I L’homme fragile
Aurélien, Gilles : figures d’une virilité en crise

A/ L’homme dans la société :

a/ L’homme et la guerre : 

Aurélien et Gilles incarnant aux yeux du monde l’archétype du mâle, sont deux personnages privés de tout repère dans la société de leur temps. Survivants de la Première Guerre, victimes tous deux d’une fondamentale incapacité de se remettre de la coupure du lien social imposée par la guerre, ils sont la proie d’une identique déliaison entre un moi social affichant une virilité conquérante et une identité intime insaisissable. Toutefois leur relation à la guerre diverge indubitablement. Période qui, de toute évidence, les obsède, elle ne les marque pas de la même manière : si pour Aurélien la guerre « (…)l’avait pris avant qu’il eût vécu » ((A, p.29), Gilles, lui, « (…)ne pouvait vivre que là-bas(…) » (G, p.72)Voilà sans doute résumée leur représentation respective du conflit : traumatisme destructeur pour Aurélien, époque bénie pour Gilles.Quelle différence avec l’enfantine insouciance du narrateur du Diable au corps:

‘« Que ceux déjà qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances. ’ ‘ 7 ’ ‘»’

Maurice Rieuneau observe à ce propos que dans Le diable au corps, la guerre ‘« (…)crée un déséquilibre moral par la brutale rupture des digues sociales, par la création d’un climat insolite d’extrême liberté pour ceux qui demeurent loin d’elle(…)La guerre, qui brise les barrières morales et les interdits sociaux, produit un dépaysement, une mutation brusque des conditions de vie, et par là une occasion imprévue pour les appétits instinctifs. ’ ‘ 8 ’ ‘»’

Il est intéressant d’observer qu’alors que la guerre est un élément fondateur de la vie d’Aurélien et de Gilles, pour le héros de Radiguet cette période n’est qu’un élément accessoire, une sorte de bienheureuse parenthèse. Sa vie ne saurait être bouleversée par la guerre en elle-même et Aurélien et Gilles sont immergés dans la guerre, leur personnalité est forgée par la guerre, leur destin sera marqué définitivement par elle. L’histoire d’amour du narrateur constitue une sorte d’à côté de l’Histoire alors que la vie d’Aurélien et de Gilles sera infléchie par le conflit.

Aurélien est découvert ainsi par le lecteur :

‘« Trente ans. La vie pas commencée. »’ (A, p. 30)

Chez le personnage de Chéri on retrouve, inversé, ce constat sur la vie lorsqu’il parvient au même âge :

‘« Tout est foutu! J’ai trente ans! ’ ‘ 9 ’ ‘»’

Tous deux se retrouvent à un âge charnière de la vie d’un individu, celui séparant la jeunesse de l’âge adulte et on peut remarquer que chacun exprime par deux phrases brèves, abruptes, ce constat. Chacune de ces phrases semble illustrer le franchissement d’un seuil de la vie à un autre, comme on passe d’une étape à une autre : s’il semble s’agir du temps de l’étiolement, du regret et de l’amertume pour Chéri, devenu selon l’expression de Philippe Barrès un «(…)patriarche(s)de trente ans(…)  10 », pour Aurélien en revanche, il semble que l’on puisse percevoir en lui comme une sorte d’élan le propulsant dans l’inconnu d’un destin dont rien n’est tracé. (On peut en outre noter que ce genre de personnage s’inscrit à contre-courant des héros des romans d’initiation, entre autres ceux du XIXème siècle comme Julien Sorel ou Frédéric Moreau, qui sont tous de très jeunes gens.)

Parvenu à l’âge adulte, ‘«(…) il ne savait faire autrement que flâner »’ (A, p. 30), semblable à un éternel adolescent. Roger Garaudy relève que ‘« pour Aurélien Leurtillois, il n’y a eu que l’enfance et la guerre, il n’y a pas eu de jeunesse à cause de la guerre. ’ ‘ 11 ’ ‘»’

Comme bien d’autres rescapés du conflit Aurélien est incapable de reprendre le cours d’une existence normale :

‘« (…)je ne suis jamais tout à fait sorti de la guerre... je ne m’en suis jamais tout à fait débarrassé… Je me réveille encore la nuit avec la peur des mines comme en 1915... Il y a beaucoup de cela dans cette vie absurde… » (A, p. 115)’

Cette tragique constatation apparaît à la fin d’A l’Ouest rien de nouveau :

‘« Si maintenant nous revenons dans nos foyers, nous sommes las, déprimés, vidés, sans racine et sans espoir. Nous ne pourrons plus reprendre le dessus(…)Nous sommes inutiles à nous -mêmes.  12 »’

Le narrateur, comme Aurélien, se fait le porte-parole de cette génération sacrifiée aux intérêts nationaux ; tous deux apparaissent comme écrasés sous le poids du conflit vécu, tous deux sont des victimes de ce passé qui ne les quittera plus. C’est la guerre en eux qui a pris le dessus, qui pèse sur eux, qui s’accroche à eux et les empêche de se « sortir » et ainsi de vivre comme avant. Car pour eux, il y a un « avant » mais il apparaît qu’il ne peut guère y avoir un « après ».

Pour Aurélien, la guerre est effectivement comme «(…) une longue maladie(…) » (A, p. 42) qui ne le laisse plus jamais en repos. La seule pensée qu’il puisse avoir est effrayante :

‘« Il n’était pas mort, c’était déjà quelque chose(…) » (A, p. 29) ’

C’est tout le désarroi des anciens combattants qui s’exprime au travers de cette pensée d’Aurélien :

‘« (…)on ne lui demandait plus rien,(…) il n’avait qu’à se débrouiller, (…)on ne lui préparait plus sa pitance tous les jours(…) » (A, p. 29)’ ‘Car, « le soldat ne décide pas pour lui-même où il ne décide que dans le cadre d’une action qui lui est imposée. » (A, p. 42)’

Projeté dans la vie de soldat puis ramené sans plus de ménagements ni de préparation à la vie civile, Aurélien demeure incapable d’assumer une transition aussi violente, puisqu’il est désormais en butte à une existence qu’il ne comprend pas, à un entourage qui ne le comprend pas :

‘ « (…)j’ai vécu dans un monde dont ni toi ni Jacques ne vous faites la plus petite idée… La guerre… » (A, p. 194)’

La guerre l’a vidé de lui-même.

Le même sentiment s’observe chez le personnage principal de Remarque :

‘« Je ne me trouve plus ici à mon aise. C’est pour moi un monde étranger. (…) Pour moi les gens(…)ont des soucis, des buts, des désirs, que je ne puis concevoir comme eux. »13

Il s’observe aussi chez Alain, le narrateur de La guerre à vingt ans :

‘« (…)une fois émoussée la joie de ce retour à la vie(…)Alain, livré à lui-même, éprouve une surprenante impression de solitude(…)il ne connaît personne dans la ville dont il parcourt les rues, pareil à ces émigrants revenus au pays natal(…)Chacun leur sourit poliment mais la conversation tombe. 14» ’

Et, dans Vie et mort de Français, on peut lire au sujet de ces soldats revenus à l’arrière pour une permission ou pour toujours :

‘« Rentrés dans leurs foyers(…)c’est en vain qu’ils se croyaient ‘‘pareils’’ à ceux qu’ils retrouveraient. Ils ne les reconnaissaient plus, pas plus que ces derniers ne les reconnaissaient. Ils ne se reconnaissaient pas eux-mêmes. (…)Un gouffre le[s]séparait aussi de chacun de ceux avec lesquels il[s] reprenai[ent]le contact interrompu depuis quatre ans.  15 »’

