B/ L’homme dans le couple :

a/ Inversion des codes sexués :

Il est frappant de constater combien au sein de la relation amoureuse Aurélien et Gilles occupent un statut particulier. Il apparaît en premier lieu que par rapport aux femmes, ils se situent dans un système inversé de la fragilité remettant en question l’opposition traditionnelle des pôles masculin /féminin.

Aurélien est un personnage entouré de femmes entreprenantes, incarnant de tout leur être une féminité triomphante. Qu’il s’agisse de Mary, empesée «(…) dans une robe d’or(…) », exprimant une «(…) autorité(…) », arborant une «(…) gorge tendue(…) » (A, p. 56), de Rose décrite telle un « cyclone(…) » (A, p. 69), de Diane «(…)pleine et(…)mûre(…)» qui «(…) est ce qu’il y a de plus cher et de plus insolent à Paris. » (A, p. 343), toutes sont étincelantes, excessivement matérielles, étroitement rattachées au monde et à ses biens. Toutes jouissent d’une considérable fortune personnelle, sont particulièrement aptes à nouer et dénouer d’innombrables intrigues financières et amoureuses. Par conséquent, elles bénéficient d’une indépendance rare pour les femmes de l’époque, qui leur a forgé une personnalité marquée, renforcée par les conséquences historiques qui ont mis les femmes à la place des hommes. Chéri fait les frais de cette situation qu’il n’accepte pas :

‘_ « (…)ma fortune, eh bien, (…)ma femme s’en occupe. (…)Alors, je me demande, n’est -ce pas, comment intervenir…Qu’est-ce que je fiche dans tout ça ? Quand je veux m’en mêler, elles me disent(…) ‘‘Repose-toi. Tu es un guerrier.’’  65 »
_ « Elles sont commerçantes que ç’en est à vous dégoûter du commerce. Elles sont travailleuses à vous faire prendre le travail en abomination…  66 »’

Ducasse, Meyer et Perreux notent ainsi :

‘« L’incertitude des temps, les séparations forcées, les pertes de situations, la menace de la mort ont entraîné, avec une soif immodérée de jouissance, un glissement de la moralité générale. L’émancipation de la femme, le rôle nouveau et indépendant que les circonstances lui ont assigné ont parfois transformé ce glissement en chute accélérée. Appelée à exercer les fonctions de l’homme et à en assumer les responsabilités, pourquoi ne les endosserait-elle pas toutes, les bonnes comme les mauvaises ? Pourquoi ne revendiquerait-elle pas les prérogatives masculines traditionnelles, jusque dans le domaine sentimental ?  67 »’

Et ils ajoutent plus loin :

‘« Les progrès que la guerre a, d’un seul bond, fait faire aux techniques de toutes sortes(…)a augmenté encore l’indépendance du ‘‘ sexe faible’’, dont
l’appoint se révélait nécessaire pour remplacer la main-d’œuvre masculine disparue et dont les mœurs se sont considérablement transformées. Les jupes courtes, plus pratiques pour le travail ? Les cheveux courts ? L’allure décidée ? Voilà la suite normale de cette substitution de la femme à l’homme, de cette ‘‘singerie du mâle.’’  68 »’

Dans Aurélien, Mary, Rose ou Diane, ayant en commun une indéniable présence et l’art de l’imposer, certaines de leur empire sur les hommes, cristallisent naturellement un contraste avec le personnage, qui, lui, développe une certaine sensibilité féminine :

‘« On peut dire de certaines femmes qu’elles s’étaient envoyé Aurélien(…)C’était même un sentiment qu’il avait souvent donné à ses maîtresses que c’était lui qui était la fille dans leur aventure. Elles en étaient toutes ébranlées, surtout en raison de son physique à lui, si peu mièvre. » (A, p. 49-50)’

Tout se passe comme si Aurélien figurait une sorte de proie idéale, bouleversant la coutume en ce domaine, et se laissait séduire par les femmes. A cet égard, peut être la fixation de son esprit aux «(…) Dianes chasseresses(…) » (A, p. 31) de l’incipit n’est-elle pas anodine ; peut-être signale-t-elle son attachement à un type de femme dominatrice, représenté ici par une des figures mythologiques les moins représentatives de la féminité. Ce rapport mêlant la séduction et la prédation, qui fait de la femme le chasseur et l’homme sa proie est celui qui unit particulièrement Aurélien à Mary qui le poursuit de ses assiduités :

‘« Mme de Perceval eut l’œil du chasseur sur le gibier qui vient de faire un bond (…) » (A, p. 58 )’

Mais Mary n’est pas seule à apparaître sous un jour conquérant et belliqueux. Le personnage de Rose comporte également des traits psychologiques pouvant la définir comme une femme masculine tant elle est loin des clichés voulant qu’une « vraie » femme soit soumise, effacée et passive (type de femme incarné dans la majeure partie du roman par Blanchette Barbentane). Rose (qui d’ailleurs porte des« (…)cheveux de garçon fou(…) » (A, p. 70)) est animée du même instinct de chasseur que Mary si l’on en croit ce souhait a priori anodin, qu’elle exprime au cours d’un repas :

« J’ai envie de gibier (…) une envie sauvage … » (A, p. 359 )

Un instinct similaire est perceptible dans le sourire de Diane de Nettencourt, sourire que l’on pourrait qualifier de carnassier puisqu’elle «(…)sourit de toutes ses dents(…) », dans ses « (…)bijoux rouges, qui saignent à ses poignets, à son cou, sur son cœur(…) » (A, p. 343) telles des dépouilles qu’elle porterait en trophées, ainsi que dans le manteau de fourrure, véritable dépouille, cette fois sans aucun caractère métaphorique, qu’elle porte à l’inauguration de l’institut Melrose ; enfin, surtout peut-être dans le costume de Diane chasseresse qu’elleporte lors du bal masqué du duc de Valmondois, accompagnée de ses«(…) deux lévriers roux(…) » (A, p. 558), le personnage se faisant ainsi l’incarnation de la hantise (du fantasme ?) d’Aurélien présente dans l’incipit.

Quel autre instinct pourrait davantage illustrer la masculinité caractérisant Mary, Rose et Diane, que cet instinct de prédateur qui constitue depuis la nuit des temps l’apanage de l’homme ?

Ceci amène à constater non seulement que la relation d’Aurélien aux femmes est fondée sur le mode de l’inversion des codes sexués, mais que ces trois femmes renvoient l’image d’une masculinité impérieuse, agressive voire dangereuse, puisqu’il s’agit de transformer la séduction en une chasse dont le but vise en toute logique à l’annihilation de l’autre. Attitude qui va au-delà d’une tendance à l’autorité où à la domination et qui n’en est probablement que plus susceptible de renvoyer à Aurélien une image bien peu rassurante et probante de sa propre identité sexuelle.

Le cercle mondain qu’il fréquente est donc propice à mettre à mal la conscience de sa virilité déjà passablement affaiblie par la guerre. Et la situation ne saurait changer lorsque des femmes comme Mary agissent bel et bien comme si elles étaient l’homme face à Aurélien « devenu » femme :

‘« Elle lui faisait la cour… » (A, p. 75 )’

Ce comportement est aussi celui d’Edmée vis-à-vis de Chéri :

‘« (…)elle contemplait Chéri, jalouse, sage, rassurée comme un amant qui convoite une vierge inaccessible à tous.  69 »’

Il est frappant de constater non seulement l’ambiguïté inhérente à la redéfinition des rôles sexuels mais également le fait que, mettant en scène des personnages féminins assumant, on l’a dit, une identité de mâle envahissant, offensif ou violent, Aragon et Colette dévoilent ici une conception apparemment commune de la virilité, qui n’intègre ni ne conçoit que cette notion puisse s’accorder avec celles de douceur, de tendresse ou de respect. En effet, l’attitude d’Edmée, brutale et possessive, celle de Mary, intrusive ou celle de Diane et de Rose, belliqueuse, contribuent à donner de l’homme, de la virilité, une image non seulement caricaturale mais indubitablement péjorative. Masculinisés, ces personnages féminins incarnent le versant négatif du masculin, comme la quintessence de ses travers. Choisissant de leur attribuer une personnalité et des attitudes les rapprochant du comportement masculin, Aragon et Colette ne s’éloignent pas des clichés mais les renversent. Car face à elles, Chéri apparaît si ce n’est soumis du moins inerte, tout comme Aurélien dont on verra la très nette inclination à l’attentisme et l’inaction dans son rapport aux femmes ; ainsi, féminisés, Aurélien et Chéri, eux aussi s’inscrivent dans une vision caricaturale de la féminité.

