b/ Refus de la femme :

Il semble tout d’abord symptomatique qu’Aurélien et Gilles éprouvent une grande réticence à tomber véritablement amoureux, ou tout au moins une grande difficulté. Selon Marc Feigen Fasteau, ‘« se permettre de ressentir la passion de l’Eros, cet envol de l’imagination où se fondent attraction sexuelle et désir d’intimité avec le partenaire, c’est pour un homme, se rendre vulnérable. (…)Dépendre ainsi de quelqu’un, tout particulièrement d’une femme, est contraire à l’éthique masculine. (…)il n’y a pas de place dans l’idéologie mâle pour l’égalité face à l’amour ’ ‘ 93 ’ ‘. »’

Tout comme Alain dans Le feu follet qui ‘« (…)n’avait pas su de bonne heure se jeter sur les femmes et se les attacher alors qu’il leur plaisait(…) »,’ ‘ 94 ’ ‘ Aurélien « (…)n’avait jamais fait les quelques gestes qui retiennent une femme. Tout ce qui s’était noué entre lui et ses conquêtes (…)s’était toujours très vite dénoué parce que les femmes ne supportent pas cette inattention respectueuse qu’il leur portait(…)dès le premier matin les femmes se sentaient des intruses chez lui. (…)Pourtant…Il avait parfois pensé de deux ou trois amies qu’elles auraient pu rester là, ou revenir, revenir de plus en plus souvent jusqu’à ce que…C’était des rêveries mal formées, indécises. (…)Il n’avait jamais dit à quelqu’un ‘‘Je vous aime’’ bien qu’il eût essayé de le penser. (…)Enfin, il ne tirait pas à conséquence ; cela était surprenant, car il savait donner le vertige, mais une fois. »’ (A, p. 49-50)

De toute évidence, vis-à-vis des femmes Aurélien se montre extrêmement détaché, ne sachant que recevoir sans pouvoir rien donner, excepté le «(…) vertige (…) » de la chair. Passé cet instant les femmes ne sont pour lui que de charmantes ombres de passage, des créatures lointaines, inaccessibles comme les «(…) rêveries(…) » mais perdant leur charme en s’incarnant. La réalité de la femme l’en éloigne irrémédiablement.

Que ce soit dans sa conception de la vie quotidienne ou dans sa vision des femmes, Aurélien correspond au type d’homme que Guy Corneau classe dans la catégorie sociale de l’ «(…)adolescent éternel ».Ce dernier est ainsi décrit :

‘« Par choix, il ne travaille pas régulièrement, craignant que [cela]ne le prive de sa précieuse liberté. Il en va de même pour ses relations. Toutes ses amies sont gentilles, mais… Il y a toujours un mais. (…)Rien n’est assez parfait pour qu’il s’engage à fond. Vivre avec une femme(…)représente pour lui un enracinement auquel il ne peut se résoudre. (…)[Il]entretient encore l’illusion qu’il peut tout être(…)Il vit dans un marais de rêves et de fantasmes dont il n’arrive pas à se dépêtrer et, finalement, il y patauge avec beaucoup de plaisir. (…)Il vogue ainsi de femme en femme, d’intérêt en intérêt(…)Quand la fascination tombe, quand le réel reprend ses droits, l’adolescent éternel s’éclipse.  95 »’

Aurélien apparaît encore ici comme bloqué dans ses incertitudes mais ce qui domine demeure le refus et la peur secrète du féminin. Il est frappant de constater au cœur de l’écriture même les points de suspension ainsi que le vocabulaire(« pensé » ; « rêveries mal formées, indécises »)illustrant la réticence du personnage en même temps que sa prédilection à s’abîmer dans le songe de l’amour ; cela tend à révéler les prémices de son attitude future avec Bérénice et les deux masques mortuaires : sa répulsion à s’engager avec une femme réelle comme il en a l’occasion ici avec ses flirts, et son incoercible volonté inconsciente de se projeter dans un amour fantasmé, imaginaire.

Dans cette optique, il faudrait également remarquer particulièrement les points de suspension venant ponctuer, comme mettre un terme, à la conséquence dans la pensée d’Aurélien qui découlerait de l’installation d’une femme chez lui, ce « jusqu’à ce que… »qui ne se termine pas ou plutôt qui s’achève sur le néant. Ainsi, cette séquence semble également constituer comme un préambule à ce qui se passera (ou ne se passera pas) avec Bérénice, cette fuite d’Aurélien lorsque se présentera l’occasion d’une concrétisation physique de leur relation. La femme n’est jamais une réalité dans l’imaginaire d’Aurélien et le féminin, tout ce qui s’y rapporte, ne paraît avoir pour lui aucune signification, aucune existence intrinsèque. Cette réticence à dépasser la frontière qui sépare le flirt de la véritable relation amoureuse, relation qui l’inscrirait dans une réalité autre, une réalité sociale plus conforme à la norme, pourrait signaler la réticence sous-jacente du personnage à se dépouiller de cette vision de lui-même comme « un grand garçon » et donc un refus de se penser homme. Cette suspension indiquée dans la ponctuation pourrait donc se faire l’expression d’un désir du personnage de se fondre dans une suspension temporelle.

Ainsi l’indéfinissable de la femme, l’incapacité de l’inscrire dans une dimension particulière, précise apparaît peut-être une façon de la refuser.

Enfin remarquons dans ce défilé de femmes dans la vie d’Aurélien une apparition de la figure de la passante que nous étudierons ultérieurement et qu’incarne aussi Bérénice, qui est pour lui « toutes les femmes », dont la labilité du visage est inscrite dans sa mémoire.

On constate surtout qu’à de nombreuses reprises il manifeste son refus de tomber amoureux de Bérénice. C’est ainsi que pour lui « l’amour(…)représente un seuil dont le franchissement est remis en question.  96 » ; leur première rencontre n’est-elle pas compromise parce qu’il se refuse à la trouver à son goût ? Lorsqu’il la revoit dans le salon de Mary, il est poussé par une sorte de mouvement d’hésitations incessant qui le porte successivement vers chacune des femmes de la soirée :

‘« Aurélien s’aperçut qu’il ne parlait à personne et qu’il regardait Bérénice. (…)Brusquement il se révolta. Pour une raison mystérieuse on voulait qu’il s’intéressât à cette Bérénice. Eh bien, non. Il s’occupait plutôt de…de qui ? De Melle Agathopoulos par exemple(…)Elle(…) vit(…)qu’Aurélien(…)n’avait d’yeux que pour Rose(…)il fut arraché à Melle Agathopoulos par Mary qui semblait s’être(…)réveillée au besoin de plaire, par la menaçante apparition de Rose(…)par-delà Mary, il regardait Rose(…)Il la laissait parler. Il commençait à sentir sa présence, même en pensant à Rose. (…)Aurélien s’éloigna(…)hésita entre deux directions. Vers Rose ou vers Bérénice. Il se pencha vers Bérénice parce que c’était sans danger, mais se heurta dans Barbentane(…) [Edmond]le poussa d’une bourrade vers Bérénice. Aurélien pencha pour s’en retourner vers Rose. » (A, p. 67-77)’

Il passe véritablement de l’une à l’autre, par pur esprit de contradiction semble-t-il ; peut-être également se plaît-il à maintenir entre elles et lui une situation de flirt pour mieux empêcher le développement d’une dimension sentimentale latente. Et à l’égard de Bérénice il ne suit pas l’instinct qui le pousse vers la jeune femme. Il est d’ailleurs frappant de constater l’ironie méprisante et purement gratuite avec laquelle il la qualifie de « petite sotte », de « provinciale » (A, p. 130) Il semble alors légitime de croire qu’Aurélien éprouve une grande difficulté à assumer le fait d’être tombé amoureux. Bérénice équivaut à ses yeux à une corvée dont il se serait fort bien passé :

‘« Allons, bon, il s’était jeté dans cette aventure, comment reculer ? Il lui allait falloir faire la cour à sa voisine. » (A, p. 129)’

Il apparaît également qu’il voit en elle une sorte de caricature du comportement féminin par laquelle on relève chez lui un évident a priori négatif sur les femmes :

‘«Dans quelles complications allait-il se lancer, dans quel inconnu ? Et ces palpitations qu’elle avait pour un rien. Oh la la. Il devinait confusément un piège. (…)Un monde de complications. (…)Non. Mille fois non. Se reprendre avant d’être dans l’engrenage. D’ailleurs quelle futilité, cette femme ! » (A, p. 133)’

