INTRODUCTION :

L’éclatement du conflit de 14-18, loin de constituer une tragédie exclusivement militaire, revêt, en France en particulier, des allures d’Apocalypse tant il y retentit avec la dernière violence comme la fin d’un monde, celui initialisé par le XIXème siècle qui fut considéré comme le siècle du progrès ; l’année 1914 est d’ailleurs généralement perçue comme la véritable amorce historique du XXème siècle. Le déchaînement de catastrophes que va susciter la Première Guerre opère ainsi plus qu’une rupture entre deux siècles : il semble s’agir d’un clivage, qui paraît irréversible, entre deux mondes : celui de la civilisation et celui de la barbarie.

Pourtant, dès l’année 1900, grâce en particulier à l’Exposition Universelle qui offre une manière de synthèse des découvertes capitales du XIXème siècle, la France prend pleinement conscience de l’essor prodigieux qui, en à peine cent ans, l’a véritablement transformée. Au cours de cette période, les Français voient s’établir la démocratie, l’acceptation globale des droits de l’homme, le droit à l’instruction pour tous ; au plan économique, une période de relative prospérité s’instaure ce qui permet un certain relèvement de la condition ouvrière et de la condition paysanne, notamment par l’accroissement du niveau des salaires pour l’une et par les progrès de la mécanisation pour l’autre ; au plan politique et social, au sein du monde ouvrier comme du monde paysan, le syndicalisme se développe, les grèves se multiplient, et ces deux modes de contestation donnent les moyens à la classe ouvrière en particulier de s’exprimer; l’électrification de la cité contribue à l’amélioration croissante du logement urbain ainsi qu’à l’expansion des transports, ce qui favorise un net gain de temps pour les ouvriers et les employés ; les progrès scientifiques s’amplifient et la médecine en est bien sûr la première bénéficiaire, de sorte que les découvertes fondamentales se succèdent : asepsie, vaccination, anesthésie, radiologie ; l’hôpital commence à acquérir une véritable fonction thérapeutique et perd, peu à peu, sa dimension d’antichambre funéraire.

On voit donc qu’en dépit de nombreuses et graves lacunes, le XXème siècle en France se prépare à s’éveiller dans un contexte général porteur d’une espérance inédite : celle qui garantit au plus misérable des citoyens que sa voix sera entendue, que sa détresse, qu’elle soit matérielle, physique ou morale, sera soulagée par cette merveilleuse et chimérique providence : le Progrès.

On comprend alors que le déferlement de haines et de violences qui va s’engager, et ce qu’il va impliquer de malheurs inévitables, impose à tout un peuple l’effondrement d’une même utopie qui proclamait l’avènement d’un nouvel humanisme ; cet humanisme qui, dès 1914, avorte dans la fureur et le sang, victimes de la folie de ceux-là mêmes qui l’avaient fait naître. Désormais, la France, comme le reste de l’humanité, est confrontée à sa propre capacité de destruction et, privée même de toute velléité de croyance en quelque idéal, glisse sous ses propres yeux jusqu’aux tréfonds insurmontables de la bassesse et de la vilenie.

Pourtant, face au chaos, face à l’immonde, une poignée de consciences, celles d’intellectuels peut-être à la fois plus lucides et moins résignés que tant d’autres, veulent tenter de bâtir à nouveau sur les ruines du monde. Deux formes d’expression artistique sont majoritairement concernées : la peinture et, surtout, la littérature : en peinture, l’immédiat après-guerre voit émerger, avec le surréalisme littéraire, un surréalisme pictural. Le mouvement réunit notamment Picasso, Picabia, Chagall, André Masson avec ses dessins automatiques et ses tableaux de sable, Chirico et sa peinture « métaphysique », Mirò (dont Breton dira qu’il « sait associer l’inassociable ») ou encore Man Ray, Dali, Max Ernst. Tous se reconnaissent dans les ambitions de Breton et entendent eux aussi explorer l’univers onirique. Voulant recréer l’impression d’insolite par l’assemblage d’objets composites, ils cherchent également à engendrer un dépaysement total en transcrivant dans leurs œuvres une atmosphère proprement cauchemardesque. Ils visent par là-même, à travers des créations étranges, inédites et inquiétantes, à exprimer le désarroi de leur époque livrée au sentiment de sa propre aberration.