Enfin, nous pouvons observer que cette redéfinition des rapports amoureux hommes/femmes s’ordonne sur un mode conflictuel ; on assiste alors à une dramatisation du sentiment amoureux incarné par des personnages systématiquement antagonistes. Le personnage de Chéri et celui d’Aurélien, si proches à bien des égards, se ressemblent encore dans leur manière, toujours complexe, toujours problématique, toujours douloureuse de vivre l’amour.

Dès lors, dans Aurélien, comment celui-ci serait-il à même de prendre la place que la tradition lui assigne vis-à-vis des femmes et précisément dans le jeu de séduction qui les lie, lorsque la femme elle-même bouscule cette tradition ? Comme l’observe Annelise Maugue‘, « la femme change parce que changent la société, le travail et la famille, et réciproquement. Dans cet univers mouvant, Adam ne se sent plus assuré de sa place, de son rôle, de son être. »’ ‘ 70

Mais Aurélien semble se couler avec une relative aisance dans une attitude quelque peu féminine si l’on en croit cet axiome qu’Aurélien, sans doute, fait sien :

‘« Si on veut une femme, il faut se faire un peu désirer. » (A, p. 154 )’

Se reflète ici sans conteste une tendance à la passivité, à l’attente, une manière de se mettre en retrait qui s’oppose, dans les codes conventionnels de la séduction, à la conduite active, combative, initiatrice et conquérante a priori typiquement masculine. Et, comme le souligne le narrateur à propos des «(…) conquêtes(…) » de son personnage :

‘« (…)il y a dans ce mot quelque inexactitude pour Aurélien (…)» (A, p. 49 )’

En outre, Aurélien incarne là encore une sorte de proie consentante, réactivant le rapport chasseur/chassé qui l’attache aux femmes. On peut à cet égard considérer que de là procède peut-être une des raisons de l’échec de son histoire avec Bérénice : s’établissant beaucoup plus que Mary, Rose ou Diane dans une acception traditionnelle de la féminité, elle laisse Aurélien venir à elle, le plongeant alors dans un certain malaise :

‘« Jamais il n’avait été si désarmé devant une femme, et celle-ci toute faiblesse… » (A, p. 211)’

Aurélien est donc quelque peu victime d’un schéma de relations dont il ne peut s’extraire. En témoigne cette autre scène avec Mary, dans la voiture du jeune homme (laquelle voiture franchit d’ailleurs à cet instant ‘« (…)une sorte de hallier broussailleux bordé de fil de fer avec des écriteaux : Chasse gardée, en veux-tu en voilà. »’ (A, p. 91). Mary se plaignant du peu d’empressement d’Aurélien à admirer ses jambes s’entend répondre par le jeune homme :

‘« (…)vous ne m’avez rien dit des miennes... » (A, p. 91 )’

Ce qui peut apparaître a priori comme une réplique badine constitue peut-être aussi une réaction supplémentaire signalant qu’Aurélien répugne à entrer dans un système de séduction qui impliquerait de sa part une audace certaine. Elle signale aussi la possible féminité d’Aurélien qui attend de Mary un compliment ; attitude qui serait perçue comme bien peu féminine à cette époque, d’autant qu’il s’agit d’un compliment typiquement masculin.

L’attitude passive d’Aurélien lui est explicitement reprochée par Mary :

‘« Mon cher, c’est incroyable comme vous êtes…les hommes de cette génération…des filles…vraiment des filles…On ne dirait jamais que vous avez fait la guerre… » (A, p. 91)’

Mary souligne ici un fait de société de l’époque. (A propos de Mary, il est intéressant de relever l’observation de Marie-Hélène Boblet-Viard quant au nom Perseval :

‘« Le sème de virilité contenu dans le verbe « Percer » renvoie à Mary(…)Et le sème de féminité du « val »s’insinue dans l’objet de convoitise qu’est souvent pour les femmes Aurélien.  71 »)’

Cette féminité du personnage d’Aragon est présente aussi en Chéri comme l’indique cette réaction vis-à-vis de sa femme :

‘« Il marchait en éprouvant à chaque pas, soigneusement, l’élasticité du jarret et du cou-de pied(…)il paradait volontiers devant sa femme, en rival plutôt qu’en amant. Il se savait plus beau qu’elle( …)  72 »’

Ainsi Aurélien ne serait pas la seule victime de son temps d’une certaine dévirilisation ; c’est encore le cas d’Edmond dont le narrateur nous dit qu’ ‘«(…) il est soigné comme une fille(…) »’ (A, p. 271-272) dans une scène avec Rose. (Il faut d’ailleurs rappeler que déjà dans Les beaux quartiers, la relation d’Edmond avec Carlotta était marquée d’une inversion des codes sexués : 

‘« Absolument maîtresse d’elle-même, elle se prêtait maintenant à un jeu, où entrait un semblant de protection. Edmond, habitué qu’il était de plaire et de dominer, s’étonna. » 73 )’

Ce qui frappe dans ces scènes de La Fin de Chéri et des Beaux quartiers, réside dans le fait que l’antagonisme au sein du couple s’exprime dans le domaine superficiel des apparences, que ce soit l’apparence plastique, pour Chéri et Edmée, ou bien les apparences du cercle mondain où importe tant le regard des autres, pour Edmond et Carlotta. La rivalité qui oppose Chéri à son épouse, celle entre Edmond et Carlotta et même, implicite, celle entre Edmond et Rose dans la scène précédemment citée, instaure une pseudo-égalité entre l’homme et la femme qui n’en souligne que mieux une sourde hostilité. Ces personnages ne semblent pouvoir être liés que par un amour non seulement dramatisé, mais aussi quelque peu démythifié puisque l’on voit ici que les enjeux de ces rapports s’inscrivent dans une dimension artificielle et frivole, imprimant à la relation amoureuse un aspect mesquin, une absence d’investissement affectif réel.

Ce désengagement dénature une relation amoureuse qui n’en est pas une, dans laquelle l’homme comme la femme ne recherche que son propre intérêt.

Il faut encore observer que ce qui relie ces occurrences est la conception par les personnages du lien amoureux comme un spectacle :Chéri « parade », Edmond « soigne » son apparence, Carlotta « joue » sous les yeux d’Edmond et de la haute société et ne fait que « se prêter »; spectacle dans lequel chacun cherche à se montrer à l’autre tout en se dissimulant puisque chacun ne veut montrer que ses atouts physiques ou moraux. L’amour devient exhibition.

Dans Aurélien, la scène entre Edmond et Rose permet de vérifier une autre composante de la relation qui les unit et qui participe de l’inversion des rapports hommes/femmes : à savoir que Rose assume vis-à-vis d’Edmond le rôle, si l’on peut dire, d’une maîtresse maternante, rôle dont elle est parfaitement consciente :

‘« Mon sauvage, – murmure-t-elle, – mon criminel ! Mais tu couches avec ta mère, voyons ! » (A, p. 272 )’

Aurélien également recherche une figure maternelle dans certaines de ses relations amoureuses. Ce type de rapport s’ébauche chaque fois à l’occasion d’accès de la fièvre qui frappe Aurélien, et concerne par deux fois Mary : (laquelle entretient aussi avec Paul Denis une liaison mêlant séduction et maternage.)