Lorsqu’il comprend que Bérénice s’insinue de plus en plus étroitement en lui, loin d’accepter de céder à un sentiment prêt à se développer, il s’emploie énergiquement à tenter de l’écarter :

‘« Non, non, non et non. Je ne suis pas amoureux. Tout ça, ce sont des histoires. Je m’en fiche. (…)Je n’y pense plus. C’est comme la peur…si on commence à se dire qu’on a peur… » (A, p. 145)’

Il est intéressant de noter que dans Les beaux quartiers, Edmond est porté par une réaction similaire à l’encontre de Carlotta :

‘« Il s’étonnait lui-même : lui qui avait toujours affecté le plus grand mépris des femmes, et la négation de l’amour. Il n’était pas amoureux. Il avait comme ça besoin d’une preuve(…)Il n’était pas amoureux. (…)Il n’était pas amoureux. (…)Se mettre la tête à l’envers pour une femme dont on n’a même pas bien remarqué les yeux ! Mais d’où prenait-il qu’il se mît la tête à l’envers ? Elle était comme toujours sur ses épaules.  97 »’

Il est frappant de constater combien Edmond apparaît, dans sa façon de ressentir l’amour, comme un des pilotis d’Aurélien. Aragon, pourtant considéré comme le chantre de l’amour, opère à travers ces deux personnages comme une redéfinition du sentiment amoureux considéré ici comme chose dangereuse par son pouvoir déstabilisant, génératrice d’une déstructuration de soi : chacun de ces deux personnages masculins donne l’impression de se dédoubler, divisé entre une part de soi s’apprêtant à succomber et une autre part qui s’efforce orgueilleusement à la rationalité, l’indifférence et la désinvolture, chacun cherchant, par la grâce d’une sorte de mantra, à se persuader qu’ « il n’[est]pas amoureux. »

L’amour n’est donc ici en aucun cas une perspective bienheureuse puisqu’il est la source d’une diffraction intime. A cet égard la métaphore employée par Edmond s’interdisant de « se mettre la tête à l’envers(…) » est révélatrice : elle semble induire la sensation pour le personnage de devenir autre puisque sa « tête », c’est à dire son esprit, subit un retournement, un changement, une métamorphose impliquant qu’Edmond n’est plus lui-même.

Il ne peut donc être question pour aucun des deux d’un amour vécu comme une régénération car cette part inconnue d’eux-mêmes et qui se révèlerait auprès de l’autre, Aurélien et Edmond la refusent, préférant conserver leur identité présente dans une immuabilité rassurante.

Dans Aurélien, le personnage est donc pour la première fois attiré sentimentalement par une femme ; et cette peur de l’amour pourrait peut-être signaler une peur de la femme, un refus de laisser entrer une femme dans son cœur, dans sa vie :

‘_« Bérénice…Est-ce que je l’aime vraiment ? Qu’est-ce que c’est que cette folie ? Il est temps encore d’arrêter tout ça. » (A, p. 233)

_ « Il n’était plus sûr de l’aimer. (…)Non, il ne l’aimait pas. Il s’était raconté des histoires. Il fallait maintenant s’en sortir. Comment ? Il se sentait pris à son propre piège. (…)Il jouait à cache-cache avec ce qu’il pensait. Il avait peur de l’aimer. Il avait peur de ne pas l’aimer. » (A, p. 283-284)’

Ainsi, tout comme Bérénice quelque temps auparavant, le sentiment amoureux lui aussi apparaît au personnage comme «(…) un piège. » Il est également intéressant d’observer qu’il compare à la «(…) folie(…) » et à la «(…) peur (…) » le sentiment qui le porte vers Bérénice sans qu’il le veuille, comme si l’éventualité d’un tendre sentiment l’unissant à elle le mettait en péril. Peut-être est-il possible de voir une réaction similaire lors de la scène de l’Opéra :

‘« Il sentait ce qu’il aurait fallu faire pour s’arrêter sur cette pente, pour en finir avant d’avoir commencé…(…)Il savait qu’il pouvait encore détourner le cours de ses pensées…il était encore son maître…bientôt il ne le serait plus… » (A, p. 202)’

Ce terme « pente » pourrait peut-être faire écho à cette étrange expression, « tomber amoureux »qui semble faire de l’amour une déchéance.

Dans cette même scène, la même sensation de peur s’empare de lui quelques instants plus tard :

‘« C’était alors qu’il aurait fallu lui dire : Je vous aime. Alors. Mais Aurélien ne le pouvait pas. Il avait peur des mots murmurés. Et de ces mots-là surtout, si nouveaux, si difficiles. » (A, p. 207)’

Dans cette logique de refus, il est frappant de constater cette indifférence que l’on a déjà observée, lorsqu’il découvre que ses sentiments pour Bérénice sont payés de retour :

‘« Que Bérénice l’aimât, de le savoir, de ne plus en douter, n’ouvrait pas la porte des rêves, n’engageait aucunement Aurélien à imaginer la suite de cette aventure(…)Aurélien, depuis qu’il avait acquis cette certitude était plus loin que jamais d’imaginer les développements de l’amour partagé. »’

Une identique sensation d’hébétude le paralyse lors de leur premier tête-à-tête dans son appartement :

‘« Les minutes durèrent, nulles, vides, silencieuses(…)Le poids de Bérénice contre lui(…)une torpeur, une anesthésie qui s’était emparée d’eux deux. Il avait de l’amour comme ce sentiment immobile dans les rêves. » (A, p. 298-299)’

Dans ces deux dernières scènes, au lieu de se laisser aller au contentement en principe propre à l’état amoureux, le personnage semble se vouloir hors de lui-même, comme pour éviter de se voir, otage, en quelque sorte, de l’intimité amoureuse. Ceci est particulièrement manifeste dans la seconde scène : ce moment qui devrait être heureux puisque Aurélien tient Bérénice entre ses bras, ne semble lui être que pénible et inutile. La jeune femme ne lui est qu’un «(…) poids(…)», vraisemblablement embarrassant. Et il ne peut naître à la joie puisqu’il se sent comme « (…) anesthésié(…)». Enfin, remarquons avec Lionel Follet qu’elle est appuyée «(…) contre lui(…) », ce dont on peut probablement déduire qu’elle lui tourne le dos : leurs regards ne se croisent donc pas. « Cette scène d’une fausse étreinte signe l’impossibilité d’une rencontre réellement vécue entre eux.  98 »

Aurélien manifesterait donc bien une incoercible hésitation à quitter la superficialité rassurante de l’attirance et à pénétrer les exigeantes sphères de l’intimité sentimentale. On relève à cet égard que même vis-à-vis de Lucien et même lorsque Bérénice le quitte, il s’arrange pour se dérober à la jalousie et au désespoir amoureux :

‘_ « Non, il n’en était pas jaloux. Il ne souffrait pas de la savoir avec lui(…)Il était fermement décidé à ne pas se rendre malheureux. » (A, p. 391)

_ « Il cherchait à ne pas souffrir. Il était persuadé que cela devait être facile. Facile de penser à autre chose, facile de refuser la douleur. Comme il était facile de ne pas aimer. » (A, p. 572)’

D’autre part, l’incapacité de désirer physiquement les femmes qui l’entourent pourrait alors procéder de ce refus de la femme que nous croyons percevoir en lui. Dès lors, ‘« (…)le personnage s’absente à lui-même, se dépersonnalise pour parer à l’effraction du moi et au bouleversement que représente l’investissement amoureux. ’ ‘ 99 ’ ‘»’

Plus ou moins consciemment, Aurélien paraît systématiquement refuser le moindre engagement qui le lierait à une femme. Il ne s’abandonne un peu qu’avec Simone qui n’est pour lui qu’ « (…) une vieille copine de bar(…) » (A, p. 253), avec laquelle tout lien le moins du monde sentimental est exclu ; Simone qui « (…)était si pleinement, si uniquement ce qu’elle devait être » (A, p. 111) s’oppose à Bérénice qui apparaît à Aurélien comme « (…)une foule…toutes les femmes… » (A, p. 255), rassurant par là même Aurélien qui affirme :

‘« quand il y a trop de femmes, je me perds(….) ». (A, p. 73) ’

En elle, il est probable qu’il ne voit pas vraiment une femme, ce qui facilite sans doute un peu plus l’acte amoureux :

