II L’homme souffrant :
Aurélien, Gilles : figures d’une virilité meurtrie

A/ Mal-être :

a/ L’isolé :

Il est aisé de percevoir en chacun des deux personnages une souffrance qui les caractérise, bien qu’elle revête des aspects, des nuances différents.

Aurélien est victime d’un malaise intérieur permanent mais dont il n’a pas réellement conscience ; une sourde angoisse qu’il ne parvient pas à exprimer ni à s’expliquer clairement mais qu’il pressent et dont le lecteur peut avoir implicitement conscience à travers les pensées du personnage.

Il est à noter tout d’abord que les rares occasions offertes à Aurélien de se confronter à une certaine vie sociale ne font en réalité que souligner le décalage qui s’impose entre le personnage et le monde. On peut en effet remarquer que le Lulli’s, qui, on l’a dit, demeure son point d’ancrage social le plus régulier, est un lieu où l’échange avec autrui ne se passe que la nuit. Les clients s’y placent donc d’emblée dans un cadre qui les établit en marge, puisque la vie s’y déroule lorsque la majorité dort. Aurélien, en tant qu’habitué, se situe plus avant dans cette marginalité :

‘« C’était le vice d’Aurélien que d’être noctambule. Il aimait à traîner dans ces lieux de lumière où la vie ne s’éteint pas, quand les autres sont endormis. Il avait ici ses habitudes. »’

Le Lulli’s est bel et bien un endroit à part, un «(…) endroit absurde(…) » (A, p. 112) selon le mot d’Aurélien qui établit par-là un rapport de concordance entre le Lulli’s et «(…) cette vie absurde(…)» qui est sienne. A propos du Lulli’s, on peut ici mentionner l’analyse à laquelle se livre Philippe Barrès dans La guerre à vingt ans sur le rapport qu’entretiennent les anciens combattants citadins à ce que cet auteur qualifie avec une certaine condescendance puritaine de «(…) tristes endroits de plaisir » ; selon lui :

‘« De ce qu’ils ont éprouvé dans les plaines de la bataille, toute expression directe leur déplaît par son insuffisance ou par son inexactitude. (…)Mais dans un cabaret où rien ne leur parle directement de la guerre, au son d’une musique endiablée, barbare, parmi des jeunes femmes ignorantes, excessives et destructrices, ils retrouvent, coude à coude, cette mystérieuse exaltation qui les anime là-bas, devant l’incohérence tragique de la vie.  128 »’

Si l’on peut douter d’une «(…) mystérieuse exaltation » ayant jamais habité Aurélien au front, il semble en revanche que les endroits comme le Lulli’s lui donnent l’espoir de fuir ses souvenirs de guerre et « (…) l’incohérence tragique de la vie » puisque rien ne vient «(…) directement(…) » les lui évoquer.

Par ailleurs, il semble significatif qu’Aurélien soit un être de la nuit ; en vivant davantage la nuit que le jour, notamment au Lulli’s, il apparaît que la nuit est son élément et que le jour l’effraie :

‘« Il s’emplissait les yeux d’ombre. Comme d’une provision magique. » (A, p. 98 )’

A cet égard, on relève l’assimilation très étroite que Bérénice établit entre Aurélien et l’ombre, si étroite que le jeune homme paraît l’incarner :

‘« Toute l’ombre était pleine d’Aurélien. Toute l’ombre se resserrait sur elle. (…)il fallait chasser l’ombre pour chasser Aurélien. » (A, p. 266)’

Il nous semble que de manière métaphorique l’attachement d’Aurélien à la nuit (qui peut être elle-même considérée comme une métaphore de la mort), souligne une rédhibitoire incapacité de s’extraire de la marginalité que nous avons évoquée, à vivre au grand jour parmi ses semblables et une prédilection pour une sorte de position de retrait dans son rapport à l’autre. Car Aurélien est un solitaire. Comme on l’a vu, il ne peut ni ne veut s’engager avec une femme, privilégiant le seul lien physique. Il semble qu’Aurélien ne sache jamais vraiment ce qu’est l’amour, y compris après avoir tenté de le vivre avec Bérénice :

‘« Oui, on sort d’un amour comme on y entre, sur une décision prise ; et de le constater était à Leurtillois un désappointement profond. Il était sorti de cet amour, les mains vides, et sa vie avait moins que jamais de sens. » (A, p. 632)’

Aurélien ne sait pas, ne comprend pas la nature d’un sentiment qui l’attacherait à l’autre parce qu’il exclut tout rapport à l’autre. Pourtant, dans un mouvement paradoxal, ambigu, qui souligne peut-être mieux que tout sa souffrance morale, le personnage éprouve douloureusement sa solitude :

