L’attachement à sa propre personne est un sentiment particulièrement présent chez Aurélien comme chez Gilles. Il nous semble que cette réaction s’apparente à une réaction d’autodéfense contre le manque d’amour ressenti, une manière de se donner à eux-mêmes ce qu’ils attendent des autres ; peut-être aussi ce si fort attachement à soi révèle-t-il l’incapacité de faire abstraction de soi pour aimer l’autre.
Le narcissisme d’Aurélien s’exprime essentiellement à propos de sa relation amoureuse avec Bérénice : c’est ce qui permet de constater qu’avec elle, Aurélien n’est jamais véritablement dans une relation, mais que l’amour lui est une occasion de faire l’expérience de lui-même. Comme Gilles, Aurélien s’emmure dans sa propre solitude et cette dérobade devant tout lien affectif pourrait apparaître symptomatique d’un mal-être lié à l’expérimentation d’un vide intérieur.
Et Aurélien nous semble procéder, vis-à-vis de l’amour, à son instrumentalisation. A son propos, le narrateur précise dès la deuxième phrase du deuxième chapitre :
‘« Il aimait les femmes longues à sa semblance. » (A, p. 32)’Apparaît donc ici clairement sa prédilection marquée pour un être que l’on pourrait qualifier d’autre identique, marquant encore le refus de la différence. On a déjà souligné ce goût de ce qui est semblable à lui dans ce qu’il éprouve vis-à-vis de sa femme de ménage :
‘« Il aurait bien aimé la remplacer par un homme. »’Si l’on ne devait s’appuyer que sur un seul exemple pour illustrer le narcissisme du personnage, quelle autre scène serait plus expressive que celle que l’on pourrait qualifier de scène au miroir, montrant Aurélien en pleine contemplation de son reflet :
‘« Il se voit dans la grande glace(…)tout chiffonné(…)mal rasé, les cheveux en désordre(…) Il s’arrêta encore devant la glace, et se regarda longuement(…)comme s’il avait regardé un étranger. » (A, p. 234-235) ’Cette scène fait explicitement référence au narcissisme inhérent au personnage puisqu’il est fasciné par sa propre image. Et il faut noter qu’il se regarde «(…) longuement(…) », comme s’il ne parvenait pas à détacher ses yeux de cette image, se concentrant exclusivement sur lui-même. Cette hypothèse est également étayée par les réflexions qui l’habitent à ce moment précis :
‘« Sorti du bain(…)il se dit qu’il ne pensait qu’à lui-même. Bérénice était un simple prétexte qui le ramenait toujours à ce miroir de l’imagination où il ne voyait qu’Aurélien, Aurélien et toujours Aurélien. (…)Il traçait autour d’elle un vaste cercle de pensées qui ne semblaient nullement la concerner(…) » (A, p. 236-237) ’La métaphore du cercle, image de l’éternel recommencement, emprisonnant Bérénice, semble dire également l’enfermement du personnage en lui-même que nous avons déjà suggéré, sa propension au ressassement et sa volonté de s’inscrire dans une vacuité temporelle et intérieure que, comme le cercle, rien ne pourrait rompre ; tout cela étant comme accentué dans le texte par cette triple répétition du prénom du personnage, retentissant comme un écho à lui-même à l’exemple du miroir, ou comme une incantation protectrice.
D’autre part il semble évident que cette scène est une scène au miroir au propre comme au figuré : en observant son reflet, Aurélien observe sa propre subjectivité. Cet instant peut constituer aussi l’écho inversé de cette scène du Feu follet dans laquelle Alain est l’objet du même narcissisme scrutateur mais qui est, pour lui, douloureux :
‘« (…)Il abaissa ses mains pour mieux se regarder dans la glace où il se pencha comme dans l’orbe d’un puits(…)Eau calme. Il aurait voulu fixer dans cette immobilité apparente son image pour que s’y rattachât son être menacé d’une prompte dissolution. 133 »’Outre la récurrence de la figure du miroir, observons la présence de trois autres récurrences thématiques dont on verra qu’elles unissent l’écriture de Drieu et celle d’Aragon : le désir d’immobilisme, la thématique aquatique et la figure du puits.
