b/Le marginal :

Ainsi donc, bien que trouvant une origine différente, l’impossible adaptation à la vie civile au retour de la guerre est commune à Aurélien et à Gilles. Mais le conflit ne saurait être considéré comme l’unique cause de cette impossibilité. Leur statut de jeune oisif participe sans doute

du processus faisant d’eux des personnages du désœuvrement, les inscrivant dans une inévitable marginalité qui leur interdit d’accéder à leur rôle social en tant qu’individu et en tant qu’homme. Or, si l’on en croit Marc Feigen Fasteau, ‘« l’éthique masculine reconnaît l’importance du travail. Le travail est en fait l’activité où les ‘‘ qualités masculines’’ devraient donner la pleine mesure d’elles-mêmes. C’est le terrain idéal pour l’homme adulte qui veut prouver sa virilité. ’ ‘ 49 ’ ‘(…)le travail apparaît aux hommes comme une occasion de perfectionner et de montrer les qualités que requiert l’amour-propre masculin(…) »’ 50

Concernant Aurélien, ainsi que le souligne cette phrase d’une ironie terrible :

« (…) il avait ce doux malheur de ne pas avoir à songer au lendemain. » (A, p. 42)

L’aisance financière constitue pour lui bien davantage un piège qu’un privilège. Par un mécanisme pervers, son argent précipite la désindividualisation progressive d’Aurélien qu’avait entamée la guerre, en le maintenant «(…) dans le provisoire, l’habitude du provisoire », dans «(…) l’au-jour-le-jour (…)» du «(….)temps de la guerre » (A, p. 29). Délivré a priori du souci sans cesse renouvelé pour d’autres de conserver la dignité de son existence, il aurait dû goûter davantage la douceur de sa liberté retrouvée, lui que la paix ne renvoie pas à une situation matérielle précaire.

Remarquons aussi que cette phrase insiste sur le fait que l’avenir d’Aurélien est comme forclos. En effet, l’ignorance de la difficulté matérielle semble signifier de manière métaphorique l’inexistence d’un devenir, d’un « lendemain » pour le personnage. Le texte condamne implicitement ce dernier à la stagnation temporelle, et par là-même on peut considérer qu’il y a là comme une forme de condamnation à mort puisque Aurélien est comme littéralement amputé d’un quelconque futur. En outre, toujours de manière implicite, il y a là comme une double interdiction pesant sur le personnage : non seulement celle de bénéficier d’un avenir mais également celle faite à son imagination, d’accéder à la représentation mentale de cet avenir, en n’ayant pas à y « (…)songer(…) » ; ainsi, l’imaginaire du personnage, la source même de sa qualité d’humain, est comme détruit, le piégeant dans une sorte d’éternel et infernal recommencement.

Chéri se heurte au même profond malaise qu’Aurélien, qui s’origine dans des motifs similaires. Ainsi déclare-t-il à son épouse pourvue, elle, d’un travail :

‘« Pour toi, c’est entendu, tu accomplis une mission sacrée. Mais pour moi ?… Tu serais forcée d’être tous les jours à l’Opéra(…)je n’y verrais pas de différence. Ca me laisserait tout aussi… tout aussi à part. Et ceux que j’appelle ton solde, eh bien, c’est des blessés, quoi. (…)Avec eux non plus je n’ai rien à faire. Avec eux aussi, je suis…à part.  51 »’

Il faut noter l’importance de cette formulation « à part » prononcée deux fois par Chéri, qui trahit le malaise du jeune homme incarnant à ses propres yeux non seulement son isolement mais surtout un doute, une instabilité identitaire, un positionnement social si peu défini qu’il en devient indéfinissable. Chéri exprime ici le profond et insurmontable désarroi de tous ceux qui, comme lui, comme Aurélien, sont si l’on peut dire des êtres intermédiaires, ni blessés de guerre ni morts à la guerre, sans non plus aucun rôle social dans la société civile. Hésitant, cherchant et ne trouvant aucun mot qui l’évoquerait précisément, qui lui tracerait des contours sociaux, Chéri ne semble trouver à se définir que comme une sorte de néant. On perçoit en outre chez lui une sorte de regret de n’être pas blessé, comme si la souffrance et l’amoindrissement physique étaient à ses yeux préférables car conférant cette définition identitaire qu’il recherche.