Le clivage net, définitif qui oppose Aurélien et ses pareils rend peut-être plus rude encore le retour à un monde sans guerre, plus déstabilisant pour eux qu’un monde en conflit. La barbarie pouvait être un peu plus vivable par le sentiment de la vivre en commun, la souffrance pouvait être allégée si elle était partagée. La sensation d’appartenir à un groupe, à un même univers, à une sorte de pays commun, cette sensation perdue avec l’éclatement, la dispersion des régiments provoque fatalement chez les anciens combattants cette rupture du lien social, du lien familial qui les fait se penser dans un monde différent, presque comme s’ils appartenaient à une espèce autre tant sont distantes l’une de l’autre la manière de penser de l’arrière et celle du front. De plus, Antoine Prost relève une situation rencontrée par le narrateur de Remarque :

‘« (…)les combattants sont prisonniers de l’attente des civils : ils ne peuvent dire que ce que ceux-ci acceptent d’entendre. Le mensonge ou le silence sont alors la seule alternative(…)ce que les poilus ont à dire cadre si mal avec ce que l’on attend d’eux que beaucoup mentent pour faire plaisir à ceux qui les imaginent héroïques et impatients d’en découdre.  16 »’

Carine Trévisan souligne qu’ ‘« allant à contre-courant des images de la virilité fasciste, Aurélien assimile la guerre à une plaie secrète, indiquant par là-même la menace qu’elle fait peser sur le sexe. De fait, historiquement, la guerre de 14-18 diffère de toutes celles qui l’ont précédée par la déshéroïsation massive des soldats(…) ’ ‘ 17 ’ ‘»’

Aurélien s’interroge comme tant d’autres sur son avenir, cet avenir tronqué.

‘« Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes 
Qu’on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désœuvrés incertains  18 »’

Aurélien est sans doute représentatif de l’horreur des survivants vis-à-vis du front, de leur extrême lassitude, de leur désespoir, qui révèlent, sous-jacente, une infinie souffrance :

‘« En ce temps-là Aurélien ne croyait plus à rien. La guerre durait trop longtemps. Augmentée pour lui de cette caserne qu’elle avait dans le dos. L’état d’esprit était déplorable. Les hommes, mais aussi les officiers. A force d’entendre dire que les Fritz bouffaient des briques et de recevoir des parpaings sur la gueule. Et puis ce décor toujours le même, Verdun, l’Artois ou la Champagne. Avec l’hiver qu’on avait eu. C’était même ce qui l’avait fait s’inscrire, Aurélien, quand on avait demandé des volontaires pour l’Orient. Malgré l’histoire des Dardanelles. » (A, p. 40 )’

La souffrance d’Aurélien est d’autant plus aiguë pour lui comme pour ceux qui sont sortis de la guerre physiquement indemnes :

‘« (…)parfois il regardait ses longs bras maigres, ses jambes d’épervier, son corps jeune, son corps intact, et il frissonnait, rétrospectivement, à l’idée des mutilés, ses camarades, ceux qu’on voyait dans les rues, ceux qui n’y viendraient plus. » (A, p. 29)’

Cette culpabilité sous-jacente se vérifie chez Remarque et Colette sous une forme différente lorsque leurs personnages principaux sont confrontés à la souffrance des blessés du front :

‘« Je sens que mes articulations sont pleines de force. Je souffle et je m’ébroue(…)je suis vivant. J’ai faim, une faim beaucoup plus intense que si elle ne venait que de mon estomac. » 19

« Chéri escorta Edmée(…)reconnut un camarade parmi les ‘‘ pieds gelés’’ et s’assit sur le bord du lit, en s’efforçant à la cordialité(…)Cependant il sentait bien qu’un homme valide, échappé à la guerre, n’a point de pareils ni d’égaux parmi les mutilés. (…)Une impotence odieuse pesa sur lui, il se surprit à recourber un de ses bras par scrupule, à traîner un peu la jambe. Mais l’instant d’après c’est malgré lui qu’il dilatait ses poumons et foulait le dallage, entre des momies couchées, d’un pas dansant. 20 »’

Chacun, bien qu’ayant conservé son intégrité corporelle, se sent amoindri lui aussi dans sa chair, comme si chacun avait perdu une part de lui-même dans l’amputation subie par ses camarades, comme si chacun faisait sienne la souffrance et la peur de l’autre ; qu’il s’agisse du frisson d’Aurélien (sensation de peur, de froid ou d’agonie), de la faim ressentie par le personnage de Remarque(sensation de vide) ou de l’empathique claudication de Chéri, chacun dans son corps ressent bel et bien les ravages causés par la guerre dans le corps d’autrui. Mais ce partage de la souffrance apparaît d’autant plus déchirant, plus pathétique si l’on considère qu’il témoigne simultanément, paradoxalement que la vie cherche à triompher en eux par le frisson, la faim, la conscience de sa propre énergie vitale ; autant de signes attestant que la mort n’a pas voulu d’eux, qu’ils sont condamnés à vivre sous le joug d’une double culpabilité : celle d’être encore en vie, en bonne santé et celle, plus subtile et plus perverse, de jouir du fait d’être vivant.

Expérience déstabilisante qui empêche Aurélien de « (…)tout à fait se prendre au sérieux et penser : un homme », qui le fait plutôt se considérer comme « (…)un grand garçon » (A, p. 29), la guerre interdit donc au personnage de se définir dans une identité précise, particulière et de trouver sa place au sein d’un monde qui évolue sans qu’il veuille ni puisse prendre part à cette évolution. L’incapacité de se voir parvenu à l’âge adulte le situe par là même dans une sorte de période de transition illimitée, ouverte à tous les possibles d’une « (…)vie pas commencée. » Rien que de normal à cette réaction si l’on songe qu’Aurélien a passé « près de huit ans sous les drapeaux… » (A, p. 29) La guerre lui ayant dérobé sa jeunesse, Aurélien n’est aucunement préparé à affronter une vie adulte dont il ne sait pas ce qu’elle doit être. Le sacrifice de leur jeunesse par cette génération s’observe également chez Remarque :

‘« Les soldats plus âgés sont, eux, solidement reliés au passé ; ils ont une base, ils ont des femmes, des enfants, des professions et des intérêts déjà assez forts pour que la guerre soit incapable de les détruire. Mais nous(…)nous nous trouvions au seuil de l’existence. (…)Nous n’avions pas encore de racines. La guerre, comme un fleuve, nous a emportés. Pour les autres qui sont plus âgés, elle n’est qu’une interruption. Ils peuvent penser à quelque chose en dehors d’elle. Mais nous, nous avons été saisis par elle(…)  21 »’

Il est intéressant de relever cette métaphore du seuil présente chez Remarque : car son narrateur bien qu’âgé de dix-huit ans partage avec un Aurélien de trente ans l’impossibilité

due à la guerre de parvenir véritablement à entrer dans l’âge adulte. Il partage avec le personnage d’Aragon une forme de maturité chèrement acquise et aussi une totale immaturité sociale puisque tous deux sont à tout jamais privés de « racines ». Jeunes hommes sans passé, ils sont également condamnés par la guerre à être des hommes sans avenir.