Dans le champ littéraire, au sein de cette période de l’entre-deux-guerres qui constitue l’unité chronologique de notre étude, plusieurs romanciers choisissent de traiter d’une ou plusieurs individualités prise dans une globalité historique.

Ceci se donne à voir comme une sorte de retour en grâce du roman, qui va à l’encontre du mépris opposé, entre autres, par Valéry et par Breton à l’égard du roman. Ils jugent en effet que le monde n’est plus l’espace d’affrontements des passions humaines mais le terrain d’émergence des émotions ou des questionnements du sujet, là où il peut méditer ou bien rêver, et considèrent le roman classique comme un prétexte à la platitude et à la paresse, sans aucune valeur artistique.

Au lendemain de la Première Guerre, le genre roman reprend un élan qu’explique ainsi Maurice Rieuneau :

‘« (…)c’est(…)sous le signe du témoignage que se situe cette décennie qui va de l’armistice aux premières manifestations de la grave crise économique, politique et morale des années 1929 à 1933 (…) cette période de notre littérature, et particulièrement du roman, est dominée par la guerre, hantée par le souvenir de l’événement récent. Le roman n’est pas le seul genre touché par la contagion ; essayistes, penseurs, dramaturges, poètes, ont senti qu’au sortir d’une pareille tourmente qui a fait vaciller la civilisation sur ses bases il était indécent de parler d’autre chose, et de reprendre les jeux de l’esprit. (…)le roman tient pourtant la place la plus importante parmi les grands genres traditionnels. La guerre n’a pas entamé la suprématie du roman : elle l’a au contraire confirmée. (…) un genre nouveau, le roman de guerre, était né entre1916 et 1918(…)  1 » ’

Dès 1918, le roman, et en particulier le roman de guerre, se révèle donc la forme d’expression artistique privilégiée par laquelle aborder les divers événements d’un destin individuel en les plaçant constamment dans la perspective des mouvements de l’Histoire.

On relève différents courants de pensée parmi ces romanciers ayant voulu rappeler ces liens individu/Histoire dans leurs œuvres.

Certains (Anatole France, Maurice Barrès) prétendent stimuler les forces vives du pays. Barrès en particulier, que l’âge empêche de s’engager (il a 52 ans en 1914), s’emploie ardemment dans la presse ou dans ses livres (Chroniques de la Grande Guerre) à exciter l’esprit de revanche et l’orgueil nationaliste. D’autres, pleinement livrés, eux, à la fureur des combats, font part dans leurs récits de ce même enthousiasme sentencieux et belliciste du sentiment nationaliste : ils engendrent ce que l’on a appelé la littérature optimiste, d’inspiration barrésienne, donnant une vision joyeuse de la guerre ; parmi eux, René Benjamin avec Gaspard (prix Goncourt 1915), Montherlant avec La Relève du Matin ou Le Songe, se complaisent dans la peinture d’une noblesse sublime de la guerre et de l’armée.

Face à la mouvance nationaliste, se dresse le courant pacifiste dans lequel se reconnaissent, entre autres, le philosophe Alain (engagé volontaire à 46 ans) avec Mars ou la guerre jugée (1921), et Henri Barbusse (lui aussi engagé volontaire, comme brancardier, à l’âge de 40 ans) avec Le Feu, journal d’une escouade (prix Goncourt 1917).

On trouvera aussi, dans un courant plus humaniste que pacifiste, Roland Dorgelès avec Les Croix de Bois (prix Fémina 1919), Georges Duhamel (qui fut chirurgien aux armées) avec La Vie des Martyrs en 1917, Maurice Genevoix avec Ceux de 14 (représentation de la guerre composée de quatre récits autobiographiques [Sous Verdun, Nuits de guerre, la Boue et les Eparges], parus entre 1916 et 1923). Tous trois retracent avec la même poignante simplicité, l’atrocité quotidienne de leur expérience du front.

S’imposent également les romans-cycles et leurs deux principaux exemples : les Thibault, de Roger Martin du Gard, publiés entre 1922 et 1940, et les Hommes de bonne volonté, de Jules Romains, écrits entre 1932 et 1947. La Grande Guerre, pour Martin du Gard et pour Romains comme pour la plupart des écrivains nés entre 1880 et 1890, représente cette fin d’un monde que nous évoquions précédemment, monde dont ils s’emploient à décrire les dernières heures dans chacun de ces deux immenses tableaux romanesques ; de fait, elle tient un rôle essentiel dans les deux œuvres : elle clôt les Thibault et fait de Prélude à Verdun et de Verdun les plus riches volumes des Hommes de bonne volonté.

