4.2.2. La place de la subjectivité ou de la dépersonnalisation de l’expérience

L’expérimental procède d’une conception scientifique ou technologique de l’expérience et tend à la dépouiller de tous ses éléments subjectifs. De ce fait elle s’abstrait « De tous ses éléments d’historicité, de ce qui fait que cette expérience est toujours celle de quelqu’un, ici et maintenant, dans tel contexte » explique Hans-Georg Gadamer (1976) 352 . L’expérimental s’abstrait de l’« énigme du corps » 353 , de ce qui particularise et singularise l’expérience d’un individu, de ce qui fait qu’il est ce qu’il est, de ce qu’il est devenu ou en devenir. Yves Schwartz parle de « patrimoine historique » 354 comme substrat avec lequel l’individu fera l’expérience d’un événement particulier et se construira une intelligence des choses. « Dans ce qui fait expérience, il y a de l’histoire de nos échecs, de nos souffrances, de nos réussites, de nos engagements avec les uns et les autres, traversés par nos rapports aux valeurs, et notre corps porte cette histoire sans que nous le sachions très bien » 355 . C’est tout cela qui fait expérience. L’expérimental, lui, vise un savoir désincorporé, désincarné, désingularisé, déshistoricisé. Il donne lieu à des parcours et des trajectoires de formation balisés, identifiés, normalisés et standardisés.

En ce sens l’expérimental (ou l’expérimentation scientifique ou technologique pour d’autres) ne se comprend que comme une schématisation, une dépersonnalisation et une décontextualisation du vécu alors que l’expérience appartient « A l’essence historique de l’homme » 356 . Si l’on pousse plus loin cette réflexion, cela veut dire que penser contribuer à la construction de l’expérience des individus en organisant des parcours ou des trajectoires de formation au sein des situations de travail relève d’une gageure, non pas de l’expérientiel mais de l’expérimental.

Les travaux de Hans-Georg Gadamer sont intéressants ici pour faire la synthèse de ce que nous venons de développer. L’expérience se distingue de l’expérimental par le fait :

Qu’elle est mienne, c’est mon expérience, celle que personne ne peut faire à ma place ; et de ce fait elle s’avère ni répétable ni véritablement transmissible

Qu’elle est ouverture et non fermeture à la connaissance. Elle n’est pas une fin en soi. « La dialectique de l’expérience trouve son achèvement propre, non dans un savoir définitif, mais dans l’ouverture à l’expérience, suscitée par l’expérience elle-même » 357 . En ce sens ce qui caractérisera un homme d’expérience ne sera constitué par la richesse de ses expériences, mais par son ouverture à d’autres expériences.

Qu’elle est une épreuve dans le sens où elle est inévitablement doute de soi, déception, désillusion, remise en question. « Elle implique toujours qu’on se reprenne sur une chose de laquelle, par une sorte d’aveuglement, on était prisonnier » 358 . Par les remises en question qu’elle suscite, elle est donc au cœur de la question de l’apprentissage

L’expérience est donc bien du côté d’Epiméthée (ou de l’épreuve) et l’expérimental de celui de Prométhée (ou du défi technologique ou scientifique). L’expérience est un voyage initiatique donnant naissance à un homme nouveau au fil de seuils et de ruptures et non de progrès continus. L’expérience est dans les sursauts que la vie nous offre, elle est dans les plis mêmes de l’expérience vécue et à vivre. L’expérimental relève, lui, d’un voyage organisé.

Quelques questions restent cependant en suspend.

L’expérimental est-il à considérer comme un expérientiel stabilisé, constitué ? Immobilisé ?

L’expérience ne peut-elle advenir au sein même de l’expérimental lorsque l’acte d’apprendre prend forme ? Quoi que l’on fasse l’acte d’apprendre sera toujours singulier et échappera de ce fait à toute emprise de la part d’autrui…

L’expérience ne peut-elle advenir au sein même de l’expérimental lorsque le sujet redéfinit les tâches qui lui sont confiées. Cette redéfinition « Signe l’activité de chacun et marque le sens qu’il lui confère, en même temps qu’elle manifeste la distance qu’il prend avec la prescription pour rendre le travail possible, efficace, voire esthétique » 359 .

Mais alors où commence l’expérience ?

Et à trop vouloir conceptualiser l’expérientiel, ne risque-t-on pas de produire de l’expérimental ?

La notion semble encore bien fragile.

Notes
352.

GADAMER Hans-Georg in FABRE Michel, ibid p33

353.

SCHWARTZ Yves in « L’expérience est-elle formatrice » in Education Permanente n°158, 2004-1, p19

354.

SCHWARTZ Yves, ibid

355.

SCHWARTZ Yves, ibid

356.

GADAMER Hans-Georg in FABRE Michel, ibid p33

357.

GADAMER Hans-Georg in FABRE Michel, ibid p34

358.

GADAMER Hans-Georg in FABRE Michel , ibid p34

359.

FAITA et Al in ASTIER Philippe in « Activité et situation dans le récit d’expérience » in Education Permanente n°139, 1999-2, p89