Il est intéressant de relever cette analyse à laquelle se livre Guy Corneau concernant les fils sans père, comme le sont le personnage d’Aragon et celui de Colette : pour eux, ‘« (…)le manque de structure interne entraînera une certaine mollesse, une absence de rigueur et, en général, des complications dans l’organisation de leur propre vie. (…)chez tous les fils sans père, on retrouve systématiquement une déficience sur le plan social, sexuel, moral ou cognitif ’ ‘ 52 ’ ‘»’

Ce qui aide à sauver des personnages comme Riquet, Edmond ou Desmond, l’ami de Chéri, du mal dont souffrent Aurélien ou Chéri, c’est la permanence d’une activité, d’une lutte, d’un objectif à accomplir et qui les empêche de s’abandonner à l’incessant désespoir morbide qui s’empare insidieusement d’Aurélien et de Chéri. En proie au plus complet désarroi, le premier reconnaît :

‘« Encore eût-il eu besoin de travailler pour vivre, la faim, la misère, auraient remplacé ses chefs, elles lui eussent dicté l’ordre de route nouveau(…) » (A, p. 42)’

(Il est d’ailleurs remarquable dans cette phrase que le vocabulaire employé : [chefs], [ordre de route], fasse référence au monde militaire, ce qui dénote sans doute l’impuissance du personnage à se défaire de l’emprise de ces huit années.)

Manquant du plus infime lien susceptible de le relier à sa nouvelle existence, sans le secours d’un intérêt pour quoi que ce soit, comment Aurélien échapperait-il à cette pernicieuse mélancolie qui gouverne ses journées, implacablement, l’une après l’autre ?

Témoin de la plongée d’autres hommes de son âge au cœur de l’effervescence d’une vie sociale à l’activité continuelle, Aurélien, lui aussi homme dans la force de l’âge, est contraint de demeurer en retrait parce qu’ «(…)il ne savait pas vouloir. » (A, p. 42) Il est en effet affecté d’une incoercible tendance à la nonchalance incompatible avec les exigences d’une quelconque tâche :

‘« Aurélien connaissait en lui ce défaut, ce trait de caractère au moins, qui faisait qu’il n’achevait rien, ni une pensée, ni une aventure(…)Les volontés les mieux formées, les décisions échouaient là- devant(…) » (A, p. 81)’

Il nous semble que le texte évoque le ressassement qui semble dominer, gouverner le chemin d’Aurélien, condamné par une sorte de malédiction intime, ontologique, à sans cesse se mouvoir dans l’impossibilité d’un devenir et dans l’obligation de demeurer identique à lui-même. Il n’est sans doute pas anodin à cet égard que le narrateur parle de l’ « échec » de ses tentatives d’entreprendre, comme s’il plaçait d’emblée son personnage sous le signe de l’échec.

En Chéri, est ancrée la même propension liée à ce même passé de désœuvré fortuné, comme on le voit dans ce dialogue avec Desmond :

‘«_ (…)l’argent… ne m’intéresse pas …ne m’intéresse plus. (…)
_Un moment à passer. Tout le monde se sent un peu décollé. On ne se reconnaît plus. Le travail est un merveilleux moyen de recouvrer l’équilibre(…)
_Je sais, interrompit Chéri. Tu vas me dire que je manque d’occupations.
_C’est que tu le veux bien, railla Desmond condescendant. (…)C’est aussi affaire d’éducation. Evidemment, aux côtés de Léa, tu n’as pas appris la vie. Le maniement des choses et des gens te manque. (…)Tu n’as qu’a t’y remettre à l’argent(…)
_Oui, acquiesca Chéri, les yeux vagues. Oui, bien sûr. J’attends seulement.
_Tu attends quoi ?
_J’attends(…)une occasion meilleure(…)un prétexte(…)à reprendre en main tout ce que la guerre m’a ôté pendant longtemps…  53 »’