Fondé en 1916, en pleine guerre, le dadaïsme, même s’il ne s’oppose pas directement au conflit, s’appuie sur l’esprit de nihilisme et de destruction qui l’a généré et les membres du groupe, eux aussi, crient leur révolte contre un monde et une civilisation qui n’ont su les mener qu’à cette tuerie sans précédent ; révolte d’autant plus virulente qu’ils sont tous d’une extrême jeunesse et ont le très vif sentiment d’être, bien davantage que leurs aînés, victimes d’une guerre par laquelle ils ne s’estiment pas concernés. De même les surréalistes, après leur procès intenté à Barrès le 13 mai 1921 pour avoir sciemment encouragé la prise d’armes, proclament entre autres par la voix de Breton dans Le Manifeste du surréalisme en 1924, leur ferme opposition.

On peut peut-être rappeler ici que cette volonté absolue de dénonciation perdure bien après la fin des hostilités, alors même que se profile le spectre d’un second conflit : on peut citer notamment le Grand Troupeau, de Giono, en 1931, dont s’inspirera le mouvement pacifiste des années 30, ainsi que Capitaine Conan, de Roger Véricel (prix Goncourt 1934), adapté à l’écran en 1996 par Bertrand Tavernier. Il est à noter dans ces mêmes années trente la résurgence de ce triomphe du roman dont nous avons souligné l’apparition au lendemain de la Première Guerre : là encore il semble que le roman constitue pour les écrivains l’espace où peuvent se conjuguer étroitement problématiques privées et bouleversements historiques.

Certains écrivains ne reviendront pas du front ; les noms de 560 d’entre eux sont alors gravés au Panthéon, parmi lesquels Péguy et Alain-Fournier, tombés en 1914, Louis Pergaud, Apollinaire, mort des suites de ses blessures à la veille de l’armistice. (Il est encore à noter les pertes considérables que subit l’élite intellectuelle française : 833 polytechniciens, 146 normaliens de la rue d’Ulm tombent au champ d’honneur, la grande majorité des instituteurs publics est enrôlée.)

A travers la plupart des œuvres que l’on vient de citer, on en vient à constater que le roman de guerre se focalise essentiellement sur un rapport entre la guerre et le soldat fondé sur l’immédiateté : en effet, parce que tous deux y sont chaque fois montrés, si l’on peut dire, en coexistence, ce rapport se donne à saisir dans une brutalité de la perception qui s’impose dans une lisibilité concrète et unanimement comprise. Pour notre part, nous avons cherché à dépasser l’évidence, à approfondir la question du traumatisme du soldat pour tenter de percevoir les conséquences à long terme de ce traumatisme dans la conscience (et l’inconscience) de celui qui l’endure ; conséquences qui font que l’on pourrait alors parler de l’après-guerre du soldat supplicié, comme l’on parle de l’après-guerre d’une nation. De ce problème de la réintégration du soldat au monde de l’arrière, de cette épreuve infiniment plus subtile que le cauchemar tangible du front, il nous est apparu que deux romans, dans la littérature française de l’entre-deux-guerres, s’avéraient les plus justes exemples : Aurélien d’Aragon et Gilles de Drieu La Rochelle. Ces deux œuvres s’imposent d’autant plus dans le paysage littéraire des romans de guerre (ou, dans leur cas, précisément de l’après-guerre) qu’elles apparaissent intrinsèquement liées, au point que l’une semble appeler l’autre pour, semble-t-il, deux motifs principaux : Aurélien et Gilles présentent une incontestable proximité thématique puisque l’un comme l’autre retrace les errances psychiques, sentimentales et politiques d’un personnage central ancien combattant de 14-18 (comme le fut chacun des deux auteurs), essentiellement dans le contexte des Années Folles, et l’un comme l’autre se clôt sur un autre conflit : la Seconde Guerre chez Aurélien, la guerre d’Espagne chez Gilles. Leur caractère indissociable semble provenir également de la proximité amicale qui, durant quelques années, lia intimement leurs auteurs et en vertu de laquelle Aurélien porte les traits les plus marquants, simultanément de son auteur et de Drieu.