‘« Aurélien sentit qu’on lui retirait ses chaussures. (…)
Voyons, qu’est-ce que ça signifie ? (…)Qui est cette fille, là ? (…) Empêtré dans ses vêtements à demi défaits par elle, il la jeta sur le lit. » (A, p. 459 )’

Ainsi, Aurélien fuit les femmes, la tendresse des femmes à laquelle il ne sait pas, ne veut pas répondre. Et, comme l’amoureux des Fragments, le personnage pourrait dire :

‘« Je me dilue, je m’évanouis pour échapper à(…)cet engorgement qui fait de moi un sujet responsable.  100 »’

Son refus, sa peur de la femme est particulièrement, et paradoxalement, manifeste dans l’épisode qui le montre livré à une véritable chasse à la femme :

‘« Jamais on ne peut bien détailler une femme comme on le fait en suivant une inconnue. On a à peine vu son visage(…)De dos, on possède vraiment une inconnue, elle n’est pas défendue par son expression, il n’en reste que l’animal, la bête à courber ; on la soumet déjà à fixer son attention sur la nuque, la racine des cheveux. (…)Aurélien se plaisait infiniment à déshabiller les femmes dans sa tête, à imaginer leurs dessous, sans rien embellir, avec une certaine cruauté. » (A, p. 151-152)’

Ces femmes réactualisent sa fascination pour les inconnues cristallisée par la Noyée et Bérénice ; de plus Aurélien se projette avec elles imaginairement dans une dimension sensuelle dans laquelle il est incapable de s’inscrire revenu à la réalité. Peut-être est-ce parce que ‘« pour désirer vraiment l’autre, il faut(…)abolir le visage. (…)L’extase érotique impliquerait la dissolution du visage. (…)Occulter le visage procède à la fois d’une volonté de piéger au mieux l’intimité et de réduire la femme (ou l’homme) à être une machine à plaisir. ’ ‘ 101 ’ ‘»’

D’autre part, on remarque évidemment qu’Aurélien se plaît à entretenir un rapport de prédation avec les passantes croisées aussi bien d’ailleurs qu’avec les femmes de sa connaissance, inversant par-là même le rapport que l’on a étudié précédemment : à certaines occasions il est le chasseur, elles sont les proies. Schéma quelque peu rudimentaire mais qu’Aurélien fait sien sans difficulté. Annelise Maugue parle de « (…)rêverie anthropophagique » qui « (…)souligne les fantasmes sous-jacents à l’image du corps à corps : pulsion sexuelle et pulsion meurtrière s’y confondent(…)  102 »

Son attitude s’exerce à l’encontre de Mary à laquelle il pense «(…)comme le chasseur qui change sans cesse de gibier » (A, p. 75), également à l’encontre de Rose, « (…)debout devant lui[avec]ce sens prodigieux de l’immobilité, et du trouble » (A, p. 80 ); (Rose que d’ailleurs « il(…)eût aimée plus voisine de l’anonymat » (A, p. 82) comme le sont les femmes qu’il suit dans la rue ou l’Inconnue de la Seine.)

Mais c’est Bérénice qui fait particulièrement les frais de cet instinct de prédateur d’Aurélien. A de nombreuses reprises il compare la jeune femme à un animal :

‘_« La seule chose qu’il aima d’elle tout de suite, ce fut la voix(…)Aussi mystérieuse que les yeux de biche(…) » (A, p. 33)

_ « (…)cette fuite des yeux de la biche traquée(…) » (A, p. 82 )

_ «(…)ses yeux(…)se rouvrirent(…)plus animaux qu’Aurélien ne s’en souvenait. » (A, p.132 )

_ « Ah, dans cette minute, elle était à lui, comme un oiseau fasciné. » (A, p. 207)’

 Il est sans nul doute significatif que les comparants choisis par Aurélien lorsqu’il pense à Bérénice soient une biche et un oiseau, deux espèces animales illustrant particulièrement bien la fragilité, la vulnérabilité. Il ne l’est pas moins que le personnage songe très souvent à Bérénice comme à une proie :

‘_ « Il vit ses yeux noirs, ses yeux traqués. » (A, p. 130 )

_ « Non, ne rouvrez pas vos beaux yeux noirs…restez comme cela, livrée… » (A, p. 252)

_ « Il vit sa nuque voisine, trop voisine, trouble, et le velours blond, vivant… » (A, p. 299)

_ « Elle est si merveilleusement sans défense. Comment se fait-il qu’elle lui échappe toujours, cette proie aux yeux sombres(…)? » (A, p. 319 )

_ « Aurélien avançait vers elle, il voyait sa poitrine soulevée, une fine sueur aux tempes, le visage soulevé, la tête renversée avec les cheveux blonds qui retombaient tout d’un côté. Des paupières battues, le cerne qui faisait plus troublants les yeux, et cette bouche tremblante, où les dents serrées étaient félines, si blanches… Il s’arrêta. Il était devant elle très près, il la dominait. » (A, p. 528)’

Il faut noter qu’Edmond dans Les beaux quartiers, songe à Carlotta avec ce même instinct, que son attention se porte sur les mêmes détails de la personne de la jeune femme :

‘« Edmond ne voyait que Carlotta(…)son irritante voix(…)l’espèce de puissance étrange de sa nuque(…)ses yeux qui regardent sans gêne(…) » 103

Ainsi pour ces deux personnages aragoniens la femme est gibier que l’on poursuit le regard fixé sur sa «(…) nuque(…) », ainsi que le regard du chasseur sur sa proie. Mais la femme est gibier également parce qu’elle représente un danger : sa nuque «(…) trouble(…)», ses yeux « (…) troublants(…) », sa voix « (…) irritante(…) » menacent l’homme dans son équilibre intime ; ses «(…) dents(…)féline(…) s », sa chevelure «(…) vivante(…) », la «(…)puissance étrange(…) » qu’elle recèle, le fait qu’«(…)elle(…)échappe toujours(…)» à l’homme, témoignent qu’elle est indocile et dangereuse et rendent sa capture difficile, imprévisible, précaire, pernicieuse. La femme est ici créature fascinante mais maléfique dont il convient que l’homme s’empare et surtout se détourne du regard, couleur de mort chez Bérénice, sans indulgence chez Carlotta, susceptible dans les deux cas de pénétrer et d’anéantir l’intériorité méfiante, craintive, fragile, de l’homme.

A propos du regard de la femme aimée vu par le regard de l’homme, il est intéressant de relever la manière dont Alban de Bricoule, dans Le Songe, perçoit le regard de Dominique car les yeux de cette dernière, ‘«(…)ses yeux graves où l’on croyait voir une âme, et derrière une autre âme, et derrière une autre âme encore ’ ‘ 104 ’ ‘»’ ne sont pas sans évoquer ceux de Bérénice qui font dire à Aurélien qu’elle est « toutes les femmes ».

Dans Aurélien, à l’épilogue la tendance du personnage à la prédation n’aura fait que se confirmer : vis-à-vis des « (…)quarante ans sonnés de Bérénice(…) » (A, p. 674) qui lui ôtent la vulnérabilité, la confiance qui en faisaient jadis une proie idéale, Aurélien oppose sa femme, « (…)la fraîcheur de cette jeune mère (…)si animale , si plaisante… » (A, p. 674). Il ne voit en elle que la mère, voire la génitrice, « animale », non plus la femme, manifestant là encore sa volonté de désérotiser la femme au sein de la relation de couple.