N’ayant connu ni la gaieté ni l’insouciance de sa jeunesse, le personnage s’apprête indéfiniment à goûter ce dont il a été privé :

‘« Depuis près de trois ans, il remettait au lendemain l’heure des décisions. Il se représentait son avenir après cette heure-là, se déroulant à une allure tout autre, plus vive, harcelante. » (A, p. 29-30 )’

Comme l’observent Ducasse, Meyer et Perreux, ‘« pour échapper aux ‘‘visions funèbres’’ qui le poursuivaient, au ‘‘galop de sorcières’’ que constituait encore à certaines heures ‘‘le galop des souvenirs’’, il ne restait plus à l’ancien combattant, semblait-il, qu’à se ‘‘hâter vers l’avenir’’(…).Pleins de désirs, d’ardeurs, et d’idées nouvelles, les ‘‘revenants’’ voulurent donc s’atteler d’abord à la démolition de l’ancien édifice pour construire l’avenir(…)Malheureusement, la routine l’emporta sur le progrès, le passé sur l’avenir. Si résolus qu’ils aient été, les ‘‘héros’’ étaient diminués et fatigués. (…)Leur instinct de conservation arrêta peu à peu leur élan vers le futur. Tout heureux, tout surpris d’avoir échappé aux Enfers, pressés de vivre et d’oublier, ils ne songèrent plus qu’au Paradis retrouvé. (…)Ainsi les combattants sentirent peu à peu faiblir leur volonté et leur résolution. ’ ‘ 22 ’ ‘»’

Il semble qu’Aurélien se glisse trop tard dans sa propre vie puisque ‘« il aimait à se la représenter ainsi. Mais pas plus. »’ (A, p. 30) L’élan qui aurait dû le pousser en avant est brisé ; Aurélien est contraint de rêver mélancoliquement de sa jeunesse perdue à cause de la guerre. Il est prisonnier de sa propre personnalité, comme inachevée, qui le condamne à caresser des aspirations devenues en décalage avec la nouvelle réalité de sa vie. Le vide creusé par ces années est irrémédiable :

‘« Il n’avait jamais retrouvé le rythme de la vie. » (A, p.29 )’

Constatation terrible pour un être encore très jeune, dont le rôle est encore à jouer mais qui demeure trop hébété par le souvenir du conflit pour trouver l’énergie nécessaire à un quelconque investissement social. Ce dernier lui est impossible comme il est impossible aux personnages de Remarque :

‘ « (…)je voudrais(…)en supposant que la paix fût là(…)faire quelque chose d’extraordinaire ; (…)Quelque chose(…)qui vaille la peine d’avoir été ici dans la mélasse. Seulement je ne peux rien imaginer. Quant à ce que je vois de possible à toutes ces histoires de profession, d’études, de traitement, etc, etc, ça m’écœure(…)Je ne trouve rien, je ne trouve rien(…)C’est le sort commun de notre génération. » 23

 « La guerre a fait de nous des propres à rien. » 24

« Nous ne voulons plus prendre d’assaut l’univers. Nous sommes des fuyards. Nous n’avons plus aucun goût pour l’effort, l’activité et le progrès. » 25

L’apparition à quatre reprises de ce mot « rien »est sans aucun doute caractéristique de ce vide absolu qui environne tous ces rescapés du conflit dont les personnages de Remarque et Aurélien sont l’emblème. Il est d’ailleurs frappant de constater que le comportement de ce dernier, dont nous verrons qu’il s’apparente au dilettantisme, trouve un écho chez le narrateur de Remarque qui, lui non plus, ne peut se résoudre à s’installer dans un mode de vie dit normal.

Et, ainsi que le souligne Aragon, au lieu d’être «(…) l’école du courage et de la résolution virile(…) » (A, p. 42), la guerre a enseigné à Aurélien l’obéissance absolue jusqu’à la soumission et par là-même la dépersonnalisation. Comment Aurélien aurait-il pu apprendre l’autonomie et l’indépendance au sein d’un univers le condamnant à l’assujettissement le plus aveugle ?Ayant en quelque sorte été éduqué par la vie au front, il ne peut en toute logique appliquer dans sa vie civile un esprit de décision et un désir d’entreprendre détruits avant d’avoir eu la possibilité d’éclore. Comme l’observent les personnages de Remarque à propos de leur instruction militaire :

‘« (…)nous reconnûmes que ce n’est pas l’esprit qui a l’air d’être prépondérant, mais la brosse à cirage, que ce n’est pas la pensée mais le ‘‘système’’, pas la liberté mais le dressage. (…)nous vîmes que la notion classique de patrie(…)aboutissait ici(…)à un dépouillement de la personnalité qu’on n’aurait jamais osé demander aux plus humbles domestiques(…)et nous trouvions que l’on nous préparait à devenir des héros comme on dresse des chevaux de cirque. » 26

Dans ce roman comme dans Aurélien on assiste à cette «(…) déshéroïsation massive des soldats(…) » qu’évoque Carine Trévisan, à cette dérision, cette insignifiance, presque ce ridicule (comme en témoigne la comparaison avec les « (…)chevaux de cirque ») rattachés à la personne du soldat. Remarque et Aragon(auteur allemand et auteur français) se rejoignent ainsi dans une identique dénonciation du leurre généralisé qu’a constitué le mythe du soldat constamment digne et brave, ainsi que dans la dénonciation du décalage entre cette figure imprégnant l’imaginaire des civils et la sordide réalité du front vécue au quotidien par les soldats. Non seulement ces derniers ne se ressentent pas comme des héros, mais ils ne se ressentent même plus comme des individus à part entière comme l’indique ce sentiment d’assister à «(…) un dépouillement de [sa]personnalité(…) » ; ainsi, le « rien »réapparaît, cette fois en filigrane : non seulement ces hommes transformés en pantins n’ont plus envie de rien à cause de la guerre mais on pourrait dire qu’ils ne sont plus rien à cause de la guerre.

Dans Aurélien, l’adaptation du personnage à la vie civile est d’autant plus difficile qu’il semble, on l’a vu, se débattre dans la hantise obsédante et paralysante de la peur ressentie au front :

‘« Je me réveille encore la nuit avec la peur des mines, comme en 1915. Il y a beaucoup de cela dans cette vie absurde. »’

Là encore par ce terme d’ « absurde » l’impression de non-sens domine, comme c’était le cas à travers l’image des chevaux de cirque.

Il est frappant de constater qu’Aurélien associe dans une même phrase la peur ressentie jadis et l’ « absurde » de sa vie présente. Le personnage est encore le symbole de cette génération qui se retrouve à la dérive lorsque la guerre prend fin ; il s’agit ici particulièrement de ceux qui, comme lui, plusieurs années après la guerre sont encore sous son emprise morale. Ainsi en est-il pour Aurélien lors d’une conversation avec Decoeur : Aurélien ne peut même fixer, sur de simples propos amicaux, son esprit littéralement hanté par ces quatre ans :

‘_ « Voyons, de quoi parlions-nous ?
_ Du mariage.
_ Ah, c’est ça…du mariage …les enfants…alors tout d’un coup j’ai revu un coin de Champagne…avec une netteté extraordinaire…l’odeur de la

terre…l’humidité profonde…la lumière…il y avait dans les barbelés un cadavre qu’on n’avait pas pu enlever depuis des jours et des jours… » (A, p. 115 )’

A propos des réveils nocturnes d’Aurélien ainsi que de cette songerie lugubre, il est intéressant de noter cette observation d’Antoine Prost :

‘« Chez les combattants, le souvenir ne se dissocie pas d’une sorte d’ébranlement physique.  27 »’

D’autre part, il est frappant de constater une sorte de décalage dans la perception du temps qu’a à cet instant Aurélien. Ainsi que nous l’avions envisagé, il semble que le personnage ait une immense difficulté à se projeter dans l’avenir et que les images et la perspective du « mariage » et des « enfants » ne soit évoquées que de manière extrêmement floue jusqu’à sortir de son esprit et se perdre dans la tragique réminiscence du passé ; ce dernier est en revanche totalement vivace pour Aurélien. Il s’inscrit donc bel et bien dans un rapport particulier à la temporalité : il ne possède aucun sens de la prospective ni même aucun sens du présent ; ces deux dimensions sont pour lui totalement infirmées par le lien indissoluble qu’il entretient avec son passé. Il semble qu’il ne puisse évoluer qu’au sein d’une dimension rétrospective. Il s’agirait en ce cas d’une pseudo-évolution qui le ferait sans cesse reculer dans sa propre vie. Son identité serait alors faussée, car incomplète.