Ce dernier, comme chez Aurélien, se fait ici l’expression du désespoir sans fond du personnage. Et, voulant «(…) fixer(…)son image(…) » dans cette « eau calme » que constitue la surface lisse du miroir, tout se passe comme si Alain manifestait implicitement un désir de noyade, induisant par là même la rémanence d’une autre thématique aragonienne omniprésente dans Aurélien. Et, il faut noter que comme dans la scène précédente chez Aurélien, la figure du miroir rejoint chez Alain un identique désir d’enfermement.
Ce questionnement narcissique douloureux d’Alain est également celui du personnage de Chéri qui par deux fois se heurte à son apparence dans le miroir :
‘_ « Un choc léger arrêtait Chéri, chaque fois contre son image. Il ne comprenait pas pourquoi cette image n’était pas exactement l’image d’un jeune homme de vingt-quatre ans. (…)Ici se dessine en filigrane le même souhait d’une suspension temporelle qu’expriment Aurélien et Alain par le biais d’un désir inconscient d’emprisonner leur image dans leur miroir, mais on assiste dans cette scène du roman de Colette à l’échec d’un tel souhait puisque Chéri peut constater sur son visage le passage du temps : l’amaigrissement, la maturité déchiffrée dans la «(…) lèvre triste(…) », l’«(…) œil tragique et réticent(…)» ; le personnage peut également constater sur son visage parvenu à l’âge de trente ans les signes d’une identité virile nouvellement apparue dans cette «(…) pommette dure(…) », ce « (…) poil noir renaissant(…)».
Par ailleurs si l’on ne peut pas parler d’ « inquiétante étrangeté » au sens freudien du terme, on peut tout de même évoquer cette méconnaissance de soi qui se saisit de Chéri et que le texte traduit en introduisant par le biais de la focalisation interne, une sorte de dichotomie entre Chéri d’un côté du miroir et le «(…) jeune homme(…)» se trouvant dans le miroir, dichotomie de l’écriture qui souligne le déchirement du personnage confronté au chiasme séparant son extériorité et son intériorité.
Il est intéressant d’observer que, constatant la disparition de celui qu’il a été, on pourrait dire que Chéri assiste au deuil de lui-même et atteint ainsi au résultat auquel se prépare Alain qui s’attend à sa propre «(…)dissolution ».
Chéri est donc ici confronté à ce sentiment(inconscient) d’avoir perdu sa jeunesse, sentiment qu’on a évoqué précédemment, et dont on a dit qu’il est celui d’Aurélien et des personnages de Remarque.
Dans Aurélien, on peut remarquer que chaque fois que Bérénice évoque devant lui son passé le personnage ne l’écoute jamais excepté pour répondre à un questionnement intime. C’est ainsi qu’il révèle « (…)l’un de ses visages, l’indifférence égocentrique à l’autre. 136 » Lorsque Bérénice lui confie à propos de sa maison d’enfance :
‘« Je m’étais toujours promis( …)d’y retourner un jour avec quelqu’un…avec quelqu’un. » (A, p. 287)’plutôt que de répondre à l’attente et à la demande implicites mais évidentes de la jeune femme, Aurélien a cette pensée d’un manque d’à-propos pour le moins déconcertant :
‘« Il aurait bien repris des anchois, mais on apportait la friture. » (A, p. 287-288)’Lorsqu’elle évoque le départ de sa mère, qui l’a profondément affectée, il pense à« (…)tout le drame de son enfance(…)» (A, p. 314), de son enfance à lui,et à « (…)sa mère qui n’était pas partie » (A, p. 315), sa mère à lui. Les confidences de Bérénice ne sont pour lui qu’ « (…)un accompagnement de musique à ses pensées(…) » (A, p. 324), formulation dédaigneuse s’il en est, pour celle qui n’est que total abandon. Elles ne sont que des mots qu’on entend sans les écouter. Surtout, au travers de ces confidences, « il cherche l’explication moins encore de Bérénice que de lui-même. » (A, p. 324). Et il faut mentionner ici la scène finale à l’épilogue dans laquelle Aurélien ne se préoccupe que de lui-même et de son bras blessé, ignorant que Bérénice se meurt à ses côtés.