Et, il convient de constater qu’Aurélien porte particulièrement son attention sur les yeux de Bérénice, sur son regard fermé, alors qu’il fuit celui des passantes qu’il ne considère que « de dos », lorsqu’elles lui dissimulent leur « expression. » On en vient alors à croire que leur regard pourrait leur révéler une personnalité précise qui ne saurait intéresser celui pour qui

« une femme a un autre genre d’intelligence(…) » que les hommes et qui n’apprécie guère celles qui « (…)se mêlent de ce qui ne les regardent pas…» (A, p. 699) En ce cas peut-être le fait de vouloir animaliser ou même supprimer le regard de Bérénice participe-t-il de la volonté de la destituer de son intelligence, de son humanité. Ainsi, pour Aurélien ‘« contrôler le visage de l’autre, c’est nier son altérité, triompher de sa réserve et surtout du danger que constitue son regard. ’ ‘ 105 ’ ‘»’

D’autre part, cet instinct du chasseur qui caractérise parfois Aurélien l’installe vis-à-vis des femmes dans un rapport évident de domination, qui non seulement le situe hors du processus d’inversion des pôles sexués, mais le fait aussi incarner un tempérament viril qui confine à la brutalité. L’émoi érotique ne l’envahit que lorsque la femme se trouve en situation de faiblesse donc d’infériorité, conférant alors à Aurélien une identité typiquement masculine jusqu’à la caricature. Le personnage semble se voir comme celui dont la force protège et menace tout à la fois. Il apparaît ainsi comme le triomphateur d’un jeu de séduction dont il a lui-même institué les règles. Ces dernières s’apparentent davantage à une stratégie guerrière au sein de laquelle la femme est l’ennemi à vaincre, plutôt qu’à la tendresse respectueuse de l’amour courtois. Dans les circonstances que l’on vient de citer, on peut dire qu’Aurélien s’évertue à prouver et à se prouver son indubitable virilité morale. 

‘« Le manque de confirmation de leur statut de mâle par un père crée (…)chez les hommes une insécurité concernant leur identité sexuelle. Il les pousse à chercher constamment dans les yeux des femmes un miroir de leur virilité.  106 »’

Toutefois, il nous semble qu’Aurélien confond virilité et brutalité ; ces démonstrations de sa domination des femmes dont nous avons souligné qu’elles nous paraissent exagérées, nous semblent en réalité dissimuler une virilité défaillante que le personnage pressentirait et qu’il chercherait à faire payer aux femmes, à Bérénice en particulier :

‘« Suis-je naïf, suis-je stupide ! Elle m’a roulé, elle m’a encore roulé. Il lui prête les pensées les plus basses, les sentiments les plus vulgaires. Il se venge ainsi de sa soumission, et du pouvoir que Bérénice a sur lui. » (A, p. 324)’

Selon Elisabeth Badinter, ‘« pour lutter contre le sentiment permanent d’insécurité, certains hommes croient trouver le remède dans la promotion d’une hypervirilité. (…)elle est source d’auto- destruction et d’agressivité contre tous ceux qui menacent de faire tomber le masque. ’ ‘ 107 ’ ‘(…)le modèle de l’homme hypervirilisé(…)est source d’un vrai malaise identitaire à l’origine d’une double violence : celle qui agresse les autres et celle qui se retourne contre soi-même. ’ ‘ 108 ’ ‘»’ Il nous apparaît par conséquent qu’en souhaitant dominer les femmes, en les maintenant à distance sur le plan affectif, Aurélien ne fait que souligner la peur et le rejet que lui inspire la gent féminine.

Même une remarque a priori anodine concernant sa femme de ménage participe du refus d’une présence féminine chez lui, qu’avait annoncée au début du roman sa réticence à laisser ses « conquêtes »s’installer chez lui :

‘« Quel crampon, cette Duvigne, alors ! Il aurait bien aimé la remplacer par un homme. C’est plus commode pour bien des choses, et puis ça tient mieux les affaires. » (A, p. 236)’

………………………………………………………..

Chez Gilles, le rejet de la femme s’exprime de manière quelque peu différente ;

Davantage capable qu’Aurélien de se lier affectivement à une femme (comme c’est le cas avec Alice et Dora), Gilles n’en éprouve pas moins une certaine réticence à l’égard du sentiment amoureux. Sans doute est-ce cette même réticence qui lui fait dire :

‘« Il me semble que je n’aimerai jamais, alors ce tendre respect que j’ai pour elles, c’est peut-être tout ce que je puis donner à une femme, à une femme propre. » (G, p. 86) ’

Il s’apparente ici à Aurélien qui ne sait offrir aux femmes qu’une «(…) inattention respectueuse(…) ». Suivant la même comparaison, on relève qu’Aurélien est considéré par ses amis comme quelqu’un qui «(…) ne tire pas à conséquence(…) », et que ceux de Gilles sont «(…) habitués à le considérer incapable de toute passion durable. » (G, p. 316)

Il est probable que cette incapacité participe de sa recherche de l’amour vénal :

‘_ « Il voulait des femmes qu’on payât(…) » (G, p. 43)
_« Aimant à la fois la solitude et les femmes, il semblait voué aux filles qui ne dérangeaient pas sa solitude(…)Il aimait celles qui étaient à tout le monde, et ainsi nullement à lui. Il n’avait nulle envie d’avoir une femme à lui. » (G, p. 83)

_ « Il était un homme de plaisir, un homme né pour le plaisir. Et il était lié aux femmes de plaisir. » (G, p. 201)’

Dans Bel-Ami, ce dernier est l’objet de la même prédilection :

‘« Il aimait(…)les lieux où grouillent les filles publiques(…)il aimait les coudoyer, leur parler, les tutoyer, flairer leurs parfums violents, se sentir près d’elles. C’était des femmes enfin, des femmes d’amour.  109 »’

Toutefois chez Georges Duroy n’apparaît pas dans cette attirance la conception méprisante, hostile, de la prostituée qu’en a Gilles : la compagnie de celles-ci pèse à Gilles tandis que Georges Duroy «(…) aime(…) » cette compagnie ; dans cette logique, on remarque qu’il est question vis-à-vis d’elles de «(…) plaisir(…) »(physique, s’entend) pour Gilles et d’«(…) amour(…) » pour Georges Duroy chez lequel n’entre pas non plus de façon explicite la dimension vénale. D’autre part, Gilles opère une mise à l’écart affective de «(…) ces filles qui ne dérangeaient pas sa solitude(…) », une non-reconnaissance de leur existence, tandis que Georges Duroy reconnaît non seulement leur existence puisqu’il recherche leur compagnie, aime les toucher, leur parler mais reconnaît aussi et affirme leur identité de femme que Gilles leur refuse. En outre, on peut observer que se concentrant sur l’aspect vénal de la relation et refusant de s’arracher à sa solitude intérieure, Gilles ôte à ce genre de relation une sensualité qui apparaît empreinte d’une intensité quasi animale chez Georges Duroy, qu’elle soit d’ordre tactile ou olfactif. Refuser cette dimension sensuelle c’est, pour Gilles, refuser le contact de l’autre, c’est donc refuser l’autre. L’amour physique pourrait donc être voulu par Gilles comme une paradoxale non-relation dans laquelle la femme, déshumanisée, fournit son plaisir au personnage lequel ne se soucie d’ailleurs pas d’une quelconque réciprocité.

Dans Gilles, la compagnie des prostituées offre au personnage la garantie de l’absence totale d’une dimension sentimentale ; en se trouvant « (…) lié aux femmes de plaisir » le personnage s’inscrit dans la seule dimension physique, superficielle du sentiment amoureux, laquelle lui épargne la nécessité d’un engagement. Il est tout aussi probable que payer les femmes constitue une manière de les asservir, de les humilier et d’exercer sur elles une forme de domination par l’argent.

Gilles adopte, notamment avec « l’Autrichienne », une attitude se rapprochant de celle d’Aurélien vis-à-vis de Simone dont on a dit qu’il ne la considère pas réellement comme ayant une existence à part entière :

‘« Il s’en alla chez l’Autrichienne, la silencieuse. (…)Avec elle, c’était le grand silence, il revenait à ses pensées les plus profondes. Il se saisit d’elle avec une autorité qu’il n’avait encore jamais montrée. » (G, p. 134)’

Avec cette femme, Gilles peut s’abîmer dans «(…) le grand silence(…) »et elle cesse d’exister pour lui. La prostituée ne lui sert que de révélateur de lui-même, rôle qu’il fait d’ailleurs jouer à Mabel, l’assimilant par-là à une prostituée :

‘« Mabel n’était plus, comme une fille, qu’un élément dans une imagination tout intérieure à lui. » (G, p. 103)’

Toutefois, il est à noter que la pratique de l’amour vénal installe Gilles dans un rapport problématique à sa propre sensualité. Tandis qu’on a dit qu’avec les personnages d’Alice et de Dora dont il est successivement épris, la dimension érotique est vécue par lui sur un mode quelque peu exacerbé, il en va autrement avec les prostituées dans la mesure où leurs rencontres cristallisent l’angoisse du personnage sur sa propre virilité :

‘« Plus il faisait l’amour avec les filles – si normalement qu’il le fît –, plus fréquemment revenait un soupçon d’infantilisme, voire d’impuissance. » (G, p. 203)’

Gilles devient alors selon le mot d’Elisabeth Badinter un « (…)homme mutilé(…)c’est un homme qui échoue à désirer et à posséder une femme. » 110

Il est ici intéressant de relever non seulement le terme « impuissance » qui révèle chez le personnage ce que l’on pourrait qualifier d’angoisse de la performance (angoisse qu’il ne peut logiquement éprouver avec les prostituées auxquelles ne le lie aucun souci de plaire) mais aussi le terme « infantilisme » qui ramène, implicitement, encore une fois Gilles à la difficulté d’assumer son statut d’adulte, difficulté ressentie cette fois dans la part la plus intime de son identité virile. Cette absence humiliante et moralement douloureuse apparaît comme une manière inconsciente pour lui de conserver un lien avec une enfance ignorée et un moyen supplémentaire de ne pas franchir l’étape obligée de la maturité. Mis en devoir d’exécuter un acte avec une femme dont il ne veut pas, Gilles se réfugierait alors inconsciemment dans l’impuissance comme Aurélien se réfugie dans la maladie pour éviter d’accéder au désir des femmes qui le poursuivent.