Il est frappant de constater qu’Aurélien et Chéri cristallisent un fait de société souligné par Antoine Prost dans Les Anciens Combattants ; il s’agit de ‘« (…)l’immense attrait de la condition du rentier qui vit ‘‘noblement’’, sans rien faire, et la valorisation du loisir, cultivé, élégant, ou simplement amical et familial. Les promesses des grandes entreprises sont des mirages trompeurs, et la volonté de puissance mène à l’échec. Mieux vaut se contenter de ce dont on dispose. (…)Chez les combattants, il reste de la guerre une grande fatigue, une immense lassitude. Ils sont usés. Ils aspirent profondément à savourer leur vie en paix, comme une récompense bien méritée. (…)En renforçant le désir de quiétude, l’attrait des joies quotidiennes dans la monotonie d’une existence limitée à la famille et aux amis, la guerre de 1914 a consolidé une société de petits retraités, de petits paysans et de petits bourgeois. Elle a achevé de faire de la France une société de rentiers. ’ ‘ 54 ’ ‘»’

D’autre part, l’ « attente » de Chéri, le regard « vague » porté par lui sur un futur invisible situent le personnage dans un rapport à la temporalité identique à celui d’Aurélien : il n’a aucun repère temporel dans la mesure où pour lui aussi le temps n’est qu’attente, pour lui aussi l’expérience de la temporalité est infléchie non seulement par un avant et un après la guerre mais aussi par cette vacance d’être, due peut-être essentiellement à l’argent jamais gagné. Le personnage de Colette(dont Aragon n’a jamais caché qu’il était un des principaux pilotis d’Aurélien)ce personnage, à l’instar d’Aurélien, évolue dans une sorte d’unicité temporelle, comme si les instants vécus n’en formaient qu’un seul, préambule à l’éternité post-mortem.

Révélant une sorte de paralysie morale et intellectuelle mi-revendiquée, mi-subie, faite tout à la fois d’indécision, de paresse, d’un goût prononcé pour la provocation, Aurélien est poussé hors de la vie, hors de sa vie. Ses études de droit, il ne les reprend que par « pure concession à l’opinion publique(…)Il n’avait pas l’intention d’y user ses fonds de culotte. » (A, p. 43) Plus tard «(…)le stage qu’il faisait chez Maître Bergette n’avait jamais eu de sérieux. ».(A, p. 43) L’avocat cerne d’ailleurs Aurélien comme «(…) un amateur (…)irrégulier. On ne pouvait compter sur sa présence(….) » (A, p. 43)

Et bien que le personnage admette volontiers :

‘« Si je devais gagner ma vie(…)Il y aurait toute espèce de travaux que j’envisagerais(…)comme(…)un devoir d’homme(…)Des travaux qui méritent leur nom… » (A, p. 193),’

lorsque sa sœur lui enjoint de travailler pour l’entreprise familiale :

‘« Dire que vous appelez ça travailler ! J’aimerais mieux me couper la main droite… », lâche-t-il. (A, p. 194)’

Comme Chéri, Aurélien ne semble pas vouloir travailler ; lorsque sa sœur lui en demande la raison, il se réfugie derrière une pathétique défense:

‘« Tout demandait trop d’explications. » (A, p. 193)’

Là encore il est comparable au personnage de Colette qui fait preuve de la même résistance au travail dans cette scène avec sa mère :

‘_« Je ne te propose pas de travailler…risqua-t-elle avec pudeur.
Chéri chassa d’un tour d’épaules la suggestion importune :
_Travailler, répéta-t-il…Travailler, ça veut dire fréquenter des types…on ne travaille pas seul(…)  55 »’

Le texte révèle ici une misanthropie commune à Chéri et à Aurélien (qui, on l’a vu, fuit la moindre occasion de rencontre avec autrui) ; misanthropie paradoxale si l’on songe qu’il s’agit de deux mondains mais logique si l’on songe qu’il s’agit aussi de deux rescapés du front. Dans Vie et mort des français, on peut lire au sujet de l’ancien combattant :

‘« ‘‘Petites querelles’’, ‘‘petits espoirs et soucis’’, ‘‘ petites joies ou misères’’, il ne comprenait plus rien, il ne voulait plus comprendre. (…)Ayant retrouvé leur vie parmi les hommes, ils se heurtèrent du même coup à tous les défauts des hommes, avec leurs mesquineries, leurs bassesses, leurs divisions.  56 »’

Les deux personnages voient donc influencé également leur rapport à l’autre, dans une sorte d’implicite crainte de l’autre, comme si pour eux désormais tout contact avec l’autre signifiait une virtuelle mise en danger de soi. Leur catégorique refus de travailler ne procèderait alors pas seulement d’une insurmontable paresse.

