Conclusion

« La pratique est un piège tendu dans l’espoir que la théorie soit assez naïve pour s’y laisser prendre »
Michel Develay (2001) 378

Beaucoup d’auteurs, parmi lesquels Philippe Carré, s’accordent à dire que nous sommes entrés dans l’ère d’une société cognitive, du travailleur de la connaissance, ou encore de l’économie des savoirs.

Ainsi dans le sillage de Joffre Dumazedier (1978) ou de Jacky Beillerot (1982) qui entrevoyaient dans les années 70 l’émergence de sociétés dites « pédagogiques » ou « éducatives », le relais semble bel et bien transmis. La société des années 2000 devra être « Celle de la connaissance, de l’information, elle sera apprenante, cognitive » 379 .

Qu’est-ce qui caractériserait cette société cognitive ?

Ce serait une société prenant les moyens de devenir « Porteuse des conditions d’efficience des apprentissages permanents des sujets sociaux » 380 . Dans les entreprises il s’agirait d’investir non plus dans le capital mais dans la connaissance, dans l’immatériel, dans l’« intellectuel », c’est à dire dans la recherche et développement, la formation, le marketing, les logiciels, le développement commercial, l’innovation, la communication, l’organisation, etc. mais aussi dans les hommes, leurs talents, leurs savoirs, leurs compétences. Pourtant à en croire les statistiques, ne serait-ce que sur le volet formation, les dépenses se réduisent de plus en plus depuis un certain nombre d’années… et côté gestion des ressources humaines, les difficultés de recrutement dans certains secteurs ne donnent guère le choix aux entreprises quant aux compétences qu’elles acquièrent, etc.

Ce discours laisse à penser que nous assisterions aujourd’hui à une véritable rupture épistémique. Pourtant, cette dernière nous apparaît comme quelque peu paradoxale car elle va à l’encontre des définitions mêmes de compétence, d’expérience et d’organisation qualifiante, du moins de celles que nous avons proposées. A moins que là aussi, un basculement s’opère après tant d’hésitations et d’errances théoriques autour de ces notions, qui tenderait à démontrer leur fragilité.

En effet si les sociétés pédagogiques et éducatives telles qu’elles ont été décrites par leurs promoteurs insistaient sur le rôle de l’action de la société dans le développement des connaissances, « C’est aujourd’hui le rôle premier de l’apprentissage par les sujets sociaux qui est affirmé » 381 . L’individu devient responsable de son développement. Cette manière d’envisager la société cognitive remet en question la compétence comme co-responsabilité partagée entre individus et milieux de travail (ou environnement de manière plus générique). De plus, elle conçoit la compétence comme relevant essentiellement du « cognitif » oubliant au passage l’ « affectif », le « social », etc. Elle remet également en question l’ « intelligence distribuée » que nous évoquions à l’endroit des organisations qualifiantes… et de l’expérience… En effet, dans beaucoup de cas, « Notre capacité à effectuer une tâche donnée dépend de l’environnement et des possibilités ou opportunités d’action qu’il nous offre. Nous agissons sur l’environnement pour l’organiser, et en retour, cet environnement nous offre un ensemble de ressources pour la structuration et l’exécution de nos actions » 382 . L’action ne peut dons être séparée de l’environnement dans lequel elle s’inscrit, s’enracine, et dont elle porte l’empreinte. Hutchins (1995) parle d’« intelligence distribuée » 383 . Sans doute trouvons-nous ici la trace de l’absence des théories des approches situées (ou théories de l’action) 384 tout à la fois dans le discours de la compétence et dans celui des organisations qualifiantes… Absence sans doute à l’origine de notre incapacité à inventer une manière de faire exister les organisations qualifiantes. Cette absence semble se perpétuer avec le discours sur l’émergence d’une société cognitive.

Il est certain qu’une part de la population aura toujours plus de facilités à développer son capital d’expérience ou sa compétence à développer des compétences mais il est utile de souligner les dérives idéologiques possibles d’une société qui se voudrait cognitive :

Qu’adviendra-t-il des salariés qui sont enfermés dans des situations de travail sclérosantes ou imperméables à l’apprentissage, et n’offrant aucune ouverture vers un accroissement de leurs savoirs, de leurs compétences, ou de leur patrimoine expérientiel ?

Qu’adviendra-t-il de toutes ces personnes dont les encadrants sont hermétiques à toute idée de développement professionnel ?

