4.4.Quatrième paradoxe : L’expérience ne peut advenir sans un « monde de l’expérience » or elle est pensée le plus souvent indépendamment de ce « monde »

‘« Le tout social n’est ni la réunion d’éléments antérieurs, ni une entité nouvelle, mais un système de rapports dont chacun engendre, en tant que rapport même, une transformation des termes qu’il relie »
Jean Piaget (1965) 365 ’ ‘« Le tout continue à résulter de la composition des éléments, mais ceux-ci dépendent simultanément du tout. Il n’y a plus de relation de déduction, mais de détermination circulaire »
Jean Pierre Dupuy (1988) 366

La notion d’expérience est intéressante parce qu’elle permet de souligner le fait qu’un praticien en action est une personne unique dans une situation unique mais qui pourtant agit dans un monde dont elle dépend profondément. De ce fait si l’être humain est un être psychologique et cognitif, il est aussi profondément un être sociologique. Il ne peut donc y avoir d’expérience sans monde de l’expérience.

L’expérience entre intériorisation de l’extérieur et extériorisation de l’intérieur…

Ce qui nous intéresse dans l’expérience, c’est ce quelque-chose de singulier, d’individualisé, dans une trajectoire faite de rencontres sociales, humaines et techniques. Il ne nous faut pas oublier ici les enseignements de la sociologie : l’individu est un être profondément social. Il ne s’agit pas de valoriser le collectif dans lequel s’inscrit l’individu comme le fît Emile Durkheim, ni d’exacerber l’individualisme méthodologique qui intervint en réaction à la sociologie durkheimienne, mais d’abandonner l’opposition rituelle entre le collectif et l’individuel pour prendre à la fois en compte ces deux dimensions inséparables, telles les deux faces d’une médaille. On peut illustrer nos propos par la notion d’« interdépendance » chère à Norbert Elias. Il expliquait celle-ci par une analogie avec le jeu d’échecs : « Comme au jeu d’échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente un coup sur l’échiquier social, qui déclenche infailliblement un contrecoup d’un autre individu (sur l’échiquier social, il s’agit en réalité de beaucoup de contrecoups exécutés par beaucoup d’individus) limitant la liberté d’action du premier joueur » 367 . Ces interdépendances donnent lieu à de nombreuses configurations qu’il est impossible d’ignorer lorsque l’on aborde la notion d’expérience. En effet ces interdépendances ne consistent pas uniquement en des contraintes extérieures, elles participent à la formation des structures intérieures des personnalités : « L’individu va ainsi devoir s’insérer tout au long de sa vie dans nombre de réseaux de relations qui lui préexistent (famille, groupe social, nation, etc., qui sont souvent le produit d’une longue histoire et qui vont contribuer à modeler ses formes de sensibilité et de pensée » 368 . L’habitus 369 de Bourdieu est pour Norbert Elias, tel une empreinte sociale sur la personnalité, un produit des différentes configurations au sein desquelles un individu agit. Si l’habitus est singulier, il résulte d’un ensemble d’expériences sociales. C’est « Etre au monde avec le monde» 370 . L’expérience pourrait-elle être qualifiée d’opération culturelle ?

Peut-on alors articuler développement personnel et adaptation sociale ?

Yves Bertrand use d’une jolie métaphore lorsqu’il parle d’être au monde avec le monde, il parle de « tisser un habitat ». Il note que « Cette expérience de l’habitat n’est pas cognitive au sens strict du mot. […] Par exemple pour maintes personnes, habiter la terre est une expérience fondamentalement émotive souvent parsemée de plaisirs, de joies, de bonheurs. […] Voilà un phénomène que l’on a tendance à oublier : l’expérience est à la base, émotive (Whitehead, 1929 ; May, 1950 ; Nesse et Williams, 1994) » 371 .

Notes
365.

PIAGET Jean in CORCUFF Philippe in « Les nouvelles sociologies », Paris, Nathan 128, 1995, p16

366.

DUPUY Jean Pierre in CORCUFF Philippe, ibid

367.

ELIAS Norbert in CORCUFF Philippe, ibid p25

368.

ELIAS Norbert, in CORCUFF Philippe, ibid p28

369.

Pierre Bourdieu définit l’habitus comme « un système de dispositions durables et transposables. Dispositions, c’est à dire inclinaisons à percevoir, sentir, faire et penser d’une certaine manière, intériorisées et incorporées, le plus souvent de manière non consciente, par chaque individu, du fait de ses conditions objectives d’existence et de sa trajectoire sociale. Durables, car si ces dispositions peuvent se modifier dans le cours de nos expériences, elles sont fortement enracinées en nous et tendent de ce fait à résister au changement marquant ainsi une certaine continuité dans la vie d’une personne. Transposables, car ces dispositions acquises dans le cours de certaines expériences (familiales par exemple) ont des effets sur d’autres sphères d’expériences (professionnelles par exemple) ». BOURDIEU Pierre in CORCUFF Philippe, ibid p33

370.

BERTRAND Yves in « Expérience et éducation » in Collectif HOUSSAYE Jean in « Education et Philosophie », ESF 1999, p55

371.

BERTRAND Yves, ibid p56