Mais, en particulier chez Aurélien, on peut parler de dilettantisme dans la mesure où le personnage ne feint une activité que pour pouvoir se constituer « (…)une façade, l’air de faire quelque chose… » (A, p. 194), et refuse de la poursuivre aussitôt qu’il en a «(…)épuisé

les possibilités. » (A, p. 43). Il ne semble mû que par l’unique souci de pénétrer dans un système social afin de rompre avec la vacuité de sa vie, dont il prend cruellement conscience lorsque Bérénice entre puis sort de cette vie :

‘_ « Soudain, il eut le sentiment de sa vie continuant comme par le passé, sans Bérénice, le cœur vide, le temps perdu… » (A, p. 233)

_ « Le néant de sa vie lui apparut, et il se demanda pourquoi il se levait tous les jours. » (A, p. 233)

_ « Ah, aujourd’hui il avait à faire. Il était occupé jusqu’au fond du cœur. » (A, p. 237)

_ « (…)il n’avait jamais travaillé, rien de plus ne lui était demandé pour solde de l’échec, après comme avant il n’avait que son désert. (…) Le vide de sa vie lui apparaissait à chaque minute monstrueux. Quoi, fallait-il qu’il se distinguât des autres hommes par une chance aussi misérable, aussi médiocre et l’accepter. » (A, p. 573)’

Il faut noter ici que dans Les beaux quartiers, Edmond est victime de la même prise de conscience, lorsqu’il tombe amoureux de Carlotta :

‘« L’ombre de Carlotta(…)était l’occasion pour Edmond de négliger, de rejeter tout ce à quoi il avait préalablement tenu. Elle lui faisait mieux que tout sentir la médiocrité de sa vie(…) » 57

Le texte permet au lecteur de vérifier une certaine récurrence dans le traitement de l’amour opéré par Aragon dans ces deux romans et à travers deux personnages a priori différents que sont Edmond et Aurélien : l’amour apparaît comme une coupure, ne s’inscrivant pas dans la continuité d’un destin, ne le modifiant pas mais l’interrompant, poussant les personnages à établir un avant et un après dans leur vécu et à «(…) négliger (…)», «(…) rejeter(…) » ce dernier. D’autre part, il est troublant de constater que pour l’un comme pour l’autre, le sentiment amoureux constitue un prétexte, une «(…) occasion(…) » de rompre en quelque sorte avec eux-mêmes, avec cette part de soi que chacun ressent comme «(…) médiocre(…) » L’amour est donc pour eux une opportunité plutôt qu’un élan. Aurélien et Edmond semblent placer leurs espoirs d’un renouveau intime, dans l’autre plutôt que dans leurs propres forces.

D’autre part, dans La Fin de Chéri, ce dernier est, comme Aurélien, confronté aux «(…) autres hommes(…) », ceux qui travaillent, à travers Desmond ; toutefois cela ne lui inspire pas l’orgueilleuse révolte d’Aurélien mais plutôt un vif sentiment d’envie :

‘_ « Desmond, vivant et perdu pour lui lui inspirait(…) le respect jaloux dû à l’homme pourvu d’une ‘‘situation.’’ 58 »

_ « Chéri regardait profondément celui qui attendait et recevait, de chaque journée, sa manne. ‘‘ Et moi ?’’ pensa-t-il tout bas, frustré…  59 »

_« Il réfléchissait maintenant, en proie à l’oisiveté, si légère avant la guerre, si variée, sonore comme une coupe vide et sans fêlure.  60 »’