‘_ « Elle fut effrayée de l’altération de ses traits, et répéta : ‘‘Qu’avez-vous donc ?’’ Ce qu’il y avait en elle de maternel…(…)
Elle s’effraya :
‘‘Mais allongez-vous, mon petit, voyons…(…)Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? (…)Un grog, peut-être ? (…)’’
Elle lui tassait les coussins derrière la tête, tout en parlant :
‘‘Il faut vous coucher…(…)’’
Elle avait tiré la couverture de voyage(…)elle l’enveloppait. Il se laissait faire à demi. » (A, p. 98-99 )

_ « Leurtillois malade, avait appelé Mary près de lui, et elle le soignait. » (A, p. 486 )’

La première de ces deux scènes trouve un écho structurel à l’épilogue lors des retrouvailles d’Aurélien et Bérénice :

‘« ‘‘Vous devriez vous mettre au lit, Aurélien, – dit-elle –, le docteur dit que vous n’êtes pas bien…’’(…)
Il parvint à s’asseoir, hagard, et prit les mains de la femme. Elle lui en abandonna une, mais de l’autre, échappée, elle tirait l’oreiller de sous les couvertures, et calait les reins de Leurtillois... » (A, p. 667)’

Il est aisé de constater qu’à chaque fois Aurélien se coule dans une identité sinon enfantine du moins passive et que la maladie supprime toute trace de virilité puisque la femme exerce une autorité sur lui et adopte des gestes non seulement maternants mais protecteurs. Il ne s’agit certes pas de voir en un homme atteint par la maladie et soigné par une femme un être dévirilisé ; toutefois dans la situation d’Aurélien, force est de constater qu’une fois de plus, la femme endosse vis-à-vis de lui un statut dominant, de pouvoir, de puissance, qui lui confère une force dont Aurélien, particulièrement dans ces circonstances, se trouve dépourvu.

L’Américaine Carole Klein remarque ainsi :

‘« Il est intéressant de noter que la plupart des hommes adultes pensent encore que la seule façon d’échapper à l’interdit de dépendance est de tomber malade.  74 »’

Par ailleurs, ce rapport mère/enfant pourrait peut-être participer du difficile et ambigu rapport du personnage à la sensualité. Ce qui tendrait à indiquer là encore la problématique identité masculine d’Aurélien, malaisément capable de désirer une femme.

Il est à noter que dans la première des deux scènes précitées avec Mary, Aurélien est terrassé par la fièvre lorsqu’il la ramène chez lui en un moment où elle nourrit des pensées bien arrêtées à son égard ; pensées qui sont également celles de Rose lors d’un autre accès de fièvre d’Aurélien, en un moment où ils sont physiquement très proches, dans la voiture du jeune homme :

‘« Il sentit sa jambe contre lui, en passant en troisième. Il eut l’impression qu’elle s’appuyait contre sa main. Quelle brute il faisait ! Etre troublé par Rose, maintenant. (…)
Il bredouilla quelque chose. Rose ajouta : ‘‘Dînons ensemble…’’
Aurélien arrêta la voiture place Vendôme. Il éprouvait un drôle de vertige, chaud à la tête et froid aux pieds. (…) ‘‘Excusez-moi, – dit-il, – je ne me sens pas bien…’’ » (A, p. 484-485 )’

Il est à noter enfin dans ces scènes avec Mary et Bérénice que par une ironie du texte, l’objet « lit »devient le symbole de cette infantilisation et de cet affaiblissement d’Aurélien au lieu d’être celui de l’acte amoureux par lequel le personnage pourrait prouver sa virilité.

Aurélien semble se réfugier dans la maladie afin de masquer sa propre incapacité de répondre au désir de Mary et de Rose et de se protéger de ce désir envahissant. A propos des frissons qu’il subit à cause de la fièvre, il est intéressant de noter cette analyse que fait Didier Anzieu dans Le moi-peau, et qui nous semble illustrer l’attitude d’Aurélien à ces instants :

‘« La sensation physique de froid éprouvée par le Moi corporel et conjuguée à la froideur, au sens moral, éprouvée par le Moi psychique aux sollicitations de contact émanant d’autrui, vise à constituer ou à reconstituer une enveloppe protectrice plus hermétique, plus fermée sur elle-même, plus narcissiquement protectrice, un pare-excitation qui tient autrui à distance. (…)La face externe du Moi-peau devient une enveloppe froide, qui suspend en les figeant les rapports avec la réalité extérieure. » 75

Aurélien apparaît, contrairement aux apparences, capable de ressentir seulement des amorces de désir et nullement apte à leur concrétisation. On remarque qu’il ne se laisse vraiment aller qu’avec Simone dans une scène dont par ailleurs elle endosse l’initiative et dans laquelle il ne paraît pas trouver son plaisir :

‘« Aurélien sentit qu’on lui retirait ses chaussures(…)Il la décoiffa d’un geste de brute. (…)Empêtré dans ses vêtements à demi défaits par elle, il la jeta sur le lit. (…)Il y avait une glace en face du lit. (…) Il y vit soudain le spectacle, le désordre, la grossièreté de leur amour. Alors, il s’y mit avec rage. » (A, p. 459) ’

Lorsqu’il est confronté à Rose, Mary ou Bérénice qui toutes ont plus ou moins de la tendresse pour lui, le personnage subit une forme de dévirilisation inconsciente puisqu’il est incapable de les désirer réellement.

A propos de Mary, toujours, lors de la scène se déroulant dans sa voiture, lorsque la jeune femme fait allusion à « ce qui s’est passé »à l’hôtel entre eux, Aurélien a cette réplique :

‘« Quoi ? –dit-il de la meilleure fois du monde, – que s’est-il passé ? » (A, p. 92)’

Il est fort probable que les instants d’intimité amoureuse lui importent peu parce qu’il n’est pas gouverné par une sensualité très impérieuse.

Mais c’est surtout dans sa relation avec Bérénice que cette carence sensuelle se fait observer ; en effet cette même dimension sensuelle semble lui échapper à maintes reprises (encore une fois en dépit des apparences) au cœur même des liens qui l’unissent à une femme dont il est censé être amoureux. A cet égard, il est intéressant de noter que dès la première fois qu’il tente de se souvenir de Bérénice, le jeune homme n’accède qu’à une remémoration très imprécise et très imparfaite :

‘_« Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l’avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d’ennui et d’irritation. Il se demanda même pourquoi. C’était disproportionné. » (A, p. 27)
_ « Quand Aurélien cherchait à se représenter le corps de Bérénice, il ne pouvait y parvenir. » (A, p. 32)’

Edmond, dans Les beaux quartiers, se heurte à la même difficulté par rapport à Carlotta, et à la même sensation d’absurdité :

‘« Comment étaient ses yeux ? Cette question le troublait. Il aurait juré qu’ils étaient noirs. (…)Il lui semblait maintenant qu’ils étaient, peut-être pas bleus, bleus, mais verts, gris, clairs enfin. Non pourtant…Se mettre la tête à l’envers pour une femme dont on n’a même pas bien remarqué les yeux ! » 76

A nouveau, Aragon semble unir sous un même regard ses deux personnages dans leur manière d’appréhender l’amour, en l’occurrence leur difficulté à intégrer le souvenir du physique de la femme aimée et leur identique effort mnésique qui suscite le même agacement de se voir sous influence.

On peut constater un renversement dans le souvenir que chacun garde de la femme aimée : alors qu’on sait que les yeux de Bérénice sont à peu près le seul élément de son visage dont Aurélien conserve, jusqu’à la hantise, le souvenir, c’est des yeux de Carlotta qu’Edmond cherche fébrilement à se souvenir. Dans les deux cas, les yeux de la femme aimée demeurent un motif récurrent de l’écriture aragonienne.

En revanche, Edmond n’a pas de particulière difficulté, au contraire d’Aurélien, à se souvenir du corps de Carlotta, de sa silhouette : sans doute peut-on relier cette facilité à la facilité des relations intimes entre le personnage et Carlotta, relations que l’on sait inexistantes entre Aurélien et Bérénice.