Apparaît aussi ce souci de la « norme » dont on peut se demander ce que ce concept signifie pour le personnage, dans le domaine sexuel. Cette volonté de s’inscrire dans la norme pourrait peut-être là encore dénoter la conscience d’une fragilité, d’une différence dès lors insupportables à ce personnage dont nous avons souligné à plusieurs reprises l’instinct fondamentalement conservateur voire rétrograde, et la répugnance profonde pour ce qui est autre, dissemblant.

Il est significatif de constater que ce « soupçon » l’envahit à propos de son manque de désir pour Myriam :

‘« Les furieux excès auxquels il se livrait au dehors ramenaient la crainte qui l’avait assailli lors de la nuit de noces. » (G, p. 203)’

Il ressort de cette « crainte » que Gilles ne peut logiquement éprouver du désir pour une femme qui non seulement ne répond pas à sa conception de la féminité, mais aussi qui attend de sa part un véritable investissement affectif :

‘« (…)il faisait un effort acharné pour supporter sans hurler l’aveu incessant de son amour et de son désir, l’humilité échevelée et ardente qui la rendait enfin femme. Elle sanglotait toute la nuit et se donnait dans ce spasme sinon dans un autre.
Il serrait les dents pour ne pas crier : ‘‘Je ne vous aime pas.’’ » (G, p. 203)’

A ce propos, Guy Corneau écrit :

‘« Pour sortir de l’impuissance, qu’elle soit sexuelle, physique ou sentimentale, il faut prendre le risque d’être en rapport avec son propre désir et avec son propre plaisir sous le regard de l’autre.  111 »’

Avec les prostituées, on l’a dit, Gilles, qui est incapable de ce genre d’abandon, est à l’abri de toute demande sentimentale ce qui favorise l’éclosion du désir.

Ainsi l’attachement à l’amour vénal cristallise chez Gilles le refus du sentiment amoureux qui, jusqu’à sa rencontre avec Alice puis Dora ne lui apparaît que comme une valeur négative. (Mais encore faut-il rappeler que les sentiments du personnage pour chacune des deux mêlent la dimension filiale à la dimension sentimentale.)

La réticence du jeune homme à tomber amoureux s’exprime dès le deuxième chapitre du roman :

‘«(…)Gilles voulait se livrer au hasard. Au hasard délicieux des rencontres. Il ne s’agissait pas de tendresse, mais de désir. (…) » (G, p. 43)’

Et on peut relever que même dans les premiers temps de sa relation avec Dora, dont il sera pourtant très amoureux, il se montre extrêmement distant :

‘« (…)il s’était astreint à cacher à Dora qu’elle n’avait pas de rivale. Il aurait souhaité qu’elle en eût, car, en dépit de la grande émotion du petit hôtel, il ne voyait aucune suite possible à cette étreinte qui resterait comme un miracle isolé(…) » (G, p.283) ’

D’autre part, ce manque total d’« (…)envie d’avoir une femme à lui » pourrait signaler son refus de former un couple avec une femme et ainsi de se risquer dans l’intimité sentimentale que suppose cette forme de relation duelle. Gilles évolue dans une sorte d’hermétisme affectif inversement proportionnel à son expérience érotique :

‘« (…)il croyait qu’elle était vierge, comme lui, somme toute, l’était, en dépit de toutes les filles. » (G, p. 98)’

Mais le personnage, dont nous verrons qu’il souffre de sa solitude affective, dans un mouvement paradoxal rejette l’amour qui pourrait l’arracher à cette solitude :

‘«(…)il vint à la jeune fille(…)un énorme sanglot qui hésita une seconde, puis(…)se déclara : ‘‘Je vous aime.’’ Ce cri toucha le débauché, l’ami des filles mais comme une salissure. » (G, p. 99)’

Il semble que ce que Gilles rejette avec une telle répulsion soit la volonté de Mabel de se donner à lui spirituellement par l’offrande de son âme et que la possibilité d’une fusion sentimentale soit insupportable à cet indépendant ; il est probable également que ce soit plus prosaïquement parce que la jeune fille lui déplaît.

Sa réticence est plus grande encore à l’égard de Myriam, pour laquelle ses sentiments sont infiniment complexes, faits de tendresse et d’aversion mêlées :

‘« Il avait décrété qu’il avait raison de répugner à Myriam. Il n’aimait pas cette chair frêle, cette âme timide, voilà tout(…) » (G, p. 201)’

Là encore la raison de son refus pourrait procéder de l’incarnation par Myriam d’une fragilité typiquement féminine qui ne peut que déplaire à celui dont on a dit qu’il recherche la compagnie de femmes androgynes ; de surcroît «(…) cette chair frêle, cette âme timide(…) » représentent une forme de faiblesse qui ne peut que heurter le culte de la force révéré par Gilles.

Nous retrouvons chez Chéri cette répulsion causée par le corps féminin, particulièrement lorsqu’il est d’apparence fragile :

‘_ « Il imagina quelque femme, un corps moite, la nudité, une bouche…Il frémit d’antipathie sans objet(…)  112 »

_ «Il frémit et comprit à ce frémissement que ce gracieux corps(…)n’éveillait plus en lui qu’une répugnance précise.  113 »’

Le personnage de Gilles et celui de Chéri sont ici étroitement ressemblants car on a dit que le premier n’est attiré que par des femmes aux formes généreuses, dotées d’une personnalité dominatrice et maternelle et on sait que le second ne vit qu’une seule histoire d’amour avec Léa, créature offrant un corps plantureux et une sensualité débordante, affichant une personnalité décidée et affranchie pour l’époque et qui, en outre, est pour lui un substitut maternel. Un corps « frêle », « gracieux », dont la légèreté exclut une solide charpente physiologique, n’est pas à même de constituer un réconfort, un refuge réactivant l’image du corps maternel protecteur. A leurs yeux ce genre de femme ne peut sans doute figurer un rôle maternant. Il semble que Gilles et Chéri véhiculent dans leur imaginaire érotique cette conception de la femme comme une mère (c’est particulièrement net pour Chéri dont on sait que l’éducation a été assumée par Léa plus que par sa propre mère.)

D’autre part, bien qu’Edmée soit un personnage féminin doté d’un rôle social important et revête ainsi une sorte de caractéristique masculine aux yeux de la société de l’époque, ce qui devrait en principe plaire à son époux (situation paradoxale jusqu’à un certain point dans la mesure où particulièrement à cette époque l’image de la mère et de la femme active étaient inconciliables, contradictoires), malgré, donc, cette image masculinisée que renvoie socialement l’épouse de Chéri son apparence l’inscrit dans une conception parfaitement conventionnelle de la féminité, tout comme Myriam : toutes deux incarnent véritablement le prototype, si l’on peut dire, du féminin et il est alors logique qu’elles provoquent l’éloignement de personnages masculins qui rejettent le féminin.

Gilles et Chéri recherchent en l’autre la part masculine qui, si l’on ajoutait foi à l’ancestrale légende de l’androgyne, serait supposée être nécessaire à l’importante part féminine que chacun recèle. Dès lors, dans le cas de Gilles, l’homosexualité que nous croyons déceler en lui ne serait donc pas unilatéralement recherche du même dans l’autre homme à la guerre ou dans une femme masculine, mais aussi recherche de la masculinité nécessaire à sa féminité.