Par ailleurs, la composante narcissique de la personnalité d’Aurélien s’exprime à travers son rapport à l’image, dont il est extrêmement soucieux.
A cet égard, rappelons la répulsion qu’il éprouve d’abord pour l’apparence physique de Bérénice qu’il juge «(…)franchement laide. » (A, p. 27) Et il faut remarquer que les femmes que côtoie Aurélien dans son cercle mondain possèdent un physique somptueux, qu’il s’agisse de Mary, «(…) irrésistible(s) » (A, p. 56), de Diane, «(…)femme parfaite » (A, p. 343) ou de Rose, « (…)majestueuse(…) ». (A, p. 345)
Il est sans doute significatif également que l’attention d’Aurélien soit arrêtée en Edmond par « (…)son costume bien taillé, ses souliers chers, sa carrure d’athlète mondain » (A, p. 36 )et qu’il reconnaisse que ‘« bien plus que de Bérénice, il était possédé par une idée du luxe, par une idée tyrannique du luxe. »’ (A, p. 36 )
Cette fascination pour l’esthétisme, ce refus de l’imperfection physique se retrouvent particulièrement dans le rapport qu’Aurélien entretient à sa propre image. En effet, Aurélien donne une nouvelle preuve de son attachement à lui-même lors de sa toilette, «(…) cet exercice(…) » durant lequel « le monde se rétrécissait, comme son champ optique » et qui lui permet d’offrir à sa propre personne «(…) ces soins passionnés(…) » (A, p. 235) ; on peut relever encore le soin méticuleux qu’il prend à choisir sa mise vestimentaire à l’approche d’un rendez-vous avec Bérénice :
‘« Si je mets cette chemise-là, je prendrai le costume gris-bleu, et la dernière cravate de chez Pile…Non, je n’ai pas de chaussettes qui aillent bien avec…Alors si je prends la foncée de Hilditch and Key…(…)Les chaussettes écossaises vont lui paraître excentriques. Il y a moins de risques avec les tons éteints, une cravate foncée… » (A, p. 236)’Dans Les beaux quartiers, on retrouve chez Edmond ce fébrile souci de l’apparence alors qu’il se prépare pour rencontrer Carlotta :
‘« Edmond sortit son linge, tout était comme un fait exprès : des boutons qui manquaient aux chemises, une tache d’encre sur un caleçon, un des beaux en fileté, court, qui couvrait à peine le genou. Et puis pas de bouton de col. Une baleine du faux-col mou cassa. Les fixes-chaussettes n’étaient plus très neufs, mauves. Ils n’allaient pas avec la cravate choisie, noire à raies bleues. Enfin, Edmond ne se trouva pas rasé d’assez près, il se redonna un coup de rasoir dans le cou. Il se coupa au menton. 137 »’L’amour est donc bel et bien vécu, chez ces deux personnages aragoniens, comme une expérience de recréation narcissique, tendant à rémunérer en chacun une conscience de soi perdue dans la sensation de sa propre « médiocrité ».
Cet amour revêt alors, là aussi, le caractère d’un spectacle à travers la théâtralisation de soi exprimant la nécessité urgente de se faire autre pour la femme aimée, de se livrer au véritable travestissement que constitue pour tout individu l’acte de se parer, exprimant également la nécessité ressentie d’une perfection physique, comme pour peut-être donner du sens à une individualité déstabilisée. L’amour semble se réduire ici à la seule dimension du paraître ; le don de soi se fait exclusivement sous la forme du don de l’apparence. Le vêtement n’est donc plus seulement ici enveloppe du corps, mais contribue également à opérer une délimitation, à assurer des contours à une personnalité précisément menacée de dépersonnalisation. La frivolité prend une dimension dramatique et semble dissimuler une véritable angoisse existentielle, derrière le texte qui confère une coloration humoristique à la frénésie qui s’empare de chacun dans sa recherche de la tenue vestimentaire adéquate.