Aurélien et Gilles nous apparaissent donc représentatifs d’une génération, celle de ces « poilus » dont la littérature de guerre n’a eu de cesse de louer l’héroïsme et de déplorer le calvaire mais sur le sort de laquelle, une fois la paix revenue, dans sa plus grande part, elle est restée muette, ce qui n’est pas le cas d’Aragon ni de Drieu.

Mais, si nous avons choisi ces deux romans, c’est qu’il nous est apparu que, se concentrant justement sur la part humaine plutôt que sur la part militaire du combattant, sur l’individu plutôt que sur le soldat, ce type de roman représenté par Aurélien et Gilles se livre par conséquent à une forme d’observation de l’intériorité masculine : cette intériorité masculine que nous avons voulu analyser au cœur de cette période critique qu’est pour elle l’entre-deux-guerres.

Nous avons donc choisi de nous attarder sur l’étude de ces deux âmes masculines qui se révèlent tourmentées; tourmentées au premier chef par la guerre comme, on l’a dit, l’immense majorité des hommes d’alors, mais aussi, et peut-être surtout, tourmentées dans leur essence même, au sein d’une existence qui se présente précisément comme un incessant conflit intime.

Pour tenter de mieux mettre en lumière la singularité de ces deux personnages qui démontrent l’existence d’une autre physionomie du soldat, loin de l’archétype, nous avons voulu leur opposer des exemples de combattants présents au cœur de ces romans de guerre que nous évoquions précédemment, et qui eux s’inscrivent bel et bien (quoique chaque fois différemment) dans cet archétype. De fait, bien avant que ne paraissent Gilles et Aurélien (en 1939 et en 1942), certains de ces romans nous semblent devoir être analysés qui permettent de cerner assez précisément cette «(…)psychologie du soldat  2 » qui révèle forcément un des aspects du fonctionnement psychique au masculin.

Concernant ce type de roman, Maurice Rieuneau relève un fait marquant:

‘« Il importe (…)de bien situer cette production dans l’atmosphère morale et intellectuelle de l’immédiat après-guerre. Un contraste profond la caractérise : en apparence, une euphorie créatrice suit l’armistice et la victoire, manifestée par un renouveau intellectuel (…)Bien sûr, cette euphorie (…) peu[t]inciter aussi bien au laisser-aller et à la jouissance épicurienne, qu’à la célébration des vertus viriles dévoilées par la guerre. Aussi faut-il distinguer deux attitudes très différentes, opposées même, dans ce courant euphorique : l’une consiste à penser à la guerre pour mieux savourer le bonheur de la paix reconquise, l’autre à regarder vers elle pour ne pas perdre dans la paix la force morale qu’elle a libérée ou créée dans les cœurs. Chez les uns, la guerre sert de repoussoir, chez les autres d’exemple.
C’est sous cet éclairage qu’il faut replacer, à côté des romans qui célèbrent la paix, les oeuvres triomphantes de cette époque, les romans de l’héroïsme et de la volonté(…) Mais simultanément, sous cet extérieur euphorique, survit le spectre épouvantable de la guerre. [L]es témoins veulent maintenir présente l’image – obsédante pour eux, mais trop vite oubliée par le pays – de la tuerie passée. Les plus nombreux la condamnent et veulent la bannir à jamais, en faisant appel au bon sens et à la pitié des hommes ; d’autres, sans porter de jugement catégorique, estiment nécessaire de reconsidérer, à la lumière de la guerre, leur philosophie de la vie, et leur idée de la civilisation.  3 »’