Cette logique d’éducation permanente, de formation tout au long de la vie peut devenir très vite idéologique et véhiculer un certain nombre de mythes si elle ne tient pas compte du fait que les apprentissages ne peuvent avoir lieu que dans des conditions propices, favorables à ces derniers… La crise économique et celle de l’emploi ne permettent pas aux uns et aux autres d’aller d’une entreprise à l’autre pour préserver ou développer leur capital de compétences ou d’expérience, et les situations professionnelles n’offrent pas systématiquement toutes les occasions d’apprendre. Nous l’avons vu et revu tout au long de notre développement. On peut également se demander si chacun est à même d’identifier ses besoins de formation et de professionnalisation… C’est pourquoi, nous allons assurément dans le sens de Philippe Carré lorsqu’il énonce l’idée d’une menace de « sélectivité sociale accrue » 385 car c’est la position de chacun dans l’espace du savoir et de la compétence qui sera décisive, modifiant alors de manière radicale le « Rapport cognitif des sujets sociaux au travail, à la culture, à la vie quotidienne » 386 , l’individu devenant « Auteur encore plus qu’acteur de la transaction cognitive, à la fois moteur et foyer de l’apprentissage » 387 .

Ce nouveau rapport au savoir « De type pro-actif, anticipateur et quasi existentiel » 388 se traduit par le terme d’ « apprenance ». On voit là un certain décalage avec la manière dont nous avions envisagé de l’utiliser…

Une première définition de l’apprenance pourrait dès lors se formuler comme « Un ensemble stable de dispositions affectives, cognitives et conatives, favorables à l’acte d’apprendre, dans toutes ses dimensions formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou non » 389 .

Quant à nous et au regard de nos doutes et interrogations, nous serions tentés de la définir comme « Une culture managériale propice au développement de l’expérience » qui prend en compte l’entièreté de l’individu (dispositions affectives, cognitives, conatives) mais aussi l’environnement dans lequel ce dernier évolue pour lui permettre de développer sa compétence à développer ses compétences.

En tout état de cause cette logique ou culture de l’apprenance aurait l’immense avantage de reconnaître de multiples modalités de formation et voies de développement des compétences. Cependant, on peut se demander pourquoi la réforme de la loi de 1971 sur la formation continue s’est abstenue de tenir compte de la pluralité des modes de formation. Elle n’a pas envisagé de modifier la non-imputabilité de certaines dépenses de formation… La plupart des situations de formation par, dans et sur les situations de travail restent non imputables et donc non encouragées. Ou au contraire, l’Etat reste peut-être très cohérent avec lui-même puisque l’entrée dans une société cognitive repose sur des postures pro-actives de la part des apprenants !… Cela n’est pas sans poser de questions éthiques et sans questionner le devenir des acteurs de la formation !

En attendant laissons-nous enseigner par les situations et par l’organisation qualifiante.

Laissons-nous surprendre…

Laissons-nous bousculer…

Il s’agit sans doute moins de rassembler et de stocker du savoir que d’identifier la nature des pratiques de travail qui ont permis leur élaboration afin de pouvoir les encourager et les assister de manière formative.

Empêchons alors qu’expérience et organisation qualifiante ne deviennent des concepts bulldozers 390 aplanissant tout sur leur chemin !

Redonnons-leur la spécificité locale et contextuelle qui est la leur !

Permettons-leur de valoriser les aspérités du terrain sur lequel elles ont à œuvrer !

Ne les utilisons plus comme des termes génériques et englobants, mais au contraire comme des termes régionaux et locaux…

Comment en définitive construire des « régimes d’action » 391  ?

L’ organisation du travail joue ici un rôle central puisqu’elle détermine les pratiques professionnelles et les apprentissages issus de ces dernières. Trois éléments sont à distinguer: organisation du travail, pratiques et apprentissages (= savoirs au sens large). De leurs interactions dépendent la sédimentation de l’expérience, le développement de la compétence à développer des compétences. C’est ce que nous avons montré tout au long de notre développement. Leur interaction relève d’une intelligence distribuée.

Est-il envisageable que cette intelligence distribuée puisse être le centre même des préoccupations des futurs promoteurs d’une organisation qualifiante réinventée, réinterrogée au regard des notions de professionnalisation et d’expérience ? Peut-on à l’instar de Jean Houssaye 392 dessiner un triangle, non pas définissant l’école, mais définissant une entreprise qualifiante. Quel serait alors le triangle qui pourrait définir la relation ternaire des organisations qualifiantes ? Ne se trouve-t-elle pas autour du triptyque pratique/savoir/organisation ?

Nous supposerons alors qu’il ne s’agit plus de penser la relation organisation du travail et développement des compétences mais bel et bien la liaison organisation du travail et développement de l’expérience pour être en phase avec l’organisation qualifiante autour du triptyque pratique / savoir / organisation selon lequel :

La pratique, l’action peut donner lieu au développement des compétences, et sous certaines conditions au développement de la compétence à développer des compétences 

La pratique, l’action peut donner lieu au développement d’un certain nombre de savoirs : d’action, pour l’action, sur l’action, et ce toujours à certaines conditions 

L’organisation du travail influence le degré de maîtrise de ces savoirs et donc de maîtrise des situations professionnelles. Les organisations génèrent un certain nombre de demandes, de contraintes ou de ressources qui viennent offrir à l’individu des possibilités d’action particulières. Un individu qui se trouve dans des situations de travail routinières et fortement prescrites ne va pas développer le même type de compétences ou d’apprentissages en situation de travail qu’une personne qui est amenée à gérer de l’imprévu, de l’événement

La pratique, l’action, est indissociable de ce dont l’individu est porteur (son expérience, son histoire, ses connaissances, aptitudes, habileté, motivation, valeurs, schèmes, etc.). C’est dans cette combinaison de ressources, celles de son environnement et les siennes, que naissent ses manières de faire, d’agir et d’apprendre, conséquemment la nature et la qualité de ses expériences de travail.