Chez Aragon, Aurélien est incapable d’assumer une activité effective. Il semble évident que sa situation peut découler de la guerre :

‘« Son oisiveté se nourrissait d’une inquiétude assez semblable à celle qu’il avait connue dans les longs loisirs des tranchées. Celle-ci, sans doute, avait ouvert les voies de celle-là, rendu en lui naturelle cette attente sans objet, cette absence de perspectives. » (A, p. 43)’

Toutefois, doit-il n’en accuser que la guerre ? Rien n’est moins certain si l’on se souvient de ce « (…)trait de caractère(…)qui faisait qu’il n’achevait rien(…) » et probablement constitutif de sa personnalité dès avant la guerre. Il apparaît alors qu’Aurélien s’applique bel et bien à conduire une vie marquée par le dilettantisme et l’errance. A cet égard, peut-être convient-il de rappeler ce « (…)vers de Racine (…)qui l’avait hanté pendant la guerre(…)qui l’avait obsédé, qui l’obsédait encore » (A, p. 27-28), un vers qui « (…)revenait et revenait. » (A, p. 28) :

‘« Je demeurais longtemps errant dans Césarée… »’

Tout se passe comme si cette hantise qu’Aurélien «(…) ne s’expliquait pas » (A, p. 28) s’originait dans une correspondance entre l’état psychique exprimé dans cette lamentation et

celui d’Aurélien, comme s’il s’agissait d’une prescience de ce dernier sur son propre désœuvrement.

La scène de la piscine permet également de vérifier combien les liens sociaux d’Aurélien apparaissent distendus. Tout d’abord, le jeune homme remarque qu’il est le seul élément de la bourgeoisie parmi «(…) la jeunesse du quartier sortant des ateliers, des usines. » (A, p. 180) Puis survient la rencontre avec le personnage de Riquet ; face à cet « ajusteur-monteur » qui « travaillait déjà à douze ans » (A, p. 184), qui est «(…) claqué en sortant de l’usine » (A, p. 185), Aurélien « (…)ne peut pas dire qu’il ne fout rien, qu’il une voiture à la porte, ce serait la malédiction qui lui retomberait dessus. » (A, p. 184). Enfin, dès l’instant où Riquet comprend qu’Aurélien est un bourgeois, la «(…)camaraderie que donne le même effort partagé, la compétition. » (A, p. 184)disparaît brutalement, laissant Aurélien retomber à son isolement affectif, à cette «(…) malédiction(…) », le laissant aussi en butte à l’incompréhension de celui qui est immergé pleinement dans ce qui lui apparaît comme la vie normale :

‘« Mais alors explique un peu…Tu ne fais rien, rien du tout toute la journée ? …Vrai ? … Alors à quoi tu passes ton temps ? Moi, je ne pourrais pas. J’ai été chômeur…Il faut de la santé pour être chômeur toute la vie… » (A, p. 186 )’

Après cette scène pour Aurélien «(…) tout est traversé d’une lueur blessante, un remords »et le personnage «(…) se sent tout à fait mal à l’aise. » (A, p. 187) On peut alors penser qu’il n’est pas uniquement question pour lui du « remords » de sa vie privilégiée mais aussi du sentiment aigu de se situer dans une sorte d’étrangeté sociale et que va raviver sa sœur quelques instants plus tard :

‘« (…)c’est anormal de vivre comme tu vis, un homme solide, bien portant(…)qui ne fait que flâner…Tout le monde travaille(…)à quoi passes-tu tes journées ? Il faut bien travailler… » (A, p. 193)’

Le même sentiment revient le hanter à l’épilogue, une hantise qui prend la forme d’un bilan :

‘« Que ma vie est pâle derrière moi ! Rien ne s’y est inscrit qui en valût la peine. Est-ce ainsi pour tout le monde ? Il doit y avoir des destins chargés de soleil(…)Pourquoi pas moi ? Pourquoi cette fuite en quête de rien, cette longue fausse manœuvre, ma vie ? »(A, p. 681)’

Il est à noter dans ces deux termes, « (…)lueur(…) » et «(…) soleil(…) », un sème de lumière, d’illumination qui, comme une « blessure », semble montrer au personnage du négatif qu’est Aurélien, la vie, l’espoir, l’aptitude au bonheur, tout ce qu’il n’est pas, tout ce qu’il

n’atteindra jamais parce qu’il ne le comprend pas, lui dont on verra qu’il semble incarner l’ombre, lui dont l’univers est si «(…) pâle(…) ».