A l’instar de Maurice Rieuneau, nous observons deux comportements distincts à l’égard de la guerre parmi les romans et les romanciers que nous avons retenus. Celui qui s’obstine à ‘« (…)regarder vers elle pour ne pas perdre dans la paix la force morale qu’elle a libérée ou créée dans les cœurs (…) »’, pour qui, comme pour Gilles, elle est un «(…)exemple », nous semble, entre autres, particulièrement représentée aussi par Montherlant : La Relève du Matin nous apparaît bien comme un de ces ‘«(…)romans de l’héroïsme et de la volonté(…) » qui s’attachent à « (…) la célébration des vertus viriles dévoilées par la guerre »’ ; Le Songe, qui est davantage un roman selon les canons classiques du genre, s’inscrit dans une évidente similitude thématique avec La Relève, à la différence près qu’ici ‘« (…)la guerre sert à révéler un héros [Alban] en lui faisant subir une épreuve »,’ conformément à l’exigence des « (…)œuvres d’inspiration moraliste(…) 4 » dans lesquelles se range Le Songe. Dans cette période de l’entre-deux-guerres et dans ce même regard fervent sur le conflit, pris comme un phénomène intemporel ne concernant pas la seule Première Guerre, il conviendrait de joindre Malraux à Montherlant, peut-être tout particulièrement avec L’Espoir, tant cette œuvre reflète l’inclination de son auteur pour l’action militaire, la confrontation avec la mort, tout cela se trouvant exalté par le climat des hostilités. L’autre perception de ces quatre années meurtrières, celle qui veut ‘« (…)penser à la guerre pour mieux savourer le bonheur de la paix reconquise(…) »’, pour qui ‘« (…)la guerre sert de repoussoir(…) »’ comme pour Aurélien, appartient évidemment aux romans et aux romanciers ayant exprimé leur horreur et leur haine du conflit, le refus catégorique de voir un tel événement se reproduire ; de l’avis des contemporains (écrivains ou témoins) et des critiques ultérieurs, Jules Romains et Maurice Genevoix comptent parmi ceux dont les livres donnent de 14-18 l’image la plus sûre. Jules Romains, bien que, engagé dans le service auxiliaire, il n’ait pas été combattant, exprime sa véhémente dénonciation du conflit dans, on l’a rappelé plus haut, Prélude à Verdun et Verdun ; grâce à une grande puissance d’évocation et à un sens précis de la description, grâce aussi à une somme considérable de recherches et d’investigations auprès des divers témoins, de documentation à partir de divers objets d’archives militaires, Jules Romains parvient à restituer l’enfer vécu, avec une véracité unanimement saluée par les rescapés. Quant à Maurice Genevoix, c’est avec le très remarquable Ceux de 14 qu’il a su le mieux livrer son expérience dramatique d’ancien combattant, dans un scrupuleux et tout à fait admirable souci de fidélité à son souvenir.

A côté des récits de guerre, la production romanesque de 1919 à 1939 se dote également de toute une part de créations se concentrant sur l’observation d’un fait social directement lié à la Première Guerre et qui aura tendance à perdurer dans toute l’entre-deux-guerres ; en effet dans ce monde secoué par le conflit et déstabilisé par diverses remises en question, émergent des héros masculins de l’inquiétude, cette crise propre à l’immédiat après-guerre et qui semble traduire la crainte prémonitoire d’un nouveau conflit. Ayant démontré de la plus cruelle et brutale des manières, l’aspect incontestablement contingent et précaire de l’existence, la guerre pousse les esprits à considérer cette dernière non plus comme une perspective d’accomplissement ou comme une lutte mais plutôt comme une sorte d'établissement momentané. Nombre de romans se centrent à cet effet sur une figure de l’adolescence ou de la jeunesse (songeons à François, du Diable au corps, caractéristique ou bien à Aurélien.) Pour échapper à leurs alarmes, les victimes de cette époque privée de certitudes se réfugient également dans les voyages illusoires de la drogue ou le grand voyage de la mort promis par le suicide ; et les romanciers recréent ces désirs de fuite dans des écrits centrés chaque fois sur une figure masculine de l’errance.

Si bien que le nouveau héros de cette nouvelle civilisation bouleversée apparaît clairement comme un antihéros, pathétique, socialement instable, sans emploi, souvent victime d’un désir d’adolescence prolongée, quand il n’est pas rongé par ses névroses et abîmé dans de néfastes et abyssales rêveries.