Et, cet effroi irrépressible semble imposer son sceau sur le personnage, lui interdisant de jouir de sa liberté retrouvée, le bloquant dans cette époque d’épouvante. Aurélien serait alors victime d’une peur de la vie au point d’assimiler la sienne à un non-sens. C’est également le cas du narrateur d’A l’Ouest rien de nouveau :

‘« Pendant des années nous n’avons été occupés qu’à tuer ; ç’a été notre première profession dans l’existence. Notre science de la vie se réduit à la mort. Qu’arrivera-t-il après cela ? Et que deviendrons-nous ? » 28

Cette génération qui fut flouée a fait de tous ces hommes des machines à tuer et ils semblent incapables de penser la vie, de concevoir le fait d’être vivants. Il n’est sans doute pas anodin à cet égard que le souvenir d’Aurélien dans la scène précédemment étudiée se fixe précisément sur un cadavre : ainsi, il n’est pas mort mais la mort est tout de même en lui. Antoine Prost écrit à ce propos :

‘« Avoir risqué sa vie n’est rien(…)ce qui marque, c’est de voir la mort de près. C’est la présence obsédante et impossible à chasser de l’imminence de sa propre mort. Les combattants ont vécu des jours entiers, et souvent des semaines, dans une sorte de familiarité ou d’intimité avec la mort : menace incessante, image de tous côtés offerte à voir, émotion contre laquelle on ne s’aguerrit jamais totalement, parce qu’elle ébranle à la fois la raison, les sentiments et l’instinct le plus viscéral. Le vécu des combattants s’est organisé autour de cette présence constante, ‘‘bourdonnante’’ de la mort.  29 »’

Et l’auteur ajoute quelques pages plus loin, comme en référence au malaise d’Aurélien au souvenir du cadavre :

‘« La mort des autres renvoie inexorablement le soldat à l’angoisse de sa propre mort, et c’est elle qui constitue la trame même de cette expérience impossible à oublier.  30 »’

Dès lors, comment Aurélien pourrait-il éprouver le désir de se mêler à une existence pour lui si dérisoire ?

‘« Il savait très mal ce qui se passait, les élections, les ministères. Il ne lisait jamais cela dans les journaux, y préférant les sports, les drames. » (A, p. 41-42)’

Contemporain de l’actualité chargée de la période d’après-guerre, le personnage en est à peine le témoin parfaitement indifférent. Aurélien rappelle à cet égard le personnage de Frédéric Moreau : ce dernier se montre incapable de concrétiser ses rêves et de donner consistance à son existence. Il laisse glisser sur lui la vie et les tournants de l’Histoire (pour lui, la révolution de 1848) sans jamais pouvoir agir ou réagir. Citons ici cet épisode qui rappelle le désengagement d’Aurélien : Frédéric y est confronté à une manifestation politique :

‘« C’était la colonne des étudiants qui arrivait. (…)
Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaient l’apercevoir et l’entraîner. Il se réfugia vivement dans la rue de l’Arcade.
Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde(…)
Au même moment des soldats de la ligne se rangèrent en bataille(…)

Les groupes stationnaient, cependant. Pour en finir, des agents de police en bourgeois saisissaient les plus mutins et les emmenaient au poste, brutalement. Frédéric, malgré son indignation, resta muet ; on aurait pu le prendre avec les autres et il aurait manqué Mme Arnoux.  31 »’

Citons encore un personnage aragonien, Pierre Mercadier, sorte comme Aurélien d’antihéros, qui observe la même distance dédaigneuse vis-à-vis de tout engagement, qu’il soit personnel ou politique. Dans L’esthétique d’Aragon, Nathalie Piégay-Gros précise à cet égard que ‘« (…)le destin des personnages, dans chacun des romans du Monde réel, est étroitement lié à l’histoire, qu’il s’agisse pour lui de s’intégrer à un groupe social (Victor dans Les Cloches de Bâle, Armand dans Les beaux quartiers) ou au contraire de montrer la déliaison d’un individu et de l’histoire. (Aurélien, Pierre Mercadier dans Les Voyageurs de l’impériale.) »’ 32

Toutefois, on serait tenté de situer la réaction d’Aurélien sur un plan particulier : son inclination à la futilité pourrait constituer un refuge, contre les souvenirs, contre lui-même et ses propres hantises tandis qu’il s’agirait plus nettement d’indifférence à autrui et de désengagement chez Frédéric Moreau et surtout chez Pierre Mercadier dont Aragon a voulu faire le symbole même du désengagement politique et social. Peut-être entre-il dans le refus d’Aurélien de s’impliquer dans l’Histoire, une part de refus calculé qui n’apparaît pas chez les deux autres.

Ainsi en refusant pareillement d’agir, Aurélien accentue la distance qu’il ressent entre lui et les autres.

On peut toutefois observer que par deux fois, il goûte à ce sentiment dont parle Remarque, ce ‘« (…)ferme sentiment de solidarité pratique(…)lequel, au front, donna naissance ensuite à ce que la guerre produisit de meilleur : la camaraderie. »’ 33 La première fois a lieu au restaurant des Mariniers, la seconde, lors du repas réunissant son ancien régiment. Dans ces deux scènes, Aurélien n’est plus un bourgeois nanti, il n’est qu’un rescapé de l’enfer du front, l’égal de ceux qui l’entourent :

‘ _ « Aurélien (…)rêvait, sombre. Bérénice regardait les trois hommes. Quel lien mystérieux ce passé faisait entre des êtres aussi dissemblables ! Mais y avait-il un lien vraiment entre Aurélien et l’agent des mœurs Lemoutard ?
(…)Maintenant Aurélien était pris à la conversation, en proie à ces fantômes…Leur destin sinistre et banal l’atteignait, il se sentait plus pauvre et plus dépaysé de tout ce qui leur était survenu de minable, de sans joie… » (A, p. 295-296 )

_«(…)cette idiotie-là, voyez-vous, Doc, c’est tout de même la guerre, notre guerre… » (A, p. 435 )

_« C’est avec nos bouts de galon sur nos manches qu’on a failli se faire trouer, vous comprenez…on se retrouve…(…)Le docteur regarda Aurélien. Aurélien chantait. (…)Ce grand garçon, distingué, traînard, qu’on voyait à Montmartre ou chez Mme de Perseval, ou chez les Barbentane…toujours très bien habillé, assez silencieux : c’était lui, là, qui chantait, et pour la première fois, le visage un peu suant, il n’avait pas l’air de se surveiller, le docteur comprit que Leurtillois était dans son élément véritable. » (A, p. 437 )’

Mais ces deux occasions sont les seules qui montrent le personnage animé d’un désir de solidarité avec autrui. La plupart du temps, il se dérobe aux occasions qui lui sont offertes d’exorciser sa souffrance par le contact de ceux qui la partagent :

‘« Il n’avait pas répondu aux invites des sociétés d’anciens de ses régiments. Sollicité par plusieurs associations, il n’était entré dans aucune. » (A, p. 41 )’

Il se place ainsi lui-même au ban d’une société qui ne l’intéresse guère. Préférant vivre en reclus, refusant d’exprimer les images de peur et de mort qui le tourmentent, Aurélien fait de sa souffrance une obsession :

‘« Le fait est qu’Aurélien aimait peu qu’on lui parlât de la guerre(…)Il promenait avec lui, et pour lui seul, sa guerre(…) » (A, p. 41)’

Cependant cette observation d’Antoine Prost légitime l’attitude d’Aurélien :

‘« Pendant la guerre et l’immédiat après-guerre, l’expérience de la mort était trop proche pour qu’on l’évoque. Les combattants n’en parlent pas. (…)l’expérience est trop intime pour être galvaudée. On peut parler de la faim, du froid, de la boue, des rats et des poux, mais pas de choses aussi personnelles que l’angoisse.  34 »’

D’autre part, on constate à nouveau le rapport problématique à l’avenir qu’entretient Aurélien : en effet la scène au restaurant des Mariniers est également la scène d’un rendez-vous amoureux avec Bérénice : c’est lors de ce rendez-vous, promesse de renouveau, promesse de rupture avec un passé douloureux, que la rencontre avec les anciens camarades de régiment fait de nouveau basculer Aurélien dans ce passé : le terme « fantômes »illustre d’ailleurs ce double contexte de réapparition d’un passé qui est un passé de mort et qui se saisit de lui comme d’une « (…)proie(…)». Et, privilégiant l’intimité morbide avec ce passé traumatique plutôt que de tenter de s’en défaire, Aurélien devient la victime de son propre passé qui lui oppose une sorte de refus du droit de vivre et de s’épanouir en le ramenant inexorablement à son identité de militaire, de combattant, la seule qu’il ait jamais connue, la seule dans laquelle il se sente «(…)dans son élément véritable. »

Se confinant dans une dimension sociale extrêmement réduite, le personnage anéantit toute possibilité d’être considéré par lui-même et par autrui comme un individu à part entière, plongé dans une vie aux contours définis par la similitude avec celle des autres et se prive d’une identité propre. Car Aurélien, à plus de trente ans, n’a aucune identité sociale.