Et, chez chacun des deux jeunes gens, on assiste à une sorte de déni de la femme aimée : on peut remarquer qu’Aurélien perd le souvenir du corps de Bérénice, et Edmond le souvenir du regard de Carlotta ; chacun perd donc de l’être aimé un des éléments inscrivant l’identité de l’humain, le corps en mouvement et le regard reflétant la personnalité. Aurélien et Edmond perdent donc de la femme aimée l’expression de son existence même. D’autre part, l’hésitation, la perplexité sur la couleur de la chevelure ou des yeux conduit peut-être les deux personnages au souhait intime et inconscient d’une femme démultipliée qui serait tantôt blonde tantôt brune pour Bérénice, dotée d’yeux tantôt noirs tantôt clairs pour Carlotta. Il serait là encore question d’un refus de concevoir la femme aimée dans une individualité fixe, unique, immuable, d’un refus d’un amour définitivement établi au profit d’une femme et d’un amour à multiples visages, multiples facettes. Paradoxalement, l’extrême labilité de la représentation mentale de la femme aimée aboutit à l’opacité de cette représentation, attestant peut-être de l’inexistence d’un amour réel chez deux personnages si incapables de conserver l’image de l’être aimé.

Dans Aurélien, Bérénice est plutôt vue par ce dernier comme une sorte de créature abstraite, n’ayant aucune dimension physique, par conséquent aucune présence érotique. C’est envahi de la même sorte de paralysie sensorielle qu’Aurélien songe à la jeune femme lors de la scène de l’Opéra :

‘« Jamais auprès d’une femme il ne s’était senti si loin des représentations du plaisir. » (A, p. 211)’

Son attirance ne paraît pas aboutir au désir, fait surprenant chez celui dont il est dit :

‘« Il n’y avait d’ailleurs qu’à voir Aurélien appuyer son regard sur une femme pour comprendre le danger. » (A, p. 45-46)’

Il semble que le surgissement de l’intimité avec une femme, en particulier une femme aimée, produise sur le personnage un effet de castration mentale. C’est ainsi qu’Aurélien peut mentir sciemment à Bérénice :

‘« C’est, – dit-il, – que je vous désire… » (A, p. 285 )’

Ce mensonge qui, quelques secondes plus tard « (…)avait cessé d’être un mensonge », révèle pourtant la fondamentale impossibilité d’Aurélien d’instinctivement désirer la femme qu’il aime. C’est sans doute en fonction de cette impossibilité que le personnage, lorsqu’il ne doute plus de l’amour que Bérénice lui porte, se trouve « (…)plus loin que jamais d’imaginer les développements de l’amour partagé » (A, p. 390), alors que l’intimité amoureuse fait, en principe, partie de ces développements. Chaque fois que l’attirance réciproque qui le lie à Bérénice paraît être proche de l’instant de son incarnation, Aurélien se dérobe à cet instant, parfois même, on l’a dit, de manière parfaitement inconsciente. En sont témoins non seulement la fièvre qui le prive de toute énergie mais encore cette sorte d’acte manqué qui survient dans son appartement, alors qu’il s’apprête à serrer Bérénice contre lui :

‘« Il l’avait saisie dans ses bras. Le bruit du plâtre qui se brise lui fit relâcher son étreinte. » (A, p. 311 )’

Une fois encore Aurélien empêche lui-même ce qui aurait pu se passer entre lui et Bérénice, et semble involontairement attester l’angoisse qui s’empare de lui à l’idée de devoir prouver une virilité dont, peut-être, il a conscience d’être dénué.

Et, l’Inconnue semble entre eux au figuré comme elle l’est ici véritablement par le biais du masque, et comme si sa mort, que constitue le bris du masque, objet du désir du personnage, entraînait en Aurélien la mort de toute pulsion érotique.

On remarque encore que seul l’épisode de la piscine permet de voir Aurélien s’autoriser à penser à Bérénice comme à une femme à part entière :

‘« Très vite, il éprouva sa présence, son entière présence dans le songe. Il se retourna, nageant, comme on fait dans un lit dormant avec une femme ; et dans cet enroulement d’un corps d’homme et d’une image, elle le suivit comme fait la femme, inconsciente, qui épouse la courbe du dormeur. Cette imagination de Bérénice, et non plus seulement du visage, du visage aux yeux fermés qu’il aimait tant, plus réel que l’autre, mais de Bérénice entière l’enivrait dans sa force, lui donnait le goût de la dépense musculaire(…) » (A, p. 182)’

Une fois de plus l’ «(…)entière présence(…) »de Bérénice ne peut se matérialiser que dans l’irréalité du fantasme, dans la réalité de son absence, et une fois de plus, Aurélien n’est amoureux que d’une chimère. L’intimité physique ne se réalise que fictivement et à nouveau Bérénice n’est puissante dans ce cœur que lorsqu’elle est privée d’existence physique, lorsqu’elle n’est qu’une construction mentale ; ce qui, paradoxalement, incite Aurélien à lui conférer une réalité charnelle et, pour l’unique fois, à l’inscrire dans une dimension érotique sans la considérer comme une proie.

On peut remarquer également que la référence au sommeil présente dans la comparaison qu’Aurélien établit, fait apparaître que le personnage se fait une représentation de l’intimité avec une femme dominée par la dimension de l’inconscience, et encore une fois par l’absence à lui-même, la fuite d’un engagement quel qu’il soit. La dimension érotique que l’on vient de dire pourrait donc être infirmée par cette prégnance du sommeil comme si ce dernier formait barrage dans l’inconscient du personnage à une représentation assumée de l’intimité sexuelle. 

Par ailleurs, il est à noter l’importance du rôle joué par le masque de plâtre (que ce soit celui de l’Inconnue ou celui de Bérénice) qui aide à révéler l’absence de réelle pulsion libidinale chez Aurélien. En effet, on constate tout d’abord qu’en accrochant symboliquement le premier masque près de son lit, le personnage marque sa préférence pour un amour idéalisé au sein duquel le désir véritable n’a pas de place. Remarquons encore que c’est sur le moulage du visage de Bérénice qu’Aurélien reconnaît «(…) le désir bafoué, la soif inassouvie » (A, p. 388), alors qu’il refuse de les reconnaître chez la Bérénice vivante :

‘« Elle l’aime, mais elle ne veut pas être à lui. Cela devient une certitude. Sans qu’elle en ait rien dit. D’ailleurs ce qu’une femme dit compte si peu. Sur un sujet pareil. » (A, p. 319 )’

Enfin, lorsque Aurélien a entre les mains ce moulage, non seulement il le dépose sur « (…)l’oreiller(…) » (A, p. 388) mais on observe encore que c’est seulement le masque qui éveille le personnage à ce que l’on pourrait peut-être qualifier de montée orgasmique(que semblent traduire le vocabulaire et le rythme de la longue phrase principale, ponctuée de virgules, comme haletante.):

‘« Aurélien ne se connaissait plus. Son cœur battait à rompre. Il était la proie d’un vertige qu’il n’avait jamais subi. Sa main tout entière caressa l’insensibilité du masque. (…)comme une marée, une certitude croissait en lui. Elle l’envahissait comme si elle fût venue du ventre, elle atteignait le torse, l’attache des bras, elle s’étendait à ses membres, elle montait à sa gorge, elle l’aurait fait crier, il en était étouffé, il en rougit avec violence, il ne fut plus que certitude, les contradictions s’effacèrent, et ses genoux fléchirent sur le rebord du lit. » (A, p. 389)’

En Aurélien survient comme une rupture, par une sorte de révélation et de disparition simultanées d’une certaine forme chez lui, de virginité. Un nouvel Aurélien naît à ce que nous percevons comme une forme d’extase érotique, un Aurélien inédit à ses propres yeux. D’autre part, il est intéressant de relever qu’Aurélien atteint ici à la dépersonnalisation issue du plaisir physique, au contact d’un masque mortuaire, comme si la mort représentée par le masque se servait de la sensualité d’Aurélien pour lui ôter la vie, comme si à cet instant l’amour et la mort se rejoignaient en un même but : priver Aurélien de toute sensation. Dans la même logique, nous pouvons relever cette sorte de chiasme du texte évoquant la main d’Aurélien qui «(…)  caressa l’insensibilité du masque » : cette caresse qui n’en est pas une puisqu’elle n’est pas ressentie, ce contact qui n’en est pas un puisqu’il n’y a pas d’échange et qui, cependant, trouble le personnage, signale son irrésistible tendance à la nécrophilie, son indifférence face à une femme qui vit et qui ressent, et que pour lui, seule la mort est désirable.

