On peut dire que l’expérience recouvre trois moments clés : l’épreuve, la quête et l’œuvre 373 . L’épreuve est ce par quoi l’expérience peut advenir ; sans épreuve, pas de formation. On renverra ici le lecteur à l’ouvrage de Michel Favre « Le problème et l’épreuve » 374 . L’épreuve constitue le moment où le réel va résister à l’individu, où la rupture va se produire entre ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas encore. La quête est la condition sine qua non qui va permettre à l’individu de vivre une expérience formatrice. La quête est son envie de comprendre, d’apprendre, d’agir, de dépasser ce qui résiste, « de tordre le bâton de l’autre côté » pour reprendre une expression célèbre ou encore « une nécessité intérieure d’existence » 375 . Elle est donc une condition pour que l’œuvre puisse prendre forme. L’œuvre est l’aboutissement de la formation expérientielle, elle en est la trace, voire la preuve… et parfois le prétexte aux transformations identitaires qui s’imposent.
Cela veut dire que pour qu’il y ait expérience, « Il ne suffit pas que le sujet ait l’occasion de se trouver dans une situation qui requerrait de nouveaux comportements et de nouvelles représentations. Encore faut-il qu’il évite l’évitement ; sans quoi il n’aura pas l’occasion d’éprouver l’inadéquation de ses représentations » 376 .
Entre quête, épreuve et œuvre, on peut se demander s’il n’y aurait pas là de quoi former un cinquième paradoxe autour de l’idée de médiation expérientielle. En effet, l’expérience est profondément singulière tout comme l’apprentissage et pourtant sans médiation entre l’apprenant et l’objet de l’apprentissage, il ne peut y avoir apprentissage… et donc pas d’acquisition d’expérience… La médiation est à entendre ici comme l’ensemble des aides ou des supports qu’une personne peut offrir à une autre personne en vue de lui rendre plus accessible un savoir quelconque. Vygotski, Bruner ou Wallon ont particulièrement mis en évidence la médiation comme facteur décisif du développement cognitif. On peut parler aussi de guidance, d’interaction de tutelle, de tutorat, d’étayage et parfois de socialisation.
Alors pourquoi les modes de transmission des compétences que l’on peut observer dans les organisations favorisent-ils majoritairement les apprentissages par imitation, vicariance ou imprégnation et non l’exploration guidée, quitte à emprunter des chemins de traverse?
Un sixième paradoxe mériterait sans doute d’être développé… Puisque l’expérience est en partie le fruit de la réflexion que l’on a conduite à propos de son activité professionnelle, on peut en déduire que l’individu qui a appris à apprendre, à réfléchir sur ses erreurs et sur leurs causes, sur les conséquences de ses actes, etc. sera préparé à adopter la même attitude dans son travail. Mais l’école apprend-t-elle à apprendre ? Au-delà, apprend-elle à apprendre à se connaître ? La connaissance de soi peut paraître déterminante dans l’apprentissage au niveau affectif, émotionnel, sensible et cognitif… Il y a là une tension méta-cognitive, méta-affective et méta-éthique à explorer…
‘ « La connaissance du monde réel se conquiert par l’action mentale, l’action se définissant elle-même par un changement que l’individu provoque soit dans son environnement, soit dans sa relation avec lui. L’homme doit donc soit transformer le monde extérieur pour le rendre compatible avec son système cognitif (assimilation), soit transformer son propre système pour le rendre compatible avec son expérience du monde extérieur (accommodation). La connaissance progresse grâce aux processus d’adaptation. Il y a équilibration entre l’assimilation et l’accommodation » 377 .L’expérience comme nous venons de le voir est d’une fragilité théorique certaine.
Fragilité car elle s’incarne dans un certain nombre de paradoxes que nous venons d’aborder.
Fragilité parce qu’autour du développement théorique dont elle fait l’objet, on constate que la dimension développement professionnel est toujours présente mais que celle du développement personnel est souvent absente.
Fragilité parce que l’expérientiel participe à la construction de l’identité des personnes, il relève d’une ouverture sur le monde, l’expérimental relève d’un formatage.
L’organisation qualifiante nécessite donc une réflexion qui n’est pas encore aboutie sur la notion d’expérience… On voit que si la philosophie (Platon, Descartes, Diderot, Kant, Hegel, etc.) a donné un rôle majeur au concept d’expérience, ce patrimoine nous mène aujourd’hui plus ou moins dans des impasses. Il nous faut sans doute penser autre chose que ce qui a été pensé par « expérience » pour pouvoir donner un sens à la question de l’expérience formatrice et par-là, à la professionnalisation et aux effets didactiques des environnements de travail… Une porte s’entrouvre peut-être sur ce que nous conviendrons d’appeler des pratiques managériales d’apprenance… Il s’agit alors de passer de l’expérience à la production de l’expérience, du développement des compétences au développement de la compétence à développer des compétences…
ALQUIE Ferdinand in « Le désir d’éternité », Paris, PUF 1999, p2
Ce triptyque est emprunté à Nicole Roelens. Cf. ROELENS Nicole in « La quête, l’épreuve et l’œuvre : la constitution du penser et de l’agir à travers l’expérience » in Education Permanente n°100/101, 1990, pp67-77
op. cit.
ROELENS Nicole in « La quête, l’épreuve et l’œuvre : la constitution du penser et de l’agir à travers l’expérience » in Education Permanente n°100/101, 1990,p71
ROELENS Nicole, ibid p70
DEVELAY Michel in « De l’apprentissage à l’enseignement », ESF 1992, p105