……………………………………………………………………

La situation de Gilles offre certaines similitudes avec celles d’Aurélien. N’ayant pas le désir de travailler et ne trouvant de sens à sa vie qu’au sein de la vie militaire et dans un mode de vie belliqueux, Gilles ne sait pas plus qu’Aurélien s’accorder avec son entourage. Comme Aurélien, il est affligé d’une certaine tendance à la nonchalance :

‘« Il savait qu’aux yeux de Myriam, l’argent qu’elle lui apportait, c’était la facilité de travailler à sa guise. Elle ne savait pas ce que serait ce travail. Le savait-il ? S’il se livrait à son penchant naturel, il n’imaginait pas des actes ou des œuvres contrôlables par le succès ; il sentait en lui un penchant infini à l’immobilité, à la contemplation, au silence. » (G, p. 110)’

L’attitude de Gilles est ici sensiblement différente de celle d’Aurélien puisqu’elle est dictée par ce que l’on pourrait qualifier de disposition à l’extase mystique ; néanmoins la conséquence est identique : Gilles est à l’écart des autres. Car :

‘« Pouvait-on appeler ça : travail ? Certes non, dans le langage ordinaire des hommes. Ils veulent des manifestations qui tombent sous le sens. » (G, p. 110) ’

Incapable apparemment d’engager sa pensée, sa réflexion dans un investissement physique, le personnage est de son propre aveu un penseur plutôt qu’un actif :

‘«(…)il(…)se contenterait de contempler, de méditer(…)Il écouterait, il regarderait les hommes. Il était leur témoin le plus actuel et le plus inactuel, le plus présent et le plus absent. » (G, p.111) ’

Il est à remarquer ici qu’alors que les préoccupations mystiques et la curiosité d’autrui demeurent totalement étrangères à Aurélien, Gilles s’improvise l’observateur attentif de toute cette humanité pleinement vivante dont il a pourtant conscience d’être «(…) absent(…)» ; dès lors son intérêt pour autrui est faussé puisque s’inscrivant dans une dimension plus nettement sociologique, scientifique, aride, distante que dans une dimension humaine, aimante.

D’autre part sans doute peut-on voir dans cette certitude une des causes de son regret si prégnant de la guerre : le décalage entre lui et la société de l’arrière est trop important pour qu’il puisse s’y construire et s’y définir :

‘« Il ne voyait plus partout que cruautés, menaces, inexorables condamnations. » (G, p. 49)’

A l’évidence, Gilles se sent en inadéquation avec le monde, sensation qui là encore le rapproche d’Aurélien ; à cet égard, il est frappant de constater que les deux personnages sont

des êtres de la nuit, dont on a vu qu’elle participe d’un processus de marginalisation sociale. Et, c’est plus particulièrement la nuit que chacun, à sa manière, mesure son isolement :

‘_ « C’était le vice d’Aurélien que d’être noctambule. Il aimait à traîner dans ces lieux de lumière où la vie ne s’éteint pas, quand les autres sont endormis. » (A, p. 84 )

_ « Gilles n’était pas devenu mondain. Il avait un besoin impérieux de garder beaucoup de soirées libres, car il ne jouissait de sa solitude que le soir, dans un contraste poignant, quand les hommes et les femmes se réunissent. La nuit était la couleur de sa solitude. » (G, p. 294)’

Et, plus lucidement qu’Aurélien, Gilles analyse son désert social :

‘« (…)il s’efforçait de lui prouver qu’il avait une vie pareille aux autres. Et naturellement l’exhibition était assez lamentable. Il ne pouvait lui montrer un monde choisi mais un monde reçu du hasard et supporté pour le moins par distraction. » (G, p. 315-316)’

Ce vide est également celui d’Alain, héros du Feu follet :