En outre, cette sensation que nous croyons être de plaisir, née de la «(…) certitude(…)» d’être aimé en retour, agit sur le corps du personnage comme une manifestation d’agonie puisqu’elle l’immobilise, l’«(…) étouffe(…) » et le laisse sans force, retomber comme mort sur son lit.

Enfin, soulignons la rémanence de la métaphore aquatique représentée par «(…) la marée(…) ».

Son attirance et son plaisir émergent d’un objet, de ce qui ne peut lui répondre ; sa prédilection va vers une non-relation qui ne dérange pas la solitude dans laquelle on a vu qu’il s’enfermait.

Le personnage illustre alors ce que, dans L’homme devant la mort, Philippe Ariès nomme ‘« (…)une nouvelle catégorie, celle du trouble et du morbide. Cette catégorie, née au XIXème siècle d’un rapprochement entre Eros et Thanatos, avait commencé à la fin du XVème ou au début du XVIème siècle, et s’était enrichie pendant la première moitié du XVIIème siècle.’ ‘ 77 ’ ‘(…)la petite mort du plaisir est confondue avec la grande mort corporelle. La confusion entre la mort et le plaisir est telle que la première n’arrête plus le second mais au contraire l’exalte. Le corps mort devient à son tour objet de désir. ’ ‘ 78 ’ ‘(…) depuis le XVIème siècle, ils[le sexe et la mort]se sont rapprochés, jusqu’à constituer à la fin du XVIIIème un véritable corpus d’érotisme macabre ’ ‘ 79 ’ ‘( …) C’est au fond de l’inconscient, aux XVIIème-XVIIIème siècles, que quelque chose de troublant s’est passé : là, en plein imaginaire, l’amour et la mort se sont rapprochés jusqu’à confondre leurs apparences ’ ‘ 80 ’ ‘. »’

………………………………………………………………

Gilles également reflète un comportement quelque peu féminin dans son rapport aux femmes et n’est véritablement attiré que par celles qui adoptent une apparence et des attitudes à connotation masculine. Mais à la différence d’Aurélien, Gilles semble avoir tout à fait conscience de cette relation inversée ; il paraît aussi en souffrir car entre en jeu la mise en question de sa virilité morale et physique à laquelle il attache d’autant plus de prix qu’il la perçoit comme étant inexistante.

Dès les premières pages du roman, le personnage fraîchement débarqué du front est animé du désir de se faire admirer des regards extérieurs :

‘« Il était un jeune militaire décoré qui accepte d’être payé – pour un acte pourtant si gratuit – par le regard des civils et des femmes. » ’

Cette conduite de Gilles d’une part s’apparente à une manière de prostitution(activité majoritairement féminine)d’autre part comporte une nuance certaine de passivité : au lieu d’endosser le rôle de celui qui recherche, qui est dans le mouvement, dans l’action, Gilles s’offre aux femmes, les laissant venir à lui, ne faisant pas un geste, ne disant pas un mot.

Une identique tendance à la passivité le caractérise quelques pages plus loin, durant un instant d’intimité amoureuse le liant au personnage de Mabel, jeune femme fort entreprenante :

‘« Son ample maigreur ondulait, était présente dans tout l’espace. Sa bouche brûlait. Ses longues mains fortes pressaient la taille de Gilles qui se sentait envahi, violé. » (G, p. 97-98)’

Il est évident que la supériorité physique est ici, de manière paradoxale, l’apanage de la femme, de « ses longues mains fortes(…) » ; Gilles devient dans cette scène de séduction quelque peu forcée l’élément vulnérable du couple, renvoyé par l’attitude de Mabel à sa propre fragilité, sa propre incapacité de se défendre contre ce qui lui apparaît pourtant comme une agression, puisque le corps «(…) ample(…) » de Mabel le « (…)brûle » et l’ «(…) envahit(…) » d’une manière manifestement désagréable. L’agressivité sexuelle n’est plus ici une composante de l’attitude masculine. Comme le remarquent les sociologues Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur :

‘« C’est la norme sociale qui veut que, chez nous, la femme attende plus ou moins sagement les avances masculines. Une femme qui inverse les rôles en manifestant ouvertement son désir sexuel, s’expose à (…)une frustration(…) : la fuite de l’homme désiré ou son impuissance.  81 » ’

On peut remarquer aussi à cet égard que le verbe «(…) ondulait (…)» employé pour décrire le mouvement du corps de Mabel, renvoie à la figure du serpent, animal dangereux et relié, dans la tradition biblique, à la femme. De plus, le caractère « envahissant » de la présence de Mabel semble implicitement dire qu’en réduisant «(…) l’espace » de Gilles, elle réduit par là-même l’espace où il peut exister ; s’imposant à lui, elle rend son existence littéralement insignifiante. Comme le souligne Annelise Maugue :

‘« (…) si la femme prétend désormais au pouvoir en amour comme ailleurs, alors toutes les modifications de son physique et de son allure tendent nécessairement à usurper l’identité régnante, l’identité masculine. » 82

Tout se passe comme si Gilles incarnait le personnage de la jeune fille effarouchée, réduite à l’immobilisme par une force dominatrice dont le danger serait latent puisqu’il a la sensation d’être «(…) violé ».

Mais, étrangement, il apparaît que cette domination est recherchée par Gilles et que la fragilité féminine le fait fuir ; ce qu’il pressent à travers le personnage de Myriam, dont on sait qu’il est fort près, pourtant, d’en tomber amoureux :

‘« Il la tenait serrée dans ses bras. Tout cet être était trop doux, trop délicat, trop fragile, trop pur pour lui(…)Il avait besoin d’autre chose, d’une autre espèce de femme(…)il avait un besoin urgent de femmes plus abondantes, plus fortes, à la réaction plus puissante. » (G, p. 198) ’

La part de virilité morale, d’instinct protecteur présente en Gilles est suffisante pour avoir motivé son attirance pour Myriam mais sans doute insuffisante pour le retenir auprès d’elle. Comment Gilles, victime de son identité masculine défaillante, pourrait-il en toute logique être profondément attaché à celle qui illustre l’archétype de la femme, alors que ce qu’il recherche dans la relation amoureuse est une protection voire une autorité émanant de la femme ? Comment pourrait-il être sujet d’une attirance pour un être fragile alors qu’il est lui-même la proie d’une irrémédiable fragilité qu’il n’assume pas, qu’il rejette ? La dimension féminine de sa personnalité le conduit alors à rechercher la compagnie de femmes dont la personnalité s’inscrit dans une dimension masculine. C’est le cas du personnage d’Alice :

‘« Pour Gilles, elle était tout ce qu’il avait cherché parmi les soldats et les filles. Son beau corps fatigué, mais d’un tissu si robuste, son visage qui maintenait sa beauté sur la parfaite structure des os et qui devait supporter sans humiliation profonde toutes les atteintes de l’âge, l’un et l’autre réveillaient cette idée de la force et de la fierté qu’il avait cherchées à la guerre et dans quelques carcasses à l’abandon. » (G, p. 210)’