En outre, leur « répugnance » commune pourrait alors provenir de cette recherche d’une femme masculinisée. Implicitement, une femme fragile les renvoie à une obligation d’autonomie car elle ne peut les protéger, à un rôle social protecteur, et les contraint de se dépouiller de l’enfant qu’ils n’ont jamais pu cesser d’être. A cet égard il faut rappeler l’attachement de Gilles à l’univers militaire : car comme l’évoque Aragon dans Aurélien, il s’agit d’un univers qui prive l’individu de son autonomie et de son indépendance, un univers où règnent l’obéissance et la dépendance poussées parfois jusqu’à leur plus extrême limite.

Il est alors logique que la vision de cette fragilité qui s’impose à eux, qui les sollicite et qui, de toute évidence, les exaspère, leur soit insupportable parce qu’elle requerrait d’eux une attitude mâle traditionnelle qu’ils seraient bien en peine d’offrir. Il est donc probable que la vulnérabilité du corps féminin suscite en eux un malaise psychique parce qu’elle appelle, en une forme de complétude, une solidité qu’ils ne peuvent ni ne veulent incarner. De plus, dans cette féminité même, elle représente pour eux un rappel de cette différence qui les oppose au modèle masculin de leur temps et qui les établit dans cette marginalité qu’ils vivent si mal.

Par ailleurs, comme Aurélien, Gilles éprouve une attirance pour les passantes, ces femmes qu’il ne connaît pas et qu’il ne connaîtra jamais, se protégeant ainsi du potentiel surgissement du sentiment :

‘« Il prenait des femmes dans le métro, dans la rue. Il leur parlait à peine, il les regardait seulement. Un regard qui n’était ni une injonction, ni une supplication, un regard où il leur fallait reconnaître une intimité de toujours. (…)Et elles le suivaient(…)Enfermées dans une chambre, elles plongeaient dans l’éternel(…) » (G, p. 499)’

Ce mouvement qui s’apparente à l’impulsion d’Aurélien en est toutefois sensiblement différent dans son déroulement comme dans sa concrétisation : ce sont les femmes qui suivent Gilles, tandis qu’elles ne remarquent pas la présence d’Aurélien ; ce dernier se contente de projeter dans une dimension fantasmatique la fusion physique, alors que Gilles recherche l’effectivité de la relation charnelle ; et Aurélien, en ne regardant pas les femmes, en ne leur parlant pas, s’applique à fuir cette « intimité de toujours » que Gilles désire si ardemment.

La relation de Gilles aux passantes répond à ce que Marc Feigen Fasteau nomme un ‘« (…)idéal secret: des femmes anonymes, coopératives, ne se permettant aucune critique, répondant aux avances sexuelles, mais n’en prenant jamais l’initiative. ’ ‘ 114 ’ ‘»’

Le personnage répète probablement dans ce schéma de relation, sa relation avec les prostituées puisque d’une part leur relation ne dépasse pas le lien physique, et que d’autre part leur anonymat lui permet d’exiger «(…)une intimité de toujours », intimité dont on a dit qu’il la rejette avec certaines des femmes de sa connaissance. Enfin, en leur parlant «(…) à peine(…) », Gilles ne reconnaît en elles que des pourvoyeuses de plaisir et non des femmes à part entière.

Il conviendrait encore d’observer que le refus de la femme se manifeste de façon nettement plus agressive chez Gilles que chez Aurélien. Chez ce dernier cette agressivité nous a semblée se cristalliser dans un instinct de prédateur. Celui-ci est également présent chez Gilles, à l’égard de la fragile Myriam :

‘« (…)ça m’est insupportable de la perdre. Elle est à moi, c’est mon bien, je veux la garder(…)je suis habitué à ce qu’elle m’aime, à ce qu’elle soit toute à moi. Je ne veux pas la laisser échapper. » (G, p. 237-238)’

Il est à noter que l’instinct de prédateur se double ou s’aggrave chez Gilles d’un instinct de propriétaire, ce qui tendrait à confirmer sa propension à considérer la femme comme un objet. Mais il faut surtout observer que son refus de la femme prend parfois des accents virulents et peut aller jusqu’à une certaine capacité de haine. Cette haine est particulièrement perceptible à travers un instinct que l’on pourrait qualifier de sadique puisqu’il pousse le personnage à la volonté de destruction. On en trouve un exemple notamment dans un épisode reliant Gilles au personnage de Mabel :

‘« Le souvenir des sanglots de Mabel lui revint avec un goût sensuel. Il se rappela ce corps parmi les vêtements saccagés. Corps charmant dont la maigreur ourlée et mouvante s’offrait si bien à composer des images de pillage et de défaite. Avec le souvenir du mépris revenait le désir. » (G, p.102-103)’

Il est frappant de constater que l’ « ample maigreur » envahissante qui caractérisait Mabel quelques instants plus tôt devient une «(…) maigreur ourlée et mouvante(…) », que son corps qui « (…)n’était qu’une longue tige élancée, sans épaisseur » est à présent un « corps charmant(…)».C’est lorsque Mabel abandonne son attitude dominatrice (que Gilles recherche chez Alice et Dora), lorsqu’elle devient vulnérable, victime, qu’elle est attirante pour le jeune homme ; ce dernier nous semble alors mû par une évidente cruauté doublée d’une possible perversion puisque le désir de l’autre, la dimension érotique prêtée à l’autre, ne peuvent naître que dans une mise en scène de la souffrance de l’autre. Peut-être y a t-il là aussi l’expression d’un instinct prédateur dans lequel entre également le jouissif triomphe de se sentir le vainqueur, le triomphateur d’un être réduit à l’humiliation et à la souffrance. La «(…)défaite » de la femme fait la victoire de Gilles.

A propos de cette attitude avec Mabel, personnage féminin caractérisé, rappelons-le par une mince mais solide structure corporelle, on peut sans doute citer Falconnet et Lefaucheur :

‘« (…)on justifie souvent la suprématie masculine par le fait que les hommes sont en moyenne plus forts que les femmes. Certes il y a des gringalets chétifs et des femmes robustes et musclées(…)mais la supériorité du gringalet tient à son appartenance au sexe dit ‘‘fort’’, et l’infériorité de la femme vient de ce qu’elle fait partie du sexe ‘‘faible’’. (…)le gringalet, s’il est – ou se prétend – audacieux, énergique et courageux, sera fondé à dominer la femme musclée et robuste mais passive et pusillanime – puisque femme.  115 »’

C’est en outre lorsqu’elle apparaît non seulement détruite mais aussi méprisable que Mabel est la plus désirable, lorsque Gilles peut se sentir supérieur à elle. C’est dans cette logique qu’à ses yeux « le rêve de la déchéance sociale à partager avec elle l’embellissait et la rendait plus désirable. » (G, p. 105) On peut d’ailleurs relever que c’est dans «(…) la déchéance(…) » que Gilles entrevoit une possibilité de former un couple, puisqu’en ce cas la femme serait au moins aussi misérable que lui.

La femme séduisante et désirable pour lui est soit une femme androgyne et dominatrice, soit une femme fragile qu’il peut assujettir ; il ressort qu’en aucun cas il ne saurait être question pour le personnage d’une relation égalitaire avec le sexe opposé.

Falconnet et Lefaucheur soulignent à cet égard :

‘« L’idéologie masculine incite tout homme(…)à être ‘‘maître de lui’’. Or on ne réussit à imposer à un individu cette ‘‘maîtrise’’ que si on l’a persuadé de la nécessité de la frustration et amené à se résigner à la transformation de son corps, d’un organe de plaisir qu’il était, en un organe de performance et de travail aliéné. (…)Se laisser aller demeure synonyme de féminité(…)  116 »’

Il faut encore remarquer le vocabulaire employé par Gilles, évoquant «(…) des images de pillage et de défaite » face à Mabel sanglotante dans ses «(…)vêtements saccagés. »

La femme devient l’adversaire à anéantir, le lit de l’amour un champ de bataille et Gilles répète en définitive avec elle l’unique comportement qu’il connaisse, celui du soldat au front, le seul rapport à l’autre qu’il pratique, un rapport belliqueux et haineux. Pour Marc Feigen Fasteau, ‘« (…)les hommes voient dans l’acte sexuel une rencontre dangereuse : il(…)s’agit(…)de l’épreuve ultime de leur virilité. Être à ce point proche d’une femme, de sa féminité, de cette part féminine que tout être possède au fond de lui, et rester, malgré tout, maître de la situation ! Pour les hommes les plus imprégnés de l’idéal masculin, ceux-là même qui ont peur de n’être pas à la hauteur, les relations sexuelles sont teintées d’hostilité. »’ 117

On peut peut-être relever ici cette observation que fait Maurice Rieuneau à propos de Philippe Barrès et de Montherlant, mais qui nous semble éclairer encore davantage cette scène entre Gilles et Mabel et le rejet du féminin opposé par ce dernier :

‘« (…)pour ces auteurs épris d’héroïsme, Mars et Vénus sont dieux ennemis.  118 »’

Sans doute peut-on classer Drieu parmi ces auteurs.