Si Aurélien et Gilles répondent trait pour trait à cette incarnation littéraire de l’inquiétude, ils n’en sont pas les uniques représentations. Et il est aisé de trouver dans l’œuvre romanesque de Drieu d’autres figures masculines à l’image de Gilles, qui, elles aussi, dévoilent le pathétique de cette génération. Car il apparaît que les hommes constituent les proies toutes désignées de cette constante remise en question de soi et du monde qu’est l’inquiétude, puisque après quatre années de contact quasi ininterrompu avec la mort et la souffrance, ils regagnent une société passée aux mains des femmes. La notion de virilité, jadis maîtresse du monde, dès 1918 commence à perdre de son influence et à nécessiter une nouvelle définition. Et, cette masculinité à la dérive revient comme par prédilection hanter les romans de Drieu, lui-même éternel tourmenté. Tous ses personnages centraux semblent construits sur un même fonctionnement psychique, de Camille Le Plesnel dans Rêveuse bourgeoisie, paresseux, faible, lâche et menteur, qui hésite entre sa maîtresse et sa femme, épousée par cupidité, qui vit de souhaits accomplis dans l’imaginaire, à Gilles, ne se retrouvant pas lui-même entre son culte désespéré de la toute-puissance guerrière, politique et amoureuse et son amère clairvoyance sur ses propres défaillances. Mais Camille nous semble surtout le symbole littéraire de cette bourgeoisie haïe par l’auteur, et Gilles celui des ambitions politiques et militaires déçues de toute une génération qui plaçait dans la guerre et ses conséquences son espoir d’un renouveau pour la France et pour elle-même. L’autre facette de Drieu, celle qui, selon nous, révèle le vrai Drieu, qui obéira à la funeste logique de son inlassable masochisme en se tuant, cette facette-là, beaucoup moins connue, s’exprime, nous semble-t-il, particulièrement dans deux de ses romans, eux aussi bien moins célèbres que ses romans de guerre, peut-être justement parce que la guerre y tient une place tout à fait mineure : Le feu follet et L’homme couvert de femmes. Si Gilles ressemble comme un frère à Drieu dans ses ambitions aux accents nietzschéens, Alain, du Feu follet, cet inconsolable mélancolique, est le double incontestable de son auteur dans cette part vulnérable, anxieuse et malheureuse qui les conduit tous les deux au suicide ; c’est un même sentiment de l’échec, un même dégoût de soi, un même désarroi surtout, qui accompagnent le Gille de L’homme couvert de femmes. Mais ces deux figures ne sont pas les seuls personnages masculins qui se débattent dans cette difficulté d’être. Nous pouvons évoquer également Chéri, de Colette. En Chéri, le malaise de l’ancien combattant qui apparaît dans La Fin de Chéri (et qui le mènera lui aussi au suicide), est décuplé par une déroute intime distillée dès le premier volume. Si dans ce dernier, qui se passe avant-guerre, en 1913, on ne peut pas considérer le personnage central comme un héros de l’inquiétude, c’est indéniablement le cas de celui de La Fin de Chéri, dans la mesure où le jeune homme voit se fondre dans son esprit l’absurdité du monde dévasté par la guerre et l’incertitude de son moi véritable.

A travers ces trois romans que nous avons retenus, ceux de Drieu et celui de Colette, il ne s’agit pas d’étudier la masculinité seulement dans cette époque vouée à l’inquiétude : Chéri se déroulant en 1913, son personnage prend plutôt sa place dans cette période étudiée par Annelise Maugue, dans son livre L’identité masculine au tournant du siècle, période allant de 1871 à 1914 et où ‘« (…)l’homme se voit contraint de confronter sa propre praxis à la liste présupposée de ses mérites et de s’interroger sur sa place dans le monde. ’ ‘ 5 ’ ‘»’. Ainsi les personnages centraux du Feu follet et de L’homme couvert de femmes, quant à eux, même s’ils sont bien des soldats revenus de la guerre et des figures littéraires s’inscrivant dans l’Histoire, rejoignent bien plutôt Chéri dans cette crise existentielle qui frappe le masculin dès avant la guerre.

Mais, personnages de l’après-guerre et individualités masculines extrêmement attachées à la notion de virilité, tous deux doivent subir beaucoup plus cruellement que Chéri la totale remise en question de ce concept du mâle dominant. Car même si ce phénomène n’est jamais nettement abordé dans ces romans, sur Le feu follet et sur L’homme couvert de femmes rejaillissent les effets de la tempête provoquée par les commencements de l’émancipation féminine. De fait, le roman de Colette et les deux romans de Drieu donnent une place primordiale, non à la guerre, mais plutôt aux rapports intersexués et les trois protagonistes masculins sont chacun à sa manière constamment habités par la pensée de la femme. Or, ils forgent des liens de séduction et/ou de tendresse avec des femmes dont le tempérament pour le moins assuré obéit sans nul doute à la tendance qui se met en route entre 1871 et 1914 et qui va faire que ‘« (…)les femmes vont engranger des avancées pratiques, symboliques et théoriques ’ ‘ 6 ’ ‘»’.