Leur comportement pourrait s’expliquer également comme une revanche prise sur les tourments endurés au front, dans ‘« (…)les terribles plaines de Champagne et d’Artois, (…)la violence meurtrière, (…)dans les sapes crayeuses, dans la boue, dans la terre(…) »’ (A, p. 44)
D’autre part, chez Aurélien cette si pointilleuse attention au détail de ses vêtements est peut-être à relier à l’attitude maternelle dont le personnage a été, enfant, le témoin semble-t-il admiratif :
‘« Il l’aimait sa jolie Maman, à sa manière. Elle avait été sa première idée de la femme. A cause de la complication extraordinaire de sa toilette, des soins qu’elle prenait d’elle-même. » (A, p. 47-48)’De plus, la mère d’Aurélien est décrite comme une « (…)mère futile et déraisonnable (…) » qui avait « (…)donné si peu de temps à son grand fils tombé du ciel. » (A, p. 47). Sa mère participerait alors du mal-être qui sourde en Aurélien, car « (…)le mélancolique est cet enfant abandonné trop tôt par une mère trop occupée à contempler sa propre image(…) 138 »
De fait ce si grand souci d’apparaître peut dénoter une certaine forme d’immaturité chez Aurélien, comme si l’enfant qu’il a été ne pouvait s’effacer. Rappelons à ce titre qu’ « il ne pouvait pas tout à fait se prendre au sérieux et penser : un homme », qu’il se voit plutôt comme « un grand garçon. ». Rappelons aussi que Bérénice le voit à la fois «(…)grand et faible(…)» (A, p. 256) et qu’en elle et en Mary, il suggère «(…)ce qu’il y avait(…)de maternel (…) » (A, pp. 256 et 98).
La virilité d’Aurélien est donc là aussi mise à mal puisqu’il ne parvient que difficilement à assumer son statut d’homme fait, adulte.
On remarque encore que son inquiétude pour sa tenue et son hygiène semblent plus proches de l’obsession de soi-même que du désir légitime de propreté et d’élégance irréprochables. Aurélien se comporte comme s’il voulait se montrer sous un jour le plus parfait possible, comme s’il refusait en lui-même et sur lui-même la moindre imperfection :
‘« Il regarde avec désapprobation ses ongles douteux. De l’eau, de l’eau ! » (A, p. 234)’Se laver prend un caractère d’urgence qui semble quelque peu disproportionné. En outre, une intervention du narrateur précise qu’ «(…) il se traitait comme( …)un de ces objets que les maniaques astiquent avec une vanité puérile. » (A, p. 235)Sans doute faut-il voir là une marque supplémentaire d’un comportement à tendance obsessionnelle chez Aurélien, et par là-même le signe d’un probable inconfort psychique.
Ainsi, cette opération de nettoyage, si l’on peut dire, est de la plus haute importance puisqu’elle permet au personnage de porter son attention exclusivement sur lui-même, car c’est dans ce moment que son « champ optique » ne voit plus rien que lui-même et que « le monde »est oublié ou plutôt remplacé par soi.
Dès lors, il ne s’agirait plus pour Aurélien du simple désir de plaire à autrui, en l’occurrence à Bérénice, mais du désir infiniment plus complexe de se séduire soi. Cette «(…) attention intense(…)» qu’il porte à son propre corps, cette valeur quasi solennelle qu’il semble accorder à des gestes aussi triviaux que «(…) se laver les dents(…) » (A, p. 235) ou « se raser(…) » (A, p. 237), seraient donc bien le signe que le moindre détail qui le