L’attitude de Gilles, fort heureusement moins répandue, n’en est pas moins l’indice de celle adoptée par une frange de la pensée fasciste. Dans ce roman de Drieu, l’adhésion politique de Gilles à l’extrême-droite se fait en tout un cheminement s’établissant sur vingt années.

Jeune soldat au début du roman, obéissant à une prédilection pour la vie au front, Gilles interrompt une permission qu’il ne goûte guère et souhaite revenir au sein de ce que la majorité de ses camarades exècre :

‘_« (…)un beau matin, Gilles en arrivant à son bureau, sentit une impulsion irrésistible et d’une minute à l’autre il décida de repartir pour le front. (G, p.199)

_« (…)Gilles causa le même scandale partout(…)Les soldats étaient encore plus indignés que les chefs. » (G, p. 200)

_« Il s’amusait beaucoup à découvrir les mœurs de l’armée américaine et jouissait comme un enfant de toutes les nouveautés plus ou moins avantageuses qui étaient si parfaitement inconnues de l’infanterie française. » (G, p. 205)’

Cette certitude l’amène logiquement à éprouver une profonde répugnance pour le mouvement pacifiste et pour ses partisans, en qui il ne voit que lâcheté et médiocrité :

‘« Vous ne vous êtes jamais demandé si votre idéologie ne légitimait pas, non la peur mais(…)la paresse, l’incapacité…(…)L’homme moderne est un affreux décadent. Il ne peut plus faire la guerre, mais il y a bien d’autres choses qu’il ne peut plus faire. Cependant, avec son infatuation, son arrogance d’ignorant, il condamne ce qu’il ne peut plus faire(…) » (G, p. 123-124)’

Maurice Rieuneau remarque ainsi que pour Gilles, ‘« l’homme de guerre(…)s’affirme comme l’archétype vertueux. ’ ‘ 35 ’ ‘»’

Après la guerre, repris par ce sentiment d’impuissance qui le ronge et ayant découvert sa capacité de jouer un rôle grâce à la guerre, Gilles, comme tous les faibles refusant de s’avouer leur faiblesse, décrète qu’un environnement revenu à la paix est improductif et amorphe :

‘_« (…)il était repris par la rêverie qui l’avait rapproché de Révolte ; leur complète pourriture d’esprit peu à peu dénoncerait ce monde délabré où il languissait fébrilement depuis son retour de la guerre. » (G, p. 257)

_« Il se joignait à ces destructeurs par désespoir, parce qu’il ne voyait autour de lui un peu de force que dans la destruction. » (G, p. 267) 

_« La France n’était qu’une vaste Académie, une assemblée de vieillards débiles et pervers où les mots n’étaient entendus que comme des mots. » (G, p. 574)’

Mais son désir de changer le monde ne peut selon lui se concrétiser que par l’unique solution de l’hostilité, rappelant ici Aurélien, qui ‘« (…)était de ceux qui croient qu’on ne peut refaire le monde que par la violence. »’ (A, p. 657) 

‘« (…) ne croyant pas au marxisme et même le détestant de toutes mes forces, je n’en veux pas moins comme les marxistes détruire la société actuelle. Il faut contre cette société constituer une force de combat. » (G, p. 521)’ ‘« Tout système de pensée qui lui paraît dépositaire, même imparfait, de l’esprit de combat, bénéficie de sa sympathie. Ainsi Gilles aime dans l’insolence iconoclaste de ses amis de « Révolte » une force de refus opposée à la déliquescence bourgeoise et démocratique.  36 »’

Et Gilles en vient à souhaiter l’instauration en France d’un régime dictatorial :

‘_« Il faut que les imbéciles soient écrasés. Et malgré l’énorme déchet que font les travaux de l’ambition, il y a presque toujours en haut deux ou trois êtres intelligents. Ces deux ou trois bons esprits méritent d’être rejoints. » (G, p. 268)

_« Gilles n’avait jamais cru une seconde qu’il fût possible de croire à l’égalité, au progrès(…)il voyait par moments dans le mouvement communiste une chance qui n’était pas attendue de rétablir l’aristocratie dans le monde sur la base indiscutable de la plus extrême et définitive déception populaire. » (G, p. 525)’

Ce mépris des plus faibles et des valeurs démocratiques va de pair chez Gilles avec une xénophobie évidente :

‘_« Regardez dans ce coin ces gueules de tartares. Ce sont des hommes venus de Galicie. Juifs ou autres. Ils se gâtent à Paris et ils gâtent Paris. Leur présence désespère les Français de droite et fait délirer les Français de gauche. Ceux-là qui savent le danger n’osent pas réagir, sans doute ne sentent-ils plus la force de mener leur propre pays ; ceux-ci qui ne le savent pas hurlent pourtant à la mort ce sont mes amis. J’aime qu’au moins la mort soit déclarée. » (G, p. 307)

_ « La mission de la France dans le monde. Ce vieil alibi. (…)Vieille vanité jacassante, prétention facilement effarouchée. Gilles méprisait et haïssait de tout son cœur d’homme le nationalisme bénisseur, hargneux et asthmatique de ce parti radical qui laissait la France sans enfants, qui la laissait envahir et mâtiner par des millions d’étrangers, de juifs, de bicots, de nègres, d’Annamites. » (G, p. 562)’

On retrouve, sous une forme paternaliste, des traces plus discrètes de cette même xénophobie dans certains propos d’Alain dans La guerre à vingt ans : parlant d’un soldat musulman qu’il

observe à sa prière et qui selon lui «(…)est d’une race vaincue(…) », il estime « ce primitif (…)» «(…)bien grand(…) », «(…) au milieu de nous autres civilisés(…)», tout en admirant «(…)la lenteur majestueuse de ses gestes ».  37  

Plusieurs chapitres plus loin, enivré de triomphe et d’orgueil nationalistes, il a cette pensée à l’arrière-fond antisémite :

‘« Soldats français, élite humaine, ce n’est pas vous qui eussiez crucifié Jésus.  38 »’

On retrouve encore ce rejet dans Aurélien, à l’incipit, lorsque le personnage évoque « (…)la Bérénice de la tragédie », « brune(…)assez moricaude même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. » (A, p. 28)

Dans Gilles, ces convictions du personnage convergent en toute logique vers une même fin qui est, on l’a dit, son partage des valeurs d’extrême-droite :

‘_« Il était attaché depuis toujours aux fondements de la pensée de Maurras, il tenait le philosophe des Martigues comme le plus grand penseur du siècle(…) » (G, p. 568)

_« Gilles connaissait mal le fascisme italien et n’avait que des idées obscures sur le mouvement hitlérien. Cependant, en gros, il pensait que fascisme et communisme allaient dans la même direction, direction qui lui plaisait. Le communisme était impossible(…)Restait le fascisme. Pourquoi ne s’était-il pas soucié davantage du fascisme ? Gilles entrevit que, sans le savoir, instinctivement, il avait poussé vers le fascisme. » (G, p. 578)’