‘_« Par sécheresse de cœur et par ironie, il s’était interdit de nourrir des idées sur le monde. (…)Aussi, faute d’être soutenu par des idées, le monde était si inconsistant qu’il ne lui offrait aucun appui. » 61

_« Il se tenait là debout(…)sans aucune ressource, ni en dedans, ni en dehors de lui. » 62

En effet, cherchant désespérément à asseoir une identité pour le moins flottante, Gilles, en dépit de ses efforts, ne parvient pas à s’inscrire dans un projet de vie qui l’établirait dans la même réalité qu’autrui :

‘« Il avait adoré la lecture, maintenant il la rejetait un peu comme une drogue qui absorbe tous les charmes de la vie(…)Il n’ignorait pas que sa conduite se cherchait à travers le désordre des tâtonnements. Quand il avait commencé à écrire(…)il avait été étonné. Il avait tenté de considérer ce geste fortuit comme un aboutissement, d’en faire un achèvement. Mais il avait secoué la

tête, méfiant. Quand il avait relu, au bout de quelque temps, ce qu’il avait écrit, il n’y avait pas trouvé cette contraction essentielle qui fait la poésie, seule vraie littérature. » (G, p. 111)’

Ces deux figures romanesques créées par Drieu semblent par instants n’en former qu’une seule, non seulement en raison de leur manière de traverser leur existence comme si elle n’avait aucun prix, mais aussi et peut-être surtout par le négatif dont est frappée cette existence. Que ce soit Gilles ou Alain, tous deux se positionnent face à eux-mêmes dans une sorte de philosophie de la fatalité, du désespoir et du malheur. Ce qui frappe particulièrement demeure le fait que le cheminement existentiel des deux personnages soit gouverné par une totale absence de causalité, comme si chacun était, si l’on peut dire, déterminé par une fondamentale indétermination ; le vocabulaire employé en témoigne : « monde reçu du hasard  » ; « distraction » ; « inconsistant » ; « drogue » ; « désordre » ; « tâtonnements » : la vie de chacun n’est qu’une longue et perpétuelle hésitation (pouvant faire écho à l’errance d’Aurélien) ; rien n’y apparaît réel, tangible, tout n’y est que fuite, stérilité, néant. Là encore on pourrait parler de dépersonnalisation, plus ou moins subie, d’une sorte de cécité psychique des deux personnages dont l’avancée dans l’existence paraît totalement démotivée. Il pourrait s’agir d’une sorte de dilution de Gilles et d’Alain, de l’effacement progressif de leur intériorité (sans doute la comparaison entre lecture et drogue souligne-t-elle la propension de Gilles à s’extraire de lui-même : métaphore intéressante si l’on songe que l’auteur de Gilles narre dans Le feu follet l’enfer d’Alain victime d’une dépendance toxicomane.) L’image principale qui se dégage de chacun d’eux est celle de deux vies aux prises avec une incommensurable sensation de vertige. Le manque de repères temporels précédemment évoqué dans le cas d’Aurélien et de Chéri serait, à tout le moins pour Gilles, à relier à cette irrémédiable absence de causalité ; la carence de perspectives et de buts conduit le personnage à une sensation de non-être qui se traduit dans le texte par ce vocabulaire exprimant le vertige.

Gilles n’est donc pas seulement un personnage du désœuvrement, il est aussi un personnage du déséquilibre et du désarroi, semblant souhaiter le chaos mondial comme pour répondre à son chaos intérieur.

Par ailleurs, Gilles est, comme Aurélien, une figure du dilettantisme, ce qui est aussi le cas d’Alain qui affirme :

‘« J’ai songé à deux ou trois choses à la fois, je n’ai rien désiré. » 63

Contraint par la séparation d’avec l’univers guerrier de réfléchir par lui-même et sur lui-même, Gilles ne peut avoir d’autre choix que de voir et admettre ses propres faiblesses et insuffisances :

‘« (…)il remarqua que sa vie de parvenu commençait à se réduire à des habitudes, des bars, les filles, un luxe vestimentaire qui en se raffinant se limitait ; il lui sembla qu’il ne faisait que rendre des politesses à une idée(…)il reconnut qu’il ne jouissait même plus de son cynisme. » (G, p. 173)’

Avec clairvoyance, Gilles dresse de sa propre existence un bilan désabusé puisqu’elle se situe pour lui dans une dimension « réduite », « limitée », lui renvoyant ainsi un portrait de lui-même également diminué.