Lesquelles avancées vont se trouver démultipliées dans l’immédiate après-guerre et permettre aussi aux romanciers de cette période de créer une typologie de personnages féminins qui n’aurait jamais pu voir le jour avant que ne soit accomplie la phase qui posera les jalons de la future ‘« libération de la femme »’. Le féminin comme le masculin est indubitablement concerné par les bouleversements apportés par la guerre et chacun des deux sexes possède sa propre manière de penser l’Histoire et de se penser au cœur des évolutions historiques. Nombre de romans constatent non seulement les liens, évidents en temps de guerre, entre un individu mâle et l’Histoire, mais aussi ceux entre la femme et l’Histoire puisque les circonstances de cette dernière, bâties alors sur et autour de la guerre, ont permis à la femme, au moins pour un temps, de compter parmi les forces d’équilibre et de stabilité du pays, de constituer les fondations fiables et sûres nécessaires pour pallier l’absence de la majorité des présences masculines. Les femmes gagnent alors en assurance voire en audace, et surtout en indépendance.

Au plan littéraire, l’œuvre de Colette semble à nouveau représentative de ce type de personnage féminin non seulement parce que l’auteur s’avère l’observatrice attentive des mœurs de son temps, mais surtout parce que son écriture s’attache à dépeindre la singularité d’êtres et de destins particuliers ; d’autre part, tout comme il nous semble que Drieu se révèle l’analyste récurrent de la psychologie masculine, une très grande majorité des romans de Colette nous semble constituer toute une galerie de portraits où se dessine chaque fois l’étude pleine de justesse et de profondeur des multiples facettes de la psychologie féminine. Pour ce qui concerne le rapport de la femme à l’Histoire, c’est, nous semble-t-il, une fois de plus dans La Fin de Chéri qu’apparaît chez Colette avec le plus de clarté ce rapport qui se fonde sur l’émancipation féminine ; en effet une part nettement plus grande que dans le premier volume y est faite à Edmée, l’épouse de Chéri, dans une sorte de développement croisé (et somme toute logique) des destins du couple puisque l’une a profité de l’absence de l’autre, parti au front.

Dans Julie de Carneilhan, roman de l’entre-deux-guerres mais plus tardif puisqu’il paraît en 1941, le personnage principal apparaît comme un prolongement d’Edmée, celle en qui s’étaye ce qui faisait d’Edmée une des conquérantes littéraires de l’affirmation de soi, de l’expression de sa libre volonté par la femme. Ce roman consacre surtout le mouvement d’émancipation de la femme en le faisant apparaître comme une donnée évidente et naturelle.

Mais celle en qui se rejoignent le plus évidemment féminité et Histoire, est sans conteste le personnage de La Garçonne, roman qui a rendu son auteur célèbre entre tous pour avoir fait de ce personnage-phare un phénomène social qui veut illustrer l’irréversible seconde naissance de la femme, avec laquelle, dans d’innombrables domaines, l’Histoire devra désormais compter. Ainsi le roman de Victor Margueritte prend lui aussi valeur de témoignage tant l’intrigue de son roman cède une part minime à la fiction et sert plutôt l’auteur pour faire de son œuvre une analyse sociologique.

On peut noter ici que d’autres auteur(e)s prendront le relais de Victor Margueritte (saluons, bien sûr, Simone de Beauvoir parmi les plus éminent(e)s ), pour analyser un mouvement qui jusqu’alors, n’en déplaise aux chapelles doctrinaires d’un nouveau féminisme en mal d’hégémonie, ne cesse de marquer l’affirmation de la femme et le vacillement de l’homme.

Notes
1.

Guerre et révolution dans le roman français, Genève, Slatkine Reprints, 2000, pp. 15 à 21

2.

ibid, p. 22

3.

ibid, p. 26-27

4.

ibid, p. 22

5.

L’identité masculine au tournant du siècle, 1871-1914, Paris, Payot, collection « petite bibliothèque », 2001, p. 10

6.

Annelise Maugue, ibid