Sa rencontre avec Alice apparaît d’autant plus marquante que cette dernière incarne les valeurs guerrières si essentielles à Gilles car elles lui permettent de tenter de reconquérir une identité introuvable. Symbolisant ce que Gilles considère comme des valeurs viriles qui de surcroît ne peuvent être que l’apanage du soldat, Alice recèle donc une réelle part masculine. Cette «(…)force(…) » et cette «(…) fierté(…) » morales qu’il cherche à s’approprier par l’affirmation violente de sa supériorité physique sur l’ennemi au front et la prostituée, Gilles semble attendre de la relation amoureuse qu’elles se projettent de la femme aimée sur lui, comme s’il cherchait à s’identifier à la masculinité inhérente à Alice, ce que semble indiquer le narrateur :

‘« (…)il serrait Alice dans ses bras(…)Il raffolait de cette chair forte parce qu’elle lui disait les vertus morales dont il gardait la hantise. » (G, p. 228)’

D’autre part, aimant en Alice sa force physique et l’inaltérabilité, l’invulnérabilité de son corps et de son visage, qui ne donne aucune prise à la vieillesse, donc à la faiblesse, non seulement Gilles recherche une figure protectrice mais sans doute rémunère-t-il par la même le fantasme nazi de perfection physique.

Cet attachement au dogme hitlérien semble apparaître en filigrane à deux reprises : d’une part au début du roman lorsque Gilles évoque « (…)cette prodigieuse récurrence de la nature et du passé(…)le rêve(…)des enfants fidèles aux origines. » (G, p. 29-30), d’autre part à propos de son ami Debrye de qui le narrateur dit :

‘« Debrye n’avait pas une très bonne santé, c’était le grief essentiel de Gilles contre lui. » (G, p. 126)’

Comme on l’a vu avec Myriam, la répulsion de Gilles à l’égard de son ami procèderait de ce qu’il reconnaît à son insu sa propre faiblesse dans celle de l’autre.

En outre, le texte redit ici implicitement le refus ou l’impossibilité de Gilles d’évoluer, de briser la stagnation et affirme la rétrospection, la régression, devenues le mode de vie de ce personnage qui se plaît à évoquer « le passé », « la nature » (car ce qui reste à l’état de nature n’évolue pas) et les « origines » (synonymes de retour, de ressassement).

A cet égard, il faut noter que dans XY, de l’identité masculine, Elisabeth Badinter souligne : 

‘« L’arrivée de Hitler au pouvoir résonnait inconsciemment comme une promesse de restauration virile. Klaus Theweleit [sociologue allemand] a très bien montré que l’hypervirilité des héros du nazisme cachait un moi fragile et des problèmes sexuels considérables. » 83

Il semble également que Gilles recherche dans le physique d’Alice une manière de conjuration de sa propre vieillesse, de la potentialité de son propre amoindrissement et aspire à l’assurance de sa propre pérennité.

Enfin, on pourrait croire que le spectacle de la «(…) robustesse(…) » du corps d’Alice, de «(…) la parfaite structure[de ses]os(…) » assure à Gilles une manière d’écran protecteur, apaisant par leur caractère fixe, immuable, contre son propre vacillement psychique.

Toutes ces caractéristiques physiques et morales d’Alice sont également celles de Dora, à laquelle Gilles est attaché encore davantage. La jeune femme est décrite en ces termes :

‘« Dora n’était pas belle si on la regardait au visage. Rien d’admirable dans ces petits yeux enfoncés, ce nez camard et informe. Mais son corps manifestait la beauté d’une race et, par contraste avec l’insuccès du visage, le triomphe du corps était d’autant plus émouvant. (…)Jambes longues, hanches longues ; hanches longues sur jambes longues. Un thorax puissant, dansant sur une taille souple. Plus haut, dans les nuages, des épaules droites et larges, une barre brillante. Plus haute encore, au-delà des nuages, la profusion solaire des cheveux blonds. (…)les longues jambes étaient fichées dans le plancher comme deux lances sveltes et vibrantes(…)Et ce sont ces amples côtes d’athlétesse sur laquelle se superposent doucement ces seins de mère. (…)Gilles touchait(…)cette substance pure et homogène, ce marbre(…)se laissait sculpter avec des éclats pailletés. » (G, p. 270-271-272-273)’

Il est à noter que dans Le Songe, Dominique Soubrier est décrite d’une manière similaire : elle est «(…) invulnérable 84 (…) », elle est une «(…) fille forte, avec ses épaules droites, le casque de sa chevelure, ses mains héroïques qui lançaient le javelot dans le stade(…) », pourvue d’une «(…) dure âme chaste et sauvage(…)  85 » ; on peut relever qu’elle est de surcroît dotée d’un prénom mixte.

Dans Gilles, davantage encore qu’avec la description physique d’Alice et de Mabel, le lecteur est frappé du contraste opposant Dora et Myriam : le visage de Dora sans « rien d’admirable(…) », ses «(…) jambes longues », son « thorax puissant(…) », ses «(…) épaules droites et larges(…) », ses «(…) cheveux blonds(…) », ses « (…)amples côtes d’athlétesse(…) »diffèrent diamétralement du «(…) visage lumineux(…) », de la «(…) chevelure d’un noir éclatant(…) », de la «(…) bouche(…)qui était comme une allusion enfantine à la volupté(…) » du «(…) corps frêle(…) » du «(…) buste délicat(…) », des «(…) jambes fines(…)», de Myriam. (G, p. 45) Il est également manifeste que la silhouette de Dora possède une conformation androgyne plutôt que gynoïde. A cet égard, relevons que le narrateur, se faisant l’intermédiaire du regard de Gilles, évoque le « thorax »de Dora(thorax « puissant »qui plus est), terme à connotation nettement masculine employé ici pour parler de la poitrine d’une femme. Le terme « seins »n’est utilisé qu’en référence à la maternité. De plus, chez Myriam, Gilles retient l’ « allusion(…)à la volupté »tandis qu’il considère le corps de Dora comme « émouvant. » La tendresse est donc plus à même de l’envahir à l’égard d’une femme masculine.

D’autre part, dans cette description de Dora surgit là encore une réminiscence des idéaux nazis et de leur culte du corps au travers du regard admiratif de Gilles : il voit en Dora l’héritière de « (…)la beauté d’une race(…) », empreinte de «(…) triomphe(…) », arborant comme par hasard une «(…) profusion(…)de cheveux blonds  »(rappelant aussi la «(…) peau de blonde (…) » (G, p. 92) de Mabel), des «(…) côtes d’athlétesse(…) », un corps assimilé à une «(…) substance pure et homogène(…) », un «(…) marbre(…) ».

Enfin, ses jambes sont « (…) comme deux lances(…) »c’est-à-dire vues comme deux armes par le soldat qu’est Gilles.

Dora semble celle qui saurait le combler car son apparence est le reflet d’une personnalité sans doute dominatrice :

‘« Quand Gilles avait rencontré Dora, il avait eu une première sensation très nette(…)il s’était dit ‘‘Voilà une femme qui a envie des hommes, une envie bien directe ?’’ Il avait été frappé de la violence de l’expression sur le visage de l’inconnue. Il s’était dit encore :‘‘Quelles putains, ces Américaines.’’(…)C’était elle qui s’était arrangée pour le revoir. (…)Puis, elle l’avait presque forcé dans la petite maison qu’il avait sur la côte basque. » (G, p. 278)’

Rémunérant aux yeux de Gilles le fantasme de la prostituée, Dora l’attire surtout dans le système inversé des codes sexués(comme Mary avec Aurélien)en prenant l’initiative de la rencontre amoureuse et en affichant une agressivité qui ne peut que cadrer avec celle que Gilles déploie dans l’activité guerrière et recherche auprès des femmes. Comme Aurélien, Gilles n’à qu’à, littéralement, se laisser faire, laisser sa passivité se faire jour aux yeux de sa maîtresse :

‘« Elle était un peu choquée de le voir tout à sa merci. Il s’abandonnait à sa passion sans aucune retenue, sans aucune pudeur, sans aucune dignité. Elle n’avait jamais vu d’hommes se comporter ainsi et elle n’avait jamais imaginé qu’aucun le pût. » (G, p. 287-288)’

Gilles figure donc pour Dora, une sorte d’anormalité psychique qui l’éloigne du modèle masculin normatif impliquant que l’homme soit fort, solide et rassurant ou ne soit pas. Contrecarrant le dogmatisme de son époque à cet égard, Gilles se situerait là encore dans une forme de la marginalité que nous avons précédemment évoquée.