Nourri de ce genre d’opinion, le personnage est alors idéalement prêt à participer avec exaltation à la journée du 6 février 1934(à laquelle, rappelons-le, Aurélien participe) :

‘« Des mains l’empoignaient rudement. Des yeux l’interrogeaient avec une exigence passionnée. (…)Sa jeunesse était revenue et rejoignait cette jeunesse…(…)En un instant il fut transfiguré. Regardant à sa droite et à sa gauche, il se vit entouré par le couple divin revenu, la Peur et le Courage, qui préside à la guerre. Ses fouets ardents claquèrent. (…)Comme un soir en Champagne quand la première ligne avait cédé ; comme ce matin à Verdun où il était arrivé avec le 20eme corps, alors que tout était consommé du sacrifice

des divisions de couverture. (…)Gilles courait partout aux points de plénitude qui lui apparaissaient dans la nuit et dans les lueurs(…) » (G, p. 596)’

Ce relevé d’occurrences permet d’observer deux traits caractéristiques de la personnalité de Gilles qui sont à la source des diverses attitudes que nous étudierons par la suite : il est frappant de constater, à travers le vocabulaire employé, d’une part son mépris de ses contemporains (« affreux décadent » ; « infatuation » ; « arrogance d’ignorant » ; « monde délabré » ; « imbéciles » ; « énorme déchet » ; « hargneux et asthmatique » ; « bicots » ; « nègres »), d’autre part toute la haine et la potentialité de violence que son âme contient et qu’elle déverse sur l’autre dès l’instant que celui-ci est différent (« détestant » ; « détruire » ; « combat » ; « écrasés » ; « j’aime qu’au moins la mort soit déclarée » ; « Gilles méprisait et haïssait(…) ») Pas une fois il n’est question pour le personnage d’acceptation et de respect de l’autre.

Il est tout aussi frappant de constater qu’un vocabulaire positif, constructif (« passionnée » ; « jeunesse » ; « transfiguré » ; « divin » ; « ardents » ; « plénitude » ; « lueurs ») n’apparaît que dès l’instant où Gilles peut laisser libre cours à ce besoin de combattre et de détruire. Pour lui la renaissance intime procéderait alors de la disparition de l’autre, de la mort infligée, la cicatrisation, l’apaisement de ses propres démons ne pourrait s’édifier que sur les ruines d’un monde de paix, l’auto-remembrement ne pourrait dépendre que du chaos provoqué au sein de ce monde.

Peut-être pourrait-on tracer un parallèle entre Aurélien et Gilles qui, chacun à sa manière, sont comme enfermés dans leurs propres failles, leurs propres fêlures intimes et incapables de s’en extraire ; car ne peut-on penser que ne vivant que par et pour la haine et la violence, Gilles, au même titre qu’Aurélien, s’enferme dans sa propre histoire et ne peut ni ne veut aller à la rencontre d’un véritable avenir.

On peut considérer également que Gilles cherche à reporter sur autrui une détestation, un mépris et un instinct destructeur qu’il ne voue en réalité qu’à lui-même, comme si la haine de l’autre constituait un inconscient moyen de fuir l’insoutenable haine que l’on s’inspire à soi-même. L’action et en particulier l’action violente offre alors une pause en même temps qu’un défouloir à la prise de conscience qu’occasionne le questionnement auto-réflexif. De là procède peut-être cette sensation de «(…) plénitude(…) » car lorsque s’exprime la violence, naît une forme d’apaisement dû à la satisfaction d’une pulsion dictée par la souffrance, et renaît la «(…) lueur(s)(…) » rassurante d’une solution trouvée dans l’acharnement sur un autre objet que soi.

Ainsi, Gilles possède comme Aurélien une identité incomplète puisque apparaît presque toujours sa propension à la haine qui lui interdit toute possibilité de se reconstruire. Lui aussi se débat uniquement dans la dimension du passé qui conditionne son présent et son avenir.

Il nous apparaît alors que Gilles incarne moins l’adhésion militante au fascisme d’une catégorie de ses contemporains, qu’une certaine partie de ces anciens combattants dont la faiblesse de caractère et la fatuité ont trouvé dans l’activité militaire et guerrière d’abord, dans les valeurs d’extrême-droite ensuite, une justification à leur existence qu’ils ne trouvent pas en temps de paix. (Nous verrons que c’est le cas d’Alban de Bricoule, personnage de Montherlant.) La croyance dans la violence et dans la nécessité du conflit comme moyens d’action politique et sociale chez ceux dont Gilles est l’emblème, nous semble moins une conviction réellement politique, que le moyen de se prouver qu’ils ne sont pas des hommes finis par l'arrêt de la guerre ; l’essentiel est pour eux d’agir quand bien même ils comprennent mal dans quoi ils s’engagent, ainsi que l’atteste l’ignorance de Gilles sur l’idéologie fasciste en elle-même. Il lui faut comme à tous ses pareils, un prétexte pour briser le quotidien dans lequel ils évoluent, quitte à se laisser aveugler par un endoctrinement qui les assure de leur utilité sociale et leur promet l’avenir d’un héros ; sensation que la guerre leur avait fait goûter quatre années durant :

‘_« (…)c’est le moment unique qui s’offre à notre génération. Pour nous qui sommes revenus, sinon flambants de la guerre, du moins liés à jamais à une idée émouvante de la vie forte, il ne s’est rien passé. Sentant notre immédiate défaite, nous nous sommes jetés dans la saoulerie, la loufoquerie et toutes sortes de petits jeux. » (G, p. 602)

_« C’est la première fois que je vis depuis vingt ans(…) » (G, p. 597)

_« Voilà ce dont j’agonisais depuis vingt ans de ne pas savoir où donner de la tête. » (G, p. 599)’

L’échec du feu de paille que fut le 6 février 1934, la mort de Pauline, son épouse, dans la nuit du 6 au 7 février, qui succède à celle de leur premier enfant, mort-né, servent alors à révéler à Gilles le peu de force de ses convictions fascistes et c’est sur ce constat d’échec que s’achève la dernière partie du roman :

‘« Les ponts qu’il avait lancés dans sa vie, vers les femmes, vers l’action, ç’avait été de folles volées, insoucieuses de trouver leur pilier. Il n’avait pas
eu d’épouse et il n’avait pas eu de patrie. Il avait laissé sa patrie s’en aller à vau-l’eau. De même qu’il ne s’était pas entièrement épris de la grâce du sacrement, il n’avait pas recréé dans son esprit la patrie mourante. Il n’avait pas tout recommencé depuis la première pierre de fondation, dans une doctrine absolue. (…) Ne croyant pas au communisme, pouvait-il croire au fascisme ? Il ne savait guère ce que c’était. N’était-il pas du siècle ? N’était-il point fait pour fonder dans le siècle ? (…)Les seuls lieux où il avait été lui-même n’était-ce point les lieux où il avait pu n’être rien qu’une fulgurante et brève oraison, qu’un cri perdu, sur les champs de bataille ou dans le désert ? » (G, p. 604-605)’

Néanmoins, trop faible et trop velléitaire pour trouver en lui les ressources nécessaires à l’établissement d’une vie nouvelle, il rejette l’exigence de la réflexion et de la remise en question intime pour à nouveau, dans l’épilogue, presque malgré lui, choisir comme une malédiction la facilité de l’action violente et se jeter dans la guerre d’Espagne aux côtés, sans que cela surprenne le lecteur, des franquistes. Maurice Rieuneau note à propos de cette dernière partie de Gilles :

‘« Les valeurs de L’Espoir (du moins de sa dernière partie) sont inversées : la camaraderie virile(on ne saurait parler dans Gilles de fraternité)et le lyrisme sont passés du côté du héros qui(…)après avoir connu la peur, – étape indispensable de la conquête de soi –, attend sereinement la mort en tirant sur les Rouges.  39 »’