Par son attitude avec Mabel, Gilles laisse sans doute libre cours à la capacité de violence qui l’habite et à laquelle le front offre un exutoire.

Comme le notent Falconnet et Lefaucheur, :

‘« Succès, conquêtes : on ne sait jamais très bien si ces mots relèvent du langage amoureux(…)ou de celui des armes… Aller à l’aventure, avoir des aventures, c’est tout un(…)  119 » ’

Et cette violence est d’autant plus grande si elle est motivée par un désir de vengeance :

‘« Peut-être le soldat, qui n’est pas très fort, a-t-il besoin de voir le corps de la femme humilié et endolori comme fût le sien. » (G, p. 103)’

Ce « besoin », Gilles l’assouvira avec Myriam, dans une scène qui n’est ni plus ni moins qu’une scène de viol :

‘« Dès qu’il se rapprocha d’elle, il baigna dans une mer de douceur éperdue. Il était ému, apitoyé et effrayé comme s’il avait pris dans ses bras un nouveau-né. Une chair si tendre, en proie à une confusion si embrouillée, un silence si oppressé car tout le poids de l’univers était soudain tombé sur ce faible sein. (…)Il était pris d’admiration, de respect, de terreur. Lui qui aimait tant la chair, il ne la connaissait pas, il l’avait méconnue. (…)
Cependant, au milieu de tout ce désarroi, une fierté le prit. Il était le maître, le dispensateur, le dieu. Il se remplit d’une jubilation altière. De fier il devint rude. ‘‘Puisque tu es faible, tu seras encore plus faible. Puisque tu es désordre tu seras partagée. Tu seras anéantie.’’ Cette faiblesse qui fondait, qui se livrait dans un aveu de plus en plus servile, cette pudeur qui dans son tressaillement de plus en plus échappé devenait impudeur, tout cela l’agaçait, l’exaspérait, le faisait méchant.
Il se sentait une menace, un danger ; il était un ennemi, un ennemi joyeux, ivre de suffisance, de certitude qui de toutes ses molécules se rit de l’autre. (…)La haine entrait en Gilles. La résistance le rendait furieux. L’horrible séduction d’être cruel avec les femmes lui revenait par une pente inattendue. Il se laissa aller à la haine qui le précipita avec la dernière violence contre cet être autrefois balbutiant, maintenant râlant ; il se consomma dans la douleur de l’autre et de lui-même. Aussitôt après, il se rejeta en arrière, dans son for intérieur, dieu sombre, plein d’une immense répugnance rétrospective, dégoûté de la cruauté et du triomphe. » (G, p. 197)’

Cette scène exprime la forme la plus achevée du rejet de la femme ; toutefois elle offre également l’occasion de mesurer toute la complexité du personnage de Gilles pris entre violence et remords, répulsion et attirance, haine et tendresse. Ainsi, à son propos nous pouvons appliquer cette phrase d’Annelise Maugue : 

‘« Aimant en la femme ce qu’il rêve en même temps d’y anéantir, l’homme se condamne à une perpétuelle insatisfaction(…)  120 » ’ ‘« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue !
Et la victime et le bourreau ! » 121

pourrait dire le personnage de Drieu.

Nous avançons alors l’hypothèse selon laquelle il serait insupportable à Gilles d’éprouver de la tendresse pour un être incarnant à ce point la nature féminine, comme s’il considérait cette tendresse comme une faiblesse, sa propre faiblesse, dont il chercherait à s’immuniser en trouvant refuge dans la plus extrême brutalité. Attachant un immense prix aux valeurs dites viriles et à sa propre virilité, baignant dans un univers guerrier, peut-être Gilles considère-t-il le fait d’aimer une femme fragile comme une remise en cause de cette virilité.

Comme l’analyse Guy Corneau, ‘« Les caresses et la tendresse d’une femme produisent chez lui un effet dévastateur(…)L’intimité le blesse parce qu’il y perd tout contrôle, il est déchiré entre son désir de fuir et l’envie de se gaver d’affection. »’ 122

Aussi, peut-être brutaliser Myriam est-ce une manière de se brutaliser soi, de se punir soi, de détruire sa propre fragilité pressentie et refusée en détruisant celle de l’autre. En outre, l’agression d’un être plus faible que lui permet à Gilles de remporter une victoire facile mais indubitable qui peut ainsi lui procurer la dérisoire réassurance de sa propre force.

L’extrême fragilité psychique de Gilles nous paraît évidente puisqu’il ne sait pas se défendre contre la pulsion de violence qui l’envahit et puisqu’il la regrette amèrement « aussitôt après ». Le jeune homme nous apparaît donc également victime non seulement d’une crise de sa virilité mais aussi d’une crise de son identité ; celle-ci nous semble osciller, être sujette à une sorte de dédoublement qui rendrait Gilles capable du meilleur comme du pire, notamment vis-à-vis des femmes, qu’il aime et qu’il hait, qu’il admire et qu’il méprise. Comme Baudelaire, Gilles connaît sans parvenir à les associer les deux formes complémentaires de l’amour : la passion sensuelle et les élans de l’amour spiritualisé. Les femmes cristallisent pour Gilles comme dans l’œuvre baudelairienne émotion, angoisse, fascination et répulsion. Dora s’oppose à Myriam, tout comme pour le poète, Jeanne Duval, maîtresse sensuelle, s’oppose à Mme Sabatier, à sa grâce éthérée et vertueuse, elle ‘« l’Ange gardien(…)et la Madone. ’ ‘ 123 ’ ‘»’ Il est à noter qu’on assiste chez Gilles à un renversement de l’idéal féminin dans l’imaginaire romantique qui dresse de la femme un portrait bipolaire : femme angélique et femme démoniaque. Pour Gilles, c’est l’angélisme de la première qui l’apparente au démon.

Chez Gilles, il semblerait malgré tout que la haine et le mépris des femmes l’emportent comme le montre cette systématique prédilection pour les femmes de plaisir et les femmes d’argent :

‘« Il ignorait à peu près complètement les femmes libres vivant de leur travail ; il lui fallait que les femmes portassent la marque, si grossière qu’elle fût, de la vie de luxe ou de paresse. » (G, p. 279)’

Cet attachement pourrait refléter quelque peu la personnalité de Gilles ; en effet «(…) les femmes libres vivant de leur travail(…) » seraient alors posées en égales de l’homme et, vis-à-vis de Gilles qui ne travaille pas, en situation de supériorité, et les femmes menant une«(…) vie(…)de paresse » auraient le même mode de vie que lui ; celles menant une«(…) vie de luxe(…) » seraient à même de l’entretenir et d’entretenir par là-même le rapport d’inversion des codes sexués dans lequel le personnage se complaît. D’autre part, les femmes ayant une vie active seraient dotées d’une certaine indépendance aux yeux de Gilles alors qu’il pourrait considérer les femmes riches et oisives asservies par leur argent, argument qui ne pourrait que satisfaire l’évidente misogynie de Gilles.