Par ailleurs, cette même passivité de Gilles dans la relation amoureuse peut établir la femme vis-à-vis de lui dans une fonction maternante(comme nous l’avons vu avec Aurélien.) Ce serait ce type de fonction qu’assumerait le personnage d’Alice :

‘« Il avait d’abord vers elle un élan élémentaire de jeune garçon, car il n’avait pas eu de mère. (…)A vingt-trois ans, à cause des servitudes et des épreuves de la vie militaire, il avait en tout domaine des ignorances ou des intuitions qui la surprenaient et la ravissaient avec une fraîcheur et une force miraculeuse. » (G, p. 211)’

Comme Mary et Bérénice avec Aurélien, Alice assouvit à travers la fragilité de Gilles un intense sentiment maternel qui l’incite probablement à adopter avec lui une attitude protectrice que laisse sans doute présager son apparence si rassurante pour le jeune homme. Selon Elisabeth Badinter ‘« l’intériorisation des normes de la masculinité exige un surplus de répression des désirs passifs, notamment celui d’être materné. ’ ‘ 86 ’ ‘»’

Comme chez Aurélien, comme chez Chéri et comme chez les personnages de Remarque, le texte signale chez Gilles une fondamentale immaturité psychologique : âgé de vingt-trois ans, il est décrit comme « (…) un jeune garçon (…) », à trente-deux ans, on a vu qu’Aurélien se pense comme « un grand garçon », à trente ans Chéri recherche sur son apparence présente celle du «(…) jeune homme(…) »qu’il était à vingt-quatre ans et les personnages de Remarque pleurent « (…) le paysage de [leur]jeunesse(…) 87 »perdue. Et pour tous, ce ratage, ce gâchage, cette disparition de leurs jeunes années et de leur insouciance incombent à la guerre et à leur activité de soldat. Il y a donc un important décalage entre le temps réellement vécu et la perception intime de ce temps, forcément ralentie par cette manière de pause qu’ont constituées les années du conflit ; ce décalage influe donc sur la perception de sa propre identité, déséquilibrée, douloureuse de tous ces personnages. La collusion entre l’intériorité et l’aspect extérieur n’est plus possible, une frontière naît de la guerre entre le ressenti et la réalité des personnages et rend tout à fait inenvisageables l’endossement et l’acceptation de l’identité d’homme adulte.

A titre peut-être moins anecdotique qu’il n’y paraît, il faut rappeler que Gilles, Aurélien et également Chéri ont en commun un rapport inexistant pour le premier, quasi inexistant pour les deux autres à la mère : Gilles comme le révèle le texte «(…) n’[en]avait pas eu(…) », celle d’Aurélien lui oppose une parfaite indifférence et les liens de Chéri avec la sienne apparaissent plutôt distendus, empreints d’une vague affection(Chéri la voit plutôt, que ce soit en focalisation interne ou externe, comme « Madame Peloux ») ; il trouve une mère de substitution auprès de Léa, ce qui rend cette relation « mère-fils » quelque peu faussée par leurs rapports amoureux. Par conséquent, si l’on admet que la présence aimante d’une mère est à la base de la construction identitaire d’un individu, on peut avancer que les personnalités des trois jeunes gens fragilisées par la guerre sont initialement caractérisées par un certain déséquilibre dans leur autodétermination.

Et, comme pour Aurélien, il est peut-être possible de relier cette conception par Gilles de la femme comme une mère au problème auquel, comme Aurélien, il se heurte, concernant la dimension intime de la relation amoureuse.

On remarque que le comportement de Gilles est à cet égard plus complexe que celui d’Aurélien. Vis-à-vis des prostituées ainsi que d’Alice et Dora, non seulement Gilles connaît le désir mais il est même habité d’une sorte de frénésie sensuelle :

‘« Elle s’effrayait(…)de la fureur sans frein des désirs de Gilles pour son corps. » (G, p. 288)’

Le passage à l’acte ne le rebute pas non plus avec Pauline, ancienne prostituée chez laquelle apparaît une «(…) nature forte, violente(…) » (G, p. 505), un «(…) mouvement pur et dur du tempérament (…) » (G, p. 506), dans un corps «(…) musclé(…) » (G, p. 511) ; pas davantage avec Berthe Santon qui « (…)reprenait sur lui le pouvoir des filles (…)C’était le brutal souci d’argent qui la tenait. » (G, p. 584)

En revanche, le jeune homme ne naît au désir ni pour Mabel ni pour Myriam. L’apparence physique de la première est ainsi décrite :

‘« Le corps de Mabel n’était qu’une longue tige élancée, sans épaisseur, qui se terminait par un visage. » (G, p. 95)’

Ce corps ne lui inspire aucun élan :

‘« Il la regarda avec avidité. Sa curiosité était aiguë pour ce corps charmant qui ne lui parlait plus. (…)Gilles contemplait, admirait, savourait même, mais seulement des yeux, et il s’effrayait de sa froideur. Il eut soudain l’impression qu’un sang de vieillard remplissait son cœur. Toute sa jeunesse se révolta contre cette impression et s’ameuta pour la chasser. (…)Il l’embrassa, la caressa, il voulait éveiller en elle le désir pour qu’au moins ce désir se communiquât à lui. (…)Pendant un instant, la chaleur revint dans son cœur et il but l’illusion, mais sans espoir.
En effet, un moment après, il n’avait plus qu’une idée : fuir. » (G, p. 106-107)’

C’est un identique instinct de fuite qui s’empare de Gilles lorsque se profile l’imminence de l’intimité charnelle entre lui et Myriam :

‘«Les rites du confort s’offraient pour remplacer les élans dont son imagination inerte évoquait à peine la possibilité : au lieu de se jeter sur elle, il remarqua à haute voix qu’il était sale et parla de défaire les bagages, de prendre un bain. » (G, p. 193-194)’

Les raisons de cette carence sensuelle de Gilles à leur encontre nous semblent procéder essentiellement de l’apparence physique des deux jeunes filles : la maigreur de l’une et la fragilité de l’autre sont à mille lieus des courbes pleines et imposantes des autres femmes de la vie de Gilles, notamment Alice et Dora, qui on l’a vu, rassurent le jeune homme. Annelise Maugue précise qu’entre 1875 et 1914, déjà ‘« l’amincissement(…)devient l’un des signes du processus de masculinisation dans lequel seraient engagées les femmes modernes. ’ ‘ 88 ’ ‘»’

L’impossibilité d’assimiler Mabel et Myriam à des figures protectrices interdit tout investissement sensuel effectif chez Gilles. Le fait qu’Alice et Dora aient toutes deux plusieurs années de plus que lui contribue à ce que le personnage les inscrive dans cette dimension protectrice, tandis que Mabel et Myriam sont manifestement environ du même âge que lui.

Ainsi, Gilles malgré ses craintes sur sa virilité physique n’a pas «(…) un sang de vieillard (…) », il n’est pas incapable d’éprouver un désir érotique pour une femme ; mais il est tout de même frappant de constater que son désir ne se manifeste que pour des femmes androgynes dans leur conduite comme dans leur apparence.

Nous avançons alors l’hypothèse d’une homosexualité inconsciente de Gilles, malgré (à cause de ?) certains de ses propos révélant une homophobie très (trop ?) véhémente, lesquels propos ne déversent d’ailleurs leur fiel qu’à l’encontre de l’homosexualité masculine.