D’autre part, Gilles accentue en lui le sentiment de sa propre différence en refusant comme Alain, de gagner sa vie :

‘_« Etait-ce le fait de la guerre, l’idée de gagner de l’argent ne lui venait jamais. » (G, p. 228)

_« Alain(…)ne pensait qu’à l’argent. Il en était séparé par un abîme à peu près infranchissable que creusaient sa paresse, sa volonté secrète et à peu près immuable de ne jamais le chercher par le travail. » 64

On peut à cet égard songer que tirer des revenus d’une quelconque activité offrirait à Gilles l’occasion d’une stabilité sociale qui entrerait alors en inadéquation avec son instabilité morale et ne ferait que dévoiler plus nettement cette dernière.

Mais surtout, à la différence d’Aurélien qui vit de ses rentes, Gilles (comme Alain) vit essentiellement de l’argent des femmes avec lesquelles il se lie :

‘_ « Pour lui, il n’y avait que cette alternative : Myriam ou la pauvreté. » (G, p. 228)

_ « Elle divorcerait, elle serait à lui(…)Derrière la joie aussitôt excessive, d’autres sentiments anciens se précipitèrent pêle-mêle pour rentrer en lui(…)Dora avait, curieux hasard, de l’argent. » (G, p. 285)

_ « Berthe Santon(…)avait épousé un des deux ou trois Grecs les plus riches du monde. » (G, p. 582)’

La relation de Gilles à sa propre marginalité remet d’autant plus en cause son rôle et sa place en tant qu’homme dans la société, que ses moyens de subsistance lui sont assurés par les femmes riches, qui, d’une certaine manière, disposent de lui. Gilles se sent alors aussi désorienté qu’Aurélien par rapport aux hommes de son âge mais il doit en plus se voir comme ce qu’il est, ni plus ni moins qu’un homme entretenu, et particulièrement marginalisé dans cette société des années vingt ; la place de la femme s’y est considérablement développée « grâce » à la guerre mais les valeurs en sont encore très normatives : un homme qui vit grâce à l’argent d’une femme est comme dévirilisé aux yeux du monde.

Ainsi, que ce soit par l’emprise morale que la guerre exerce sur eux où par un désintérêt rédhibitoire pour un mode d’existence obéissant à des codes sociaux auxquels ils ne répondent pas, le personnage d’Aragon et celui de Drieu sont confrontés à l’immense difficulté que constitue la recherche de leur identité. Il ne s’agit pas seulement de leur identité humaine qui leur révèlerait une subjectivité, mais aussi de leur identité masculine, particulièrement fragilisée dans une époque bouleversée par la perte de divers repères sociaux. Ayant sous les yeux, malgré ce bouleversement, le prototype de ce que doit être et ne pas être un homme, Aurélien et Gilles cherchent en vain à définir leur virilité morale indépendamment de ce prototype. La tâche leur est rendue d’autant plus ardue par leurs rapports avec les femmes, au sein desquels ils ne répondent pas non plus à un schéma social normatif.

Notes
49.

in Le robot-mâle, op.cit. p. 132

50.

ibid, p.134

51.

Colette, La Fin de Chéri, op. cit. p. 17

52.

Guy Corneau, Père manquant, fils manqué, Paris, Les Editions de l’Homme, Québec, 1989, p. 25-26

53.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 30-31-32

54.

op. cit. p. 38-39

55.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 72-73

56.

op. cit. p. 468-469

57.

Les beaux quartiers, Paris, Denoël, collection « Folio », 2000, p.377

58.

op. cit. p.23-24

59.

ibid, p. 36

60.

ibid, p. 43

61.

Pierre Drieu la Rochelle, Le feu follet, Paris, Gallimard, collection « Folio », 2000, p. 33

62.

ibid, p. 35

63.

ibid, p. 82

64.

ibid, p. 36