‘« Il dîna chez Maxim’s. (…)Autour de lui il y avait des tables encombrées, les voisins mangeaient en bande. (…)Pourquoi était-il venu ici ? (…)Parce qu’il avait envie du bruit, du conventionnel de ces tapis et de ces lumières, de l’empressement des maîtres d’hôtel ; parce qu’il avait envie de se dire qu’il appartenait à cette société-là au moins(…)qui est la vie de Paris. » (A, p. 404)’

Pressentant probablement un décalage entre lui et autrui, dont l’origine serait, on l’a dit, une identité, particulièrement une identité masculine, défaillante, Aurélien oscille entre le rejet d’un monde qu’il ne comprend pas, dont il pense n’être pas compris, et un besoin pathétique de ce monde qui lui offre l’illusion sporadique d’une place déterminée, rassurante, parmi les autres. Mais ce sentiment d’appartenance est bien davantage ancré en lui parmi les prostituées du Lulli’s :

‘« J’ai encore la compagnie de ces filles. Cela change. Cela délasse. (…)Leur vie est triste, et au fond toute simple. Il ne faut pas les voir dans le grand jour(…)leurs mensonges, à elles, ne sont pas des mensonges. Ce sont des conventions très respectables. De pauvres petites conventions. Je m’y sens à l’aise. (…) » (A, p. 112 )’

Aurélien établit une manière de lien identificatoire entre lui et ces «(…) jeunes femmes ignorantes, excessives et destructrices(…) » ; lui comme elles « il ne faut pas les voir dans le grand jour(…)» et il reconnaît peut-être la tristesse de sa propre vie dans la leur. Cette tristesse s’exprime de façon par instants si intense que l’on ne peut s’empêcher de songer à une prédisposition du personnage à un tempérament dépressif.

Dès le troisième chapitre, le personnage manifeste une résignation désespérée qui laisse affleurer la tentation difficilement maîtrisée du renoncement :

‘« Est-ce qu’il avait jamais cru à quelque chose, à vrai dire ? … Enfin, il vaut mieux ne pas trop s’interroger. Ceux qui se mettent la tête à l’envers, un jour ou l’autre ils se laissent glisser. C’est comme ça qu’on se fait bousiller. On commence à se ronger. On se dit qu’on ne s’en sortira pas. » (A, p. 40)’

Selon Guy Corneau, ‘« un individu qui possède un complexe paternel négatif ne se sent pas structuré à l’intérieur de lui-même. Ses idées sont confuses, il ressent des difficultés lorsqu’il doit se fixer un but, faire des choix, reconnaître ce qui est bon pour lui et identifier ses propres besoins. (…)Fondamentalement, il ne se sent jamais sûr de quoi que ce soit. ’ ‘ 129 ’ ‘»’

Une angoisse latente étreint alors Aurélien et réapparaît à la fin du roman, lors de son séjour au Tyrol, angoisse si forte qu’elle déforme sa vision du paysage :

‘« Peu à peu(…)il sentait croître en lui l’inquiétude. (…)c’était bizarre, il y avait quelque chose de cassé, le paysage ne suffisait plus à meubler sa tête.(…) Brusquement il regardait autour de lui, et il n’y avait que le ciel, les roches(…)ce dédale aride et déchiré(…) » (A, p. 624-625 )’

Son sentiment naît de la rupture avec Bérénice mais il naît peut-être aussi de la brutale auto-révélation du fait que sans sa relation avec elle, il ne reste rien de sa vie, qu’elle est retombée dans le non-sens qui la caractérisait avant la jeune femme, qu’il est à nouveau isolé, marginal, prisonnier du sentiment de sa différence, de sa non-appartenance au monde d’autrui, au monde des hommes. Désormais, son monde à lui n’offre aucune perspective :

‘« Tout lui était bon à glisser de la pensée de Bérénice à autre chose. Que serait l’avenir ? Un monde sans honneur. Un monde sans amour pour le justifier. (…)L’hiver à Paris. Les Ballets Russes. Pourrait-il se payer les sports d’hiver à Megève ? Il y avait le golf(…)le retour du printemps. On appelle ça une vie. » (A, p. 632)’

Ainsi que l’on peut lire chez Jacques Hassoun :

‘« (…)le mélancolique devenu un homme sans qualité, sans reconnaissance, s’enfonce dans l’apathie. Il n’attend plus rien. Il est posé dans le cours du temps et il immobilise celui-ci par sa seule présence, ni mort ni vivant, ni désirant, ni absorbé par une quelconque passion(…)  130 »’