Nous relevons à cet égard que, comme nous avions noté entre Gilles et le narrateur de La guerre à vingt ans une certaine parenté dans une réaction raciste, le personnage de Drieu et celui de Philippe Barrès se rejoignent encore dans cette même réaction de rejet de l’autre que constitue l’homophobie, même si cette fois encore ladite réaction se fait plus discrète, plus tacite, moins brutale chez le second que chez le premier : en effet, Alain évoque avec un certain mépris «(…)le petit domaine taré d’Oscar Wilde  89 » et quelques pages plus loin, traçant le portrait d’un de ses camarades il le juge auréolé d’ «(…)une grâce imperceptiblement tarée(…)  90 ».

Chez Gilles, ce désir inconscient rendrait d’autant plus complexe la détermination de son identité.

La haine de Gilles se vérifie en particulier dans une scène l’opposant à Paul Morel :

‘« Tandis que Paul parlait, Gilles frissonnait(..)il n’avait pas eu tort de soupçonner qu’une ombre pesait sur le sexe comme sur le caractère de chacun. (…)Depuis longtemps, tout lui semblait douteux, louche ; maintenant(…)tout était définitivement au service des forces de destruction. (…)En observant Paul, il eut un nouvel étonnement(…)Pourquoi était-il venu le trouver ? Parce qu’il savait que lui seul dans leur milieu représentait la santé(…)Il demanda brutalement : _ Alors, tu es pédéraste ? Tu couchais depuis longtemps avec Galant ?
Paul haussa les épaules :
_ Mais non, je n’ai pas couché avec lui. Tu comprends, je voulais voir, je regardais les autres.
_ Mais tu étais nu mêlé à eux ?
Gilles sentit que sa voix s’alourdissait.
_ Ils essayaient mais je ne voulais pas.
_ Et lui ? demanda Gilles, dans un effort pénible.
_ Ah, lui…Il fait ça par défi, comme le reste.
La voix presque enfantine prenait une sorte de poids.
_ Quel reste ?
Paul se tut(…)Gilles s’arrêta aussi. Ce fut sur les apparences qu’il insista :
_ Enfin, il a été plus loin que toi ? Qu’on sache enfin à quoi s’en tenir.
La voix de Gilles se durcissait. Il voulait sortir de cette équivoque persistante.
Paul se taisait, maussade. Gilles s’arrêta. Quel écœurement.
 » (G, p. 352-353)’

L’attitude réactionnaire de Gilles le poussant à rejeter en l’homosexualité ces «(…) forces de destruction », à revendiquer sa propre «(…) santé(…) » morale, ainsi que sa répulsion causée par Paul et Galant nous semblent pour le moins excessives tout comme nous paraît étrange son «(…) insistance(…) » à vouloir savoir «(…) à quoi s’en tenir » et à obtenir des détails précis sur une situation qui suscite en lui un tel «(…)écœurement. » Gilles paraît vouloir prolonger «(…) cette équivoque persistante » dont apparemment « il voulait sortir. » Dans la même logique, sa voix, qui « (…) s’alourdissait », «(…) se durcissait » sans raison apparente, nous paraît refléter davantage le trouble que le dégoût. Ainsi, malgré son affirmation du fait que «(…) les hommes caressant les hommes(…) » lui apparaît comme « (…) la maladie qui lui avait le plus déchiré le cœur » (G, p. 646), il ne nous semble pas impossible que Gilles se reconnaisse à son insu dans l’homosexualité. Cela tend à être confirmé par cette analyse d’Elisabeth Badinter :

‘« (…)il est indéniable que l’homophobie, à l’instar de la misogynie, joue un rôle important dans le sentiment d’identité masculine. (…)Elles visent différents types de victimes, mais elles sont les deux faces d’une même pièce. L’homophobie est la haine des qualités féminines chez les hommes alors que la misogynie est la haine des qualités féminines chez les femmes. (…)En fait, l’homophobie renvoie à la peur secrète de ses propres désirs homosexuels. Voir un homme efféminé suscite une formidable angoisse chez beaucoup d’hommes ; cela déclenche une prise de conscience de ses propres caractéristiques féminines, telles la passivité ou la sensibilité, qu’ils considèrent comme des signes de faiblesse. (…)L’homophobie dévoile ce qu’elle cherche à cacher. (…)elle renforce la fragile hétérosexualité de nombre d’hommes. Elle est donc un mécanisme de défense psychique ; une stratégie pour éviter la reconnaissance d’une part inacceptable de soi.  91 »’

Cette prescience de Gilles paraît d’autant moins improbable si l’on se souvient à quel point le personnage est dans son élément au sein d’une existence militaire et guerrière, qui lui fait dédaigner les femmes. Ainsi songe t- il lorsque sa permission s’achève :

‘« Tandis que les vingt mille jeunes hommes de Virginie auxquels il était rattaché se rassemblaient avec une fierté inquiète, il fit effort pour se rappeler les derniers accents de Myriam, les plus déchirants. Il ne parvenait déjà plus à les égaler aux regards que lui jetaient ses jeunes camarades qui voyaient sur sa poitrine et sur son bras les marques de l’expérience. » (G, p. 240)’

L’admiration lue dans les yeux des soldats lui est infiniment agréable, lui interdisant d’être touché par la douleur de Myriam, peut-être douleur insignifiante car douleur de femme.

Aussi peut-on considérer opportune, dans le cas de Gilles, cette observation de Guy Corneau :

‘« L’homosexualité exprimerait le besoin d’un ancrage dans le masculin, dans ce qui est pareil à soi ; elle traduirait par le fait même la recherche inconsciente(…)d’une identité mâle.  92 »’

C’est donc dans l’intimité de la présence que la féminité, dans sa version première, immédiate, engendre le malaise instinctif de chacun. Tout à la fois motif de crainte, de mépris, de dégoût, de haine, cette féminité et ses étranges labyrinthes apparaît clairement frappée de négativité ; au point que l’inversion des pôles masculin/féminin présente dans la relation d’Aurélien et Gilles avec les femmes nous paraît constitutive d’un second aspect de cette relation : à savoir un rejet de la femme de la part des deux personnages.

Notes
65.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 32

66.

ibid, p. 34

67.

in Vie et mort des Français, 1914-1918, op. cit. p. 263

68.

ibid, p. 467-468

69.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 53

70.

in L’identité masculine au tournant du siècle 1871-1914, op. cit. p. 19

71.

« Aurélien ou la réfutation. Etude croisée du Cheval blanc et d’Aurélien », in Roman 20-50, op. cit.p. 107

72.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 14-15

73.

op. cit. p. 398

74.

Carole Klein, Mères et fils, Paris, Robert Laffont, collection « Réponses », 2000, p. 61

75.

Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, collection “Psychismes”, 2000, p.200-201

76.

op. cit. p. 379

77.

Philippe Ariès, L’homme devant la mort, vol. 2 « La mort ensauvagée », Paris, Le Seuil, collection « Points », série « Histoire », 1985, p. 79

78.

ibid, p. 82

79.

ibid, p. 101

80.

ibid, p. 102

81.

La fabrication des mâles, Paris, Le Seuil, collection « Combats », 1975, p. 96

82.

in L’identité masculine au tournant du siècle 1871-1914, op. cit. p. 108

83.

Elisabeth Badinter, XY, de l’identité masculine, Paris, Odile Jacob, collection « Le Livre de Poche », 2000, p. 36

84.

Le Songe, Henri de Montherlant, Paris, Gallimard, 1954, p. 24

85.

ibid, p. 26

86.

in XY, de l’identité masculine, op. cit. p.89

87.

A l’Ouest rien de nouveau, op. cit. p. 106-107

88.

in L’identité masculine au tournant du siècle 1871-1914, op. cit. p. 106

89.

op. cit. p. 227

90.

ibid. p. 269

91.

in XY, de l’identité masculine, op.cit.p.172-175-176

92.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 30