Cette misogynie s’exprime par ailleurs d’une manière ambiguë :

‘« Seul l’argent m’a jamais rattaché aux femmes. Je ne crois pas en elles, je ne crois pas qu’elles aient une âme. Aussitôt qu’elles se rapprochent de moi, je fuis, épouvanté. J’ai peur des femmes, j’ai peur des femmes. » (G, p. 390)’

Il est à noter que cet effroi est celui d’Alain dans Le feu follet, qui, déchiré, affirme : 

‘« Je ne peux pas vouloir, je ne peux même pas désirer. Par exemple, toutes les femmes qui sont ici, je ne peux pas les désirer, elles me font peur, peur. J’ai aussi peur devant les femmes qu’au front pendant la guerre.  124 »’

On retrouve chez ces deux personnages de Drieu le rejet du féminin et peut-être peut-on relier le dégoût du corps féminin précédemment observé chez Gilles et Chéri à ce grand effroi exprimé dans ces deux extraits : peut-être en effet ce dégoût procède-t-il de la crainte éprouvée dans le contact érotique d’un corps qui, lorsqu’il correspond aux canons classiques de la féminité n’est nullement investi d’une capacité protectrice, et qui, par conséquent, les confronte à leur précarité psychologique, leur besoin d’être rassuré, pris en charge. La comparaison établie par Alain entre la frayeur ressentie au front et celle inspirée par la femme est intéressante car elle permet de voir à travers son regard, la femme de cet après Première Guerre qui, ayant dû assumer les fonctions sociales, professionnelles des hommes, a acquis autorité, sens des responsabilités, des affaires parfois, richesse matérielle et culturelle accrue, indépendance affective et financière, toutes sortes d’avantages inaccessibles à elle avant la guerre. Il est logique que l’état d’extrême déstabilisation psychique ressenti alors par l’homme soit vécu de façon pour ainsi dire névrotique par Gilles et Alain qui possèdent une personnalité sujette par essence à une très grande instabilité nerveuse.

De plus cette inédite réduction de la place de l’homme dans la vie de la femme rend cette dernière étrangère, inquiétante et établit l’homme dans un questionnement sur sa propre virilité morale (à l’instar de Chéri dont nous avons vu qu’il se demande « Qu’est-ce que je fiche dans tout ça ? » en parlant de la gestion de ses affaires dirigée par sa mère et sa femme.) Le questionnement peut parfois s’avérer extrêmement préoccupant et douloureux et concerner la virilité physique ainsi qu’on l’a vu avec Gilles et comme c’est le cas avec Alain qui confesse ne pouvoir «(…)même pas(…)désirer (…) » les femmes ; ce questionnement intime ne peut qu’être plus blessant pour les hommes représentés par Gilles et Alain qui ont ou qui pressentent une défaillance en eux de cette virilité, qu’elle soit d’ordre organique ou psychique.

Enfin il est à remarquer qu’ici encore le texte présente la femme comme un danger, que ce soit dans le terrifiant jeu du chat et de la souris implicitement présent dans le « rapprochement » de la femme et la « fuite » de Gilles ou dans cette comparaison entre la femme et le champ de bataille faite par Alain. La femme est donc menace car elle représente la différence, l’inconnu. Elle est de plus le témoin privilégié (si l’on peut dire) de cette angoisse de la performance qui s’empare d’Alain comme elle s’était emparée de Gilles et qui aboutit à l’impuissance. Sa réaction face à la défaillance masculine est donc guettée et forcément crainte.

Nous ajoutons ici à nos tentatives d’explicitations de la peur du féminin, celle de Guy Corneau qui nous semble pouvoir éclairer cette peur qui nous paraît si mystérieuse :

‘« Pour les hommes, le corps de la femme est fascinant, l’a toujours été et le sera toujours. La raison en est simple : nous sortons de là. Nous sommes issus de ce sexe-là. Toutes les peurs (…)tous ces détours et ces dérivés pour tenir la femme à distance sont au fond compréhensibles…celle qui nous a donné la vie ne peut-elle pas nous la reprendre ?  125 »’

Et, réapparaît ici chez Gilles cet écartèlement moral dont on a vu qu’il déchire le personnage à propos de Myriam. Aussi, voir dans cette affirmation «(…)je ne crois pas que [les femmes]aient une âme » uniquement une manifestation de la misogynie la plus primaire, nous paraît quelque peu réducteur eu égard à la complexité du personnage. Car cette « peur », cette « épouvante » ressentie par lui à l’égard du sexe dit faible nous paraît dénoter un certain sentiment d’infériorité et surtout l’immense fragilité de Gilles, si grande qu’elle l’empêche d’aller à la rencontre de l’autre dès lors que cet autre incarne la différence. A propos de ce rejet de la différence, particulièrement celles de la féminité et de la judéité, il nous paraît important de citer Elisabeth Badinter qui, dans le passage suivant, évoque un écrivain allemand du XIXème siècle, Otto Weininger, dont l’attitude est à rapprocher de celle de Gilles :

‘« Originaire d’une famille juive convertie au protestantisme, Weininger éprouve une haine du juif qui n’a d’égale que sa haine de la femme. A ses yeux, le juif, comme la femme, incarne l’immoralité, la dégénérescence, le négatif(…)Weininger s’est employé à démontrer tout ce qui rapproche la femme de l’esprit juif – deux composantes de sa personne – pour les envelopper dans un même rejet. A côté de propos tout à fait délirants, [son livre]Sexe et caractère suggère une explication de l’antisémitisme qui s’applique en tout point à celle de la misogynie : ‘‘De même qu’on AIME en autrui ce qu’on voudrait être, on HAIT ce qu’on ne voudrait pas être. On ne hait que ce dont on est proche, et l’autre n’est en ce cas qu’un révélateur.’’» 126

Dans ce même passage, Elisabeth Badinter poursuit en observant que ‘« l’analogie entre la femme et le juif, la coïncidence entre la misogynie et l’antisémitisme (auxquels il faudrait ajouter l’homophobie) se retrouvent chez nombre d’écrivains du XXème siècle. Des contemporains de Weininger à Henry Miller en passant par D.H. Lawrence, Ernest Hemingway et Drieu La Rochelle, on constate que l’un va rarement sans l’autre. »’ 127

Nous paraît manifeste également dans cette plainte de Gilles comme dans plusieurs de ses phrases que nous avons citées, une incommensurable souffrance ; souffrance peut-être à la source de sa complexité morale et, dans une certaine mesure, de la haine qui le porte vers autrui et que cristallisent sa misogynie, son homophobie, son racisme, sa prédilection pour des valeurs de violence.

Aurélien comme Gilles portent donc les traces d’une profonde blessure intérieure dont les indices sont sans doute à relever dans cette si vive répulsion causée par l’altérité et ses dissemblances, que matérialise la femme. Chacun se trouve plongé dans une perpétuelle quête du même, toujours déçue, et qui vient meurtrir toujours plus cruellement une âme toujours plus tentée par la dangereuse séduction de l’autosuffisance.

Notes
93.

in Le robot-mâle, op. cit. p.39

94.

op. cit. p.61

95.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 57-58

96.

Carine Trévisan, in AURELIEN d’Aragon : un ‘‘nouveau mal du siècle’’, op. cit. p. 132

97.

op. cit. p. 378-379

98.

Lionel Follet, Aurélien d’Aragon; le fantasme et l’Histoire. Incipit et production textuelle dans Aurélien, Paris, Les éditeurs français réunis, collection « Entaille/s », 1980, p. 68

99.

Carine Trévisan, in AURELIEN d’Aragon : un ‘‘nouveau mal du siècle’’, op. cit. p. 135

100.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977, p. 17

101.

Carine Trévisan, in AURELIEN d’Aragon : un ’’nouveau mal du siècle’’, op. cit.p. 230-231

102.

in L’identité masculine au tournant du siècle, 1871-1914, op. cit. p.177

103.

op. cit. p. 366

104.

op. cit. p. 23

105.

Carine Trévisan, in AURELIEN d’Aragon : un ‘‘nouveau mal du siècle’’, op. cit. p. 231

106.

Guy Corneau, in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 99

107.

op. cit. p. 198

108.

ibid, p. 209

109.

op.cit.p.31

110.

in XY, de l’identité masculine, op.cit.p.189

111.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 112

112.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 37

113.

ibid, p. 54

114.

in Le robot-mâle, op. cit. p.41

115.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 33

116.

ibid, p. 98-99

117.

in Le robot-mâle, p.34

118.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 159

119.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 61

120.

in L’identité masculine au tournant du siècle 1871-1914, op. cit. p.165

121.

Baudelaire, ‘‘L’héautontimorouménos’’, Les Fleurs du Mal, Paris, Mazenod, collection « Les écrivains célèbres », 1962, p. 117

122.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 97

123.

Baudelaire, ‘‘Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire’’, Les Fleurs du Mal, op. cit. p. 65

124.

op. cit. p. 150-151

125.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 108

126.

in XY, de l’identité masculine, op.cit.p.183

127.

ibid, p. 184