Ainsi au contraire d’Aurélien, la guerre est pour Gilles une expérience constructive, au caractère profondément exaltant, un univers qui flatte en lui le sentiment de sa propre puissance, et dont il garde une inconsolable nostalgie dans la vie civile à laquelle, tout comme Aurélien, il ne peut ni ne veut s’adapter. Gilles tire en effet de sa condition de militaire une grande fierté, voire un certain orgueil, ce qui est perceptible dès les toutes premières pages du roman :

‘« Où aller ? Il était seul, il était libre, il pouvait aller partout. Il ne pouvait aller nulle part, il n’avait pas d’argent. (…)Ce qui le préoccupait c’était sa tenue. Très joli d’être un vrai fantassin(…) mais encore faut-il montrer qu’on n’est pas un péquenot. (…)Enfin, il se laissa aller à regarder, à désirer. Les
femmes entrouvraient leurs fourrures. Elles le regardaient. Des ouvrières ou des filles. » (G, p. 25-26)’

Dans Bel-Ami, le personnage principal, Georges Duroy, lui aussi ancien militaire désargenté, affiche au tout début du roman une similaire vaniteuse désinvolture et se trouve lui aussi l’objet de convoitise des regards féminins :

‘« Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’éperviers.
Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges(…)et deux bourgeoises(…)Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. (…)il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. » 40

Tandis qu’Aurélien est en proie à la sensation perturbatrice d’être «(…) si peu un vainqueur » (A, p. 28), Gilles ressent profondément le triomphe d’être «(…) un vrai fantassin(…) ». La guerre semble pour lui l’occasion de se prouver sa valeur et de la prouver à cette société dans laquelle il ne revient d’ailleurs que le temps d’une permission. A cet égard, le souci de sa mise peut sans doute s’avérer révélateur et participer du désir de se «(…) montrer(…) » au monde dans tout l’éclat du statut dont il tire une telle gloire. Gilles s’établit d’emblée dans un rapport d’opposition vis-à-vis du monde de l’arrière : lui qui est « un vrai fantassin » ne saurait être pris pour «(…) un péquenot. » Cette fierté militaire pourrait indiquer que Gilles est convaincu d’appartenir à cette sorte de microsociété qu’est l’univers guerrier et que la société lui apparaît comme un autre monde. Son rapport à la guerre et à sa quotidienneté meurtrière, violente, se nourrit de ce sentiment d’appartenance :

‘« Je refuse tout ce monde. La guerre, c’est ma patrie. »’ (G, p. 127)

Son refus fait l’objet d’un certain paradoxe puisqu’il semble trouver la sécurité et le bien-être d’un foyer uniquement au sein de la tourmente guerrière. On peut par ailleurs dans ce péremptoire « (…)refus[du]monde », observer une réaction qui s’apparente à celle d’Aurélien : les deux personnages dressent un véritable mur entre eux et un univers au sein duquel l’un pas plus que l’autre n’a sa place. Car, ainsi que Gilles l’analyse lui même :

‘« Il serait toujours étranger dans ce monde installé depuis toute éternité dans son aisance. » (G, p. 50)’

Frustré de cette aisance qui s’affiche dans le comportement de ceux qu’il rencontre à l’occasion de sa permission, Gilles la recherche désespérément dans un mode de vie constitué, fondé sur une extrême brutalité. Il semble trouver dans l’emploi de sa force physique contre autrui, un exutoire à cette sensation d’être en dehors du monde. Et il est probable que le sentiment de sa propre particularité s’accompagne de celui de sa propre inutilité, sentiment qu’il n’éprouve plus au sein de la vie au front. En effet, il y est récompensé pour ses vertus militaires par « (…)des brisques(…) », « (…)une croix(…)», et « (…)la fourragère d’un célèbre régiment de choc(…) » (G, p. 26) : autant d’insignes prouvant au « (…)regard des civils et des femmes(…) » qu’ « (…)il était un jeune militaire décoré ». (G, p. 32) Comme le soulignent Ducasse, Meyer et Perreux, pour les permissionnaires de guerre « un des attraits des récompenses est de pouvoir les montrer.  41 »

Surtout, ces décorations, son grade de sous-officier, protègent Gilles d’une prise de conscience déstabilisante qui s’empare de lui dès les premiers moments de sa permission, celle de n’être finalement qu’un oisif. L’activité guerrière offre à Gilles une réassurance, une manière de réhabilitation à ses propres yeux, adoucissant une crise identitaire toujours prête à se manifester.

Le retour parmi ceux dont la norme est constituée par le travail, un lien social pacifique, lui apparaît même comme une trahison :

‘« Gilles s’aperçut que le remords d’avoir quitté le front n’avait pas cessé de vivre au fond de lui. Que faisait-il ici ? Toute cette vie n’était que faiblesse et lâcheté, frivolité inepte. Il ne pouvait vivre que là-bas(…) » (G, p. 72)’

Pour lui, ‘« (…)la guerre constitue ainsi un pôle de fascination qui aimante la nostalgie et agit comme une promesse de salut individuel. ’ ‘ 42 ’ ‘»’

Suivant le même paradoxe, Gilles ne peut attribuer un sens à sa vie qu’au cœur même du lieu mortifère par excellence que représente le front. Par ailleurs les valeurs de discipline et d’autorité poussées à l’extrême et propres au fascisme qui séduira Gilles, ces valeurs posent clairement leur empreinte sur lui : une fois sorti de la mort et de la souffrance quotidiennes la vie lui est inconcevable. Et l’expérience constitutive et décisive de la virilité ne peut se faire à ses yeux que dans un « (..)royaume de troglodytes sanguinaires, ce royaume d’hommes » (G, p. 29), non dans un univers « (…)de paix, de jouissance, de facilité, de luxe(…)tout ce qu’il haïssait. » (G, p. 30) Dans son livre, Le robot-mâle, l’écrivain américainMarc Feigen Fasteau souligne :

‘« Cette capacité, voire cette affinité pour la violence qui affleure en chaque homme, passe pour être la base primordiale, indomptée, de la virilité. (…)notre conception de la virilité(…)fait de l’expérience extatique de la violence, un présupposé mythique de la dignité virile(…)cette conception amène les hommes à croire que la violence est la seule manière d’entrer en contact avec la part la plus vitale de leur être intérieur et d’y puiser de l’énergie.  43 » ’

Il est troublant de constater l’assimilation établie par Gilles entre les valeurs pacifistes et des notions impliquant une certaine médiocrité morale. L’existence paraît inutile et méprisable aussitôt qu’elle n’est plus vécue sur le mode d’une constante relation conflictuelle à autrui :

‘« On ne peut se dérober à la loi du combat qui est la loi de la vie(…)l’homme n’existe que dans le combat, l’homme ne vit que s’il risque la mort. » (G, p. 125)’

Vie et mort sont alors mêlées en une fusion d’une telle intensité paroxystique qu’elles en viennent à se confondre, ayant autant (ou aussi peu) de prix l’une que l’autre. C’est alors qu’il est sur le point de la perdre que l’existence de Gilles acquiert sa valeur plénière. On pourrait dans ce cas avancer l’hypothèse selon laquelle les conceptions de Gilles sur la vie en général et la virilité morale en particulier sont l’objet d’une sorte de perversion l’amenant à voir une norme établie dans une belligérance et un flirt avec la mort toujours recommencés. Il ne saurait donc être question pour lui de trouver sa place dans une société fondée sur des valeurs de paix et de tolérance.

Le rejet de la « faiblesse », de la « lâcheté », de la « frivolité », favorise chez Gilles une propension à voir dans les valeurs de force morale poussée à l’extrême la seule réponse possible à ce qu’il attend de la vie, et ainsi à refuser le moindre assouplissement de ces valeurs. Le culte de la force trouvant naturellement son expression dans l’activité guerrière, Gilles ne peut être que séduit par cette dernière.