Les processus de professionnalisation selon cette logique viseraient à organiser et structurer les relations pouvant exister entre ces trois dimensions interagissantes et donner lieu à des organisations qualifiantes repensées, réinventées où action et environnement (ici l’organisation du travail) se définissent mutuellement.

L’organisation qualifiante ne relèverait plus d’une méthode, d’une technique, d’une recette mais d’une philosophie de management des hommes et des organisations (une culture) fondée sur une logique de l’apprenance, où pannes, aléas, processus itératifs d’essais et d’erreurs, concertation, communication, projets, etc. acquièrent un statut heuristique et épistémique dans les processus de production. Nous entrerions alors dans la « société cognitive » qui nous est annoncée… mais sous une forme sans doute moins idéologique… Et si l’on parle de management de l’apprenance, sans doute peut-on également parler de posture d’apprenance ! Ici, s’ouvre un autre débat… comme s’ouvre celui de la transmission de l’expérience et non plus seulement celui de son acquisition, comme s’ouvre celui de la spécificité d’une expérience professionnelle au regard d’une expérience de vie.

Notes
378.

DEVELAY Michel in Colloque DESS CRF 2001, op. cit

379.

CARRE Philippe in « L’apprenance : rapport au savoir et société cognitive » in BLANCHARD LAVILLE Claudine et Al. in « Formes et formation du rapport au savoir », Paris, L’Harmattan 2000, p3

380.

CARRE Philippe in « L’apprenance : rapport au savoir et société cognitive », p3

381.

CARRE Philippe, ibid p5 ; En 1996, Jacques Delors dans un rapport à l’UNESCO précisait qu’ « il ne suffit plus que chaque individu accumule au début de sa vie un stock de connaissances où il pourrait puiser indéfiniment. Il faut surtout qu’il soit en mesure de saisir et d’exploiter d’un bout à l’autre de son existence toutes les occasions de mettre à jour, d’approfondir et d’enrichir cette connaissance première et de s’adapter à un monde changeant » (p6). En 1997, la Communauté Européenne avance qu’ « il est clair désormais que les potentialités offertes aux individus demandent à chacun un effort d’adaptation, en particulier pour construire soi-même sa propre qualification, en recomposant des savoirs élémentaires acquis ici ou là » (p7)

382.

Propos tenus par Norman (1993a) et Lave (1988) in ASTIER Philippe et Al. in « Autour des mots : les approches situées de l’action » in Recherche et Formation n°42, 2003, p119

383.

HUTCHINS in ASTIER Philippe, ibid p120

384.

Pour un plus ample développement, Cf. Recherche et Formation « L’analyse de l’activité : approches situées », n°42, 2003

385.

CARRE Philippe, ibid p7

386.

CARRE Philippe, ibid p8

387.

CARRE Philippe, ibid

388.

CARRE Philippe, ibid p9

389.

CARRE Philippe , ibid p9

390.

Le terme est emprunté à Philippe Corcuff qui parle de sociologies bulldozers. Ces sociologies bulldozers appréhendent, selon lui, le monde social avec un vocabulaire uniforme de description, d’interprétation et d’explicitation, valable en toute situation. Elles tendent ainsi à rabattre sur le même plan des situations très disparates. CORCUFF Philippe, op. cit p112

391.

La sociologie des régimes d’action s’amorce aujourd’hui avec les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Il s’agit d’une nouvelle forme de sociologie moins applanissante, moins gommante, qui retrouve les aspérités du terrain et propose des ensembles conceptuels différents des sociologies traditionnelles, en fonction des types de situations. Elle reconstruit une approche globale en partant de l’élaboration de modèles régionaux. Philippe Corcuff précise que « Chaque régime d’action va essayer de rendre compte de l’action dans certaines situations à travers l’équipement mental et gestuel des personnes, dans la dynamique d’ajustement des personnes entre elles et avec les choses, en recourant donc à des appuis préconstitués tout à la fois internes et externes aux personnes », telle une science de la science des acteurs, telle une opération de mise en ordre de la diversité. CORCUFF Philippe, ibid

392.

Jean Houssaye (1993) conçoit la pédagogie comme un jeu à trois entre le maître, l’élève et le savoir. On parle du triangle pédagogique. Ce triangle définit l’école.