4.3. Troisième paradoxe : L’expérience, un concept multidimensionnel insaisissable par nature mais dont la formation veut se saisir

L’expérience est constituée de dimensions nombreuses : cognitives, affectives, symboliques, etc. qui en font un concept complexe qui semble tout à la fois insaisissable par l’organisation du travail mais aussi par les formateurs. Il est alors utile de se questionner sur la transmissibilité de l’expérience… et qu’advient-il alors dans ces conditions de la validation des acquis de l’expérience (VAE) lorsque celle-ci pense pouvoir remplacer des « morceaux de formation » par des « morceaux de savoirs investis » 360  ?

La question de sa transmissibilité se pose d’abord du côté de la nature des savoirs qu’elle produit : les savoirs d’expérience, les savoirs pratiques ou les savoir-faire artisans sont par définition implicites. Déjà Descartes et Platon affirmaient en leur temps que l’artisan ne pouvait rendre compte de sa réussite.

Par ailleurs comment envisager de transmettre des savoirs ayant une portée locale, comment envisager leur transférabilité ?

L’expérience est aussi au carrefour de la conscience et de l’inconscience, cela pose toute la question de son accessibilité… Le récit et l’analyse de l’expérience laissent inexorablement dans l’ombre de vastes zones non éclairées.

« Comment faire la part de ce qui, dans l’expérience, tout en étant manifestement à intégrer dans la compétence, est enfoui dans le corps, non pas définitivement, et ce qui est plus ou moins inconscient et pas directement verbalisable ? » s’interroge Yves Schwartz 361 .

Effectivement il est des savoirs auxquels la conscience n’accède pas… Mais surtout peut-on réduire l’expérience à ce qui peut spontanément être mis en mots ? Si tel était le cas, sans doute passerait-on à côté de tout un pan de ce qui fait les connaissances ou les compétences d’un individu, de ce qui le distingue d’un autre, de ce qui fait qu’il réussit là où un autre échoue… Il est des savoirs qui ne se formalisent pas, qui ne se verbalisent pas, qui se construisent dans le temps et par observation tels les savoirs des paludiers 362 ou des blanchisseurs 363 pour lesquels on peut se demander s’ils peuvent faire l’objet d’une transmission… encore plus d’une didactisation…

N’oublions pas non plus que la mise en mots de l’expérience révèle parfois des écarts entre le discours et l’action effective qui a été conduite. Le discours n’est pas le travail. Yves Clot (2000), Yves Schwartz (2000), JacquesTheureau (2000) ou encore Pierre Vermersch (1994) ont à maintes reprises souligné la difficulté d’un sujet à rendre compte de son activité. On pourrait revenir ici sur la distinction opérée par Donald Schön et Chris Argyris entre « Théorie en usage » et « Théorie professée ». En outre, l’expérience n’est pas l’action, c’est son effet sur le sujet et sur son activité. Elle est dans les engagements et désengagements de ces derniers, dans le soi à soi, dans le soi contre soi…

Au-delà de ces savoirs « enfouis dans le corps », la question des valeurs qui animent l’individu est également importante. Les valeurs, ce sont les principes à partir desquels un individu est amené à faire des choix, ce sont ses croyances et ses convictions. C’est ce à quoi il croit, ce en quoi il croît, ce qu’il est au plus profond de lui-même qui cristallise en grande partie son expérience. Les valeurs peuvent-elles être objet de transmission ? Ce qui anime un individu peut-il animer n’importe quel autre individu ?

On a tendance à privilégier dans les approches de l’expérience les dimensions cognitives de cette dernière. La raison et la réflexion ne sont pas les seuls moteurs de formation de l’expérience, on trouve aussi des dimensions psychologiques et affectives au travers de valeurs de l’individu mais aussi de ses émotions, de ses sentiments, de ses intuitions, etc. Valeurs, émotions, sentiments, intuitions permettent à la personne de donner du sens ou une orientation à ce qu’elle vit.

On peut dire que la subjectivité de l’acteur (ce qu’il ressent, ce qu’il vit) est aussi importante que l’objectivité de la situation (ce qu’il voit, ce qu’il fait) dans la construction de l’expérience. Chacune pouvant fonctionner comme un moteur de formation de l’expérience ou tel un obstacle épistémologique.

Pour citer Jean Guy Nadeau 364 , nous pouvons dire que « L’expérience est aussi bien reçue qu’élaborée », nous y ajouterions : elle se reçoit et s’élabore dans un monde de l’expérience.

Penser la transmissibilité de l’expérience passe sans doute par sa déshistorisation et sa désingularisation. Cela veut dire s’extraire des conditions de sa production et s’en séparer pour la mettre à disposition d’autrui. Ne perd-elle alors pas son sens ? Son essence ? Ce qui la fait advenir expérience ? Ce qui fait qu’en définitive, à un moment donné, nous pouvons parler d’expérience formatrice ? En cherchant à la transmettre, en la transformant en protocoles, procédures ou règles d’action, ne risque-t-on pas de quitter l’expérientiel au profit de l’expérimentation, de l’expérimental ?

Notes
360.

Le savoir investi est une expression d’Yves Schwartz. Il s’agit de savoirs singuliers, contextualisés. Ils s’obtiennent par adhérence et capillarité aux situations, fonction d’une histoire personnelle. Les savoirs formels sont des savoirs désinvestis, ils sont définis en dehors des situations particulières, ils sont académiques.

361.

SCHWARTZ Yves in « L’expérience est-elle formatrice » in Education Permanente n°158, 2004-1, p17

362.

Cf. Delbos G. Jorion P in «  Paris, Editions de la maison des sciences de l'homme1984

363.

Cf. Thèse de doctorat de ASTIER Philippe, op. cit.

364.

NADEAU Jean Guy in « Un modèle praxéologique de formation expérientielle » in Education Permanente n°100/101, p98