Le pouvoir de séduction de la guerre sur Gilles est tel qu’elle en devient une expérience pour ainsi dire métaphysique et ontologique :

‘« A quelques instants, pendant la guerre, il avait senti la vie(…)comme un frémissement spirituel prêt à se détacher(…)Au-delà de l’agonie l’appelait
une vie intime. Il avait eu, dans les tranchées, des heures d’extase. » (G, p. 112) ’

Marc Feigen-Fasteau relève que dans Pour qui sonne le glas ? Hemingway donne à la guerre ce rôle de révélateur de sa propre identité au soldat comme l’indique ce passage :

‘« En tout cela(…)dans la poussière du plâtre écrasé et la panique soudaine d’un mur qui tombe, qui s’effondre dans l’éclair et le fracas d’un obus, tandis que tu dégages le canon, tu tires à l’écart ceux qui le servaient, gisant face contre terre, recouverts de débris et la tête abritée derrière le canon, tu le pointes à nouveau sur la route ; en tout cela tu as fait ce que tu devais faire, et tu savais que tu avais raison de le faire. Tu as connu l’extase de la bataille qui te guérit de la peur(…)C’est en ces jours-là…que tu éprouvais un orgueil profond, juste et généreux. » 44

Peut-être pourrait-on ajouter qu’elle est également vécue comme une expérience érotique d’après la connotation du terme « extase. » Le personnage dont nous étudierons l’immense difficulté à s’impliquer dans une relation charnelle au sein de certains de ses rapports amoureux, trouve donc dans l’éclatement maximal du conflit l’apport des sensations que l’amour avec certaines femmes lui refuse. Il trouverait aussi ce «(…) frémissement spirituel(…) » qui, nous le verrons, lui répugne s’il doit naître de l’union corporelle avec ces femmes. Et, sans doute faut-il relier cette jouissance au fait d’une part de simultanément risquer et défier la mort dans le combat, d’autre part d’avoir trouvé dans l’activité guerrière, activité mâle par excellence au début du siècle, la révélation de son identité virile, sinon de sa virilité, révélation qu’il ne connaît pas dans son rapport à la femme.

Enfin nous avançons l’hypothèse, dans la présence de ce terme « extase », d’une dissolution du personnage dans cette sensation d’extrême plaisir, comme si le personnage s’absentait à lui-même et en oubliait ainsi les blessures de son âme mais perdait du même coup la conscience de son individualité. En échappant à lui-même dans « l’extase », Gilles rejoint le néant.

Ainsi, tandis que les tranchées constituent pour Aurélien une source d’ «(…) inquiétude(…) » (A, p. 43), car, « dans ces tranchées muettes de Champagne(…)jamais rien n’arrive(…)  45 » Gilles les considère comme un lieu «(…) casanier(…) » (G, p. 152) : il faut rappeler à cet

égard avec Ducasse, Meyer et Perreux qu’« en somme, malgré son tragique quotidien, la guerre des tranchées avait rapidement pris l’aspect de ‘‘guerre-habitude’’(…)  46 »

De plus, l’incertitude qui y règne permet à Gilles une réflexion sur lui-même dont il aurait sans doute été incapable à l’arrière. Ne pouvant avoir conscience de lui-même dans une quelconque activité ou un quelconque lien social, c’est dans le danger de la mort imminente qu’il accède à la perception de lui-même en tant qu’être doté d’une âme. N’ayant pu, avant la guerre, connaître que la dimension matérielle, périssable de son être, Gilles, par la découverte de sa propre «(…) vie intime », découvre par là-même la possibilité de sa propre éternité spirituelle. Expérience de dépersonnalisation pour Aurélien, la guerre est pour Gilles l’occasion d’accéder à la pleine conscience de son appartenance au monde.

D’autre part, on peut remarquer que selon le paradoxe que l’on a déjà observé, c’est une vie tout entière fondée sur la violence infligée et subie qui inspire à Gilles «(…) extase(…) » et «(…) béatitude(…)»(G, p. 112), états psychiques à connotation en principe religieuse voire mystique, par conséquent rattachés à des valeurs fondamentalement pacifiques. (Gilles peut en cela rappeler l’Alain de Philippe Barrès qui, dès ses premières secondes de présence sur la zone du front, est « soulevé d’une curiosité religieuse  47 ».)

Dans Des hommes et du masculin, Marc Chabot observe qu’ ‘« au bout d’un fusil, il y a toujours un homme qui prend son manque à être pour de l’être. »’ 48

Gilles est alors logiquement à même de dénier toute valeur à un mode, à des conditions d’existence qui ne reposeraient pas sur les valeurs guerrières, devenues pour lui l’unique moyen d’exister.

Notes
7.

Raymond Radiguet, Le diable au corps, Paris, Grasset, collection « le livre de poche », 1971, p. 7-8

8.

Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 109-110

9.

Colette, La Fin de Chéri, Paris, J’ai Lu, 1960, p. 147

10.

Philippe Barrès, La guerre à vingt ans, Paris, Plon-Nourrit, 1924, p. 1

11.

Roger Garaudy, L’itinéraire d’Aragon, Paris, Gallimard, collection “vocations X”, 1961, p. 377

12.

Erich Maria Remarque, A l’Ouest rien de nouveau, Paris, Stock, 1971, p. 241-242

13.

ibid, p.144

14.

op. cit. p. 155

15.

André Ducasse, Jacques Meyer, Gabriel Perreux, Vie et mort des Français, 1914-1918, simple histoire de la grande guerre, Paris, Hachette, 1959, p. 467-468

16.

Antoine Prost, Les Anciens Combattants, 1914-1940, Paris, Gallimard/Julliard, collection “Archives”, 1977, p. 28

17.

Carine Trévisan, AURELIEN d’Aragon : un ‘‘ nouveau mal du siècle’’, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté n°611, diffusé par Les Belles Lettres, Paris, 1996, p. 233

18.

Il n’y a pas d’amour heureux

19.

A l’Ouest rien de nouveau, op. cit. p.34

20.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 41

21.

ibid, p. 23

22.

in Vie et mort des Français, 1914-1918, op. cit. p.468-469

23.

A l’Ouest rien de nouveau, op. cit. p.78

24.

ibid

25.

ibid

26.

ibid, p.24-25

27.

in Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit.p.27

28.

A l’Ouest rien de nouveau, op. cit. p.218-219

29.

in Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit. p. 13

30.

ibid, p. 17

31.

Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, Paris, Librairie Générale Française, collection « Le Livre de poche », 1983, p. 323

32.

Nathalie Piégay-Gros, L’esthétique d’Aragon, Paris, Sedes, 1997, p.128

33.

A l’Ouest rien de nouveau, op.cit.p.28

34.

in Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit. p. 27

35.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 540

36.

ibid, p. 544

37.

op. cit. p. 33

38.

ibid, p. 283

39.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 548

40.

Guy de Maupassant, Bel-Ami, Paris, Gallimard, collection “Folio”, 1990, p.29

41.

in Vie et mort des Français, 1914-1918, op. cit. p. 85

42.

Carine Trévisan, in AURELIEN d’Aragon: un “nouveau mal du siècle”, op. cit. p. 44

43.

Marc Feigen Fasteau, Le robot-mâle, Paris, Denoël/Gonthier, collection « Femme », 1980, p. 161

44.

ibid. p. 166

45.

La guerre à vingt ans, op. cit. p. 86

46.

in Vie et mort des Français, 1914-1918, op. cit. p. 82

47.

op. cit. p. 61

48.

Marc Chabot, in Des hommes et du masculin, Lyon, Presses universitaires de Lyon, co-écrit par le Centre de recherches et d’études anthropologiques(CREA) de l’Université Lumière Lyon 2, le Bulletin d’information des études féminines(BIEF)et le Ccntre d’Etudes Féminines de l’Université de Provence(CEFUP), 1992, p.188