Aurélien est alors l’incarnation même du mélancolique, d’autant mieux qu’il expérimente durant ce voyage en Autriche, «(…) ce saisissement du temps qui passe sans douleur(…) » (A, p. 632). Et, dans ce lamento revient la même lassitude accablée qui avait à l’incipit générée en lui des songeries macabres à propos de Césarée :

‘« Ca devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée d’un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n’ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l’aube. Aurélien voyait(…)des épées abandonnées, des armures. Les restes d’un combat sans honneur
Bizarre qu’il se sentît si peu un vainqueur. (…)Il semblait à Aurélien, non qu’il se le formulât, mais comme ça, d’instinct, qu’il avait été battu, là, bien battu par la vie. » (A, p. 28-29) ’

(Il convient ici de relever que pour Aurélien, Césarée est ‘«(…) une ville(…)à parcourir la nuit sans croire à l’aube »’, ce qui illustre encore sa fascination morbide pour l’univers nocturne.)

Le personnage se situerait donc dans une fondamentale incapacité d’exister, de se construire, ce dont il a encore par deux fois la sensation, à l’épilogue :

‘_ « Le singulier était que Leurtillois ne pouvait se représenter l’avenir, rien de l’avenir, pas le jour suivant, pas la soirée. On est comme ça à vingt ans, mais quand on tire sur les cinquante. » (A, p.674 )

_ « Que ma vie est pâle derrière moi ! Rien ne s’y est inscrit qui en valût la peine. (…)Pourquoi cette fuite en quête de rien, cette longue fausse manœuvre, ma vie ? J’aurai passé à côté de tout. »’

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Chez Gilles, le sentiment de malaise est présent de manière nettement plus explicite ; le jeune homme parvient à une verbalisation du mal qui le ronge, faisant preuve d’une lucidité dont Aurélien s’avère difficilement capable.

Le personnage de Gilles se situe, on l’a dit, dans une marginalité sociale dont il se fait lui-même l’artisan en se repliant sur sa misère morale. Mais on constate que dans le même mouvement, Gilles doit supporter le poids de son douloureux rapport au monde, déchiré entre une foncière inaptitude à vivre parmi les autres et une irréconciliable solitude, qui lui causent un tourment exprimé à maintes reprises.

Comme Aurélien, Gilles ne peut se trouver une place déterminée :

‘« Il serait toujours étranger dans ce monde installé depuis toute éternité dans son aisance. » (G, p. 50) ’

Il semble que Gilles soit affecté de ce que l’on pourrait qualifier de mal de vivre qui lui interdit de se comporter et de se sentir comme les autres, qui trace une frontière infranchissable entre son monde sombre et désespéré et le monde dit normal :

‘« Immobile au milieu du brouhaha général, il pensa à Myriam. Elle était faite pour lui qui était aussi inapte qu’elle à la vie aisée, aimable. Les femmes et les hommes sont faits pour rire, danser, s’abandonner aux jours. Il faut être infirme pour se refuser à la facilité de vivre. » (G, p. 93) ’

Gilles apparaît ici comme une véritable victime mais une victime de lui-même, connaissant sa propre tendance à s’enfermer dans le malheur mais parfaitement inapte à s’en sortir. Seul l’amour peut lui offrir la délivrance qu’il attend :

‘« Elle divorcerait, elle l’épouserait, elle serait à lui. A lui qui n’avait jamais rien eu, à lui l’homme de toute privation et de toute abstinence, à lui, sans famille, sans femme, à lui… » (G, p. 283) ’

L’amour lui est un véritable état de grâce susceptible de combler tous ses manques, mais il est frappant de constater qu’avec aucune femme il ne parvient à construire une histoire puisque le roman se clôt comme il s’était ouvert sur un esseulé. Dans le domaine sentimental également, Gilles apparaît infiniment complexe, ainsi que le comprend Myriam :

‘« D’abord elle n’avait vu en lui que la force ; c’était l’homme. Il était ombrageux, difficile, ne pardonnant pas plus à lui-même qu’aux autres son insatisfaction. Mais ensuite elle avait vu qu’il se blessait autant qu’il blessait. Et il était terriblement seul. » (G, p. 184) ’

Ainsi, l’extrême violence dont Gilles se montre capable notamment à l’égard des femmes n’est qu’une facette de sa personnalité en laquelle s’opère une sorte de dédoublement : personnage au caractère d’une noirceur parfois difficilement compréhensible et supportable par le lecteur, il est parfois profondément attachant car porteur d’une fragilité et d’une souffrance immenses, le situant par là-même aux antipodes des clichés de la virilité morale. Bien plus qu’Aurélien, il est effectivement l’élément vulnérable du couple.

