail déprofessionnalisants. Gaston Mialaret parle alors d’expérience sclérosante.

Notes
320.

Ce modèle semble s’être élaboré du moyen âge jusqu’à la révolution industrielle. Pour plus de détail, se référer à Philippe Zarifian (1997)

321.

ASTIER Philippe in « La communication de l’expérience professionnelle », thèse de doctorat, 2001, p26. Désingulariser l’expérience, c’est à la fois l’extraire de l’action située dans laquelle elle se manifeste et d’un sujet particulier qui l’a élaborée au fil de sa trajectoire.

322.

ASTIER Philippe, ibid p26

323.

LENOIR Hugues in « Considérations sur l’expérience et sa valeur sociale » in Education Permanente n°150, 2002-1, p69

324.

LENOIR Hugues, ibid