Et, la solitude semble emprisonner Gilles au point de lui interdire toute relation sentimentale vraie :

‘« Elle pleura. Gilles regarda avec épouvante ces larmes qu’il avait vues si abondantes sur les joues de Myriam, pour des causes si différentes. Un certain désarroi lui venait. Ne pouvait-il entrer dans la vie d’une femme que comme un désastre ? Il sentit que la solitude le guettait toujours. » (G, p. 327) ’

Gilles pourrait donc être compris comme un être destructeur malgré lui, poussé à la haine par sa souffrance, qui rechercherait désespérément l’amour de l’autre, non pour cet autre lui-même mais en égocentrique :

‘« Il avait un sens avaricieux de lui-même. Qu’appelait-il sa solitude si ce n’était le sens avaricieux de son ego. Il ne s’était pas jeté tout hors de lui-même vers Dora, et quand elle l’avait repoussé il était revenu à lui-même avec une secrète complaisance, une délectation morose. » (G, p. 494)’

De là proviendraient alors ses échecs amoureux : ne voulant pas donner à l’autre mais prendre, il ne se situerait jamais dans l’échange que suppose toute relation.

Mais il est frappant de constater que loin de combattre le tourment et l’angoisse de son désert affectif, Gilles s’y enferme, s’y englue, ne voyant en lui-même qu’une victime propitiatoire et ne cherchant pas à se rapprocher, sinon du bonheur, du moins de la dignité. On est alors près de croire que son attitude s’apparente à une forme de masochisme puisqu’il se complaît dans la souffrance :

‘« (…)il ne voulait pas de soulagement. (…)Il fallait accepter la solitude, c’était la réalité même de sa souffrance ; la solitude prenait des proportions fantastiques, c’était décidément sa destinée. » (G, p. 378) ’

Cette résignation peut en effet atteindre à une sorte de satisfaction :

‘« (…)il se dit : ‘‘Tu es seul et tu l’as voulu depuis toujours, de toute ta faiblesse. Quelque part en toi, un imperceptible diablotin se réjouit de se retrouver libre, libre de n’être rien, adonné à jamais à la faiblesse, à l’impéritie, à l’échec. Il grandira ce diablotin et deviendra le démon de la complaisance en toi-même.’’ » (G, p. 399) ’

Gilles est donc un personnage fondamentalement déchiré entre deux incapacités : celle de supporter une solitude qui le désespère et le ronge et une incapacité plus grande encore, plus effrayante et plus incompréhensible, l’incapacité d’être heureux, doublée de la jouissance d’être malheureux. Gilles incarne cette analyse de Jacques Hassoun :

‘« (…)Le mélancolique(…) n’attend plus rien. Il désespère d’attendre et ne peut émettre la moindre demande. (…)
le mélancolique a été confronté d’emblée à l’impossibilité d’amour, (…)à l’impossibilité(…)d’un don, laquelle renvoie son être même du côté du rien.  131 »’

D’autre part, on peut considérer que Gilles a trouvé dans l’apitoiement sur soi une manière de ressentir. Plutôt se ressentir un faible, un vaincu que se ressentir comme vide. Il semblerait alors que Gilles pratique le renoncement comme une manière d’être, sa propre manière d’être et que le sentiment d’un insurmontable malheur lui donne une identité précise, quand bien même il s’agit d’une identité de victime. Pour lui, comme le dit Didier Anzieu, ‘« la fonction d’individuation du soi ne trouve à s’accomplir que dans la souffrance physique et morale(…) ’ ‘ 132 ’ ‘»’

Ainsi pourrait-on dire que Gilles refuse et revendique simultanément sa solitude.

Et, la pitié de lui-même lui confère une sorte d’amour de soi qu’il ne peut trouver par le biais d’un amour d’autrui qu’il ne ressent pas véritablement.

C’est ainsi qu’ayant obéi dans la douleur à leur nature qui les condamne quoi qu’ils fassent à la solitude, les deux personnages, ancrés en eux-mêmes comme dans un sombre déterminisme, poussent à son extrémité leur propre logique interne jusqu’à s’offrir aux effets pervers d’un auto-centrisme qui s’impose comme l’unique évidence.

Notes
128.

op. cit. p. 225-226

129.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 40- 41

130.

Jacques Hassoun, La cruauté mélancolique, Flammarion, collection « Champs », 1997, p. 98

131.

ibid., p. 74

132.

in Le Moi-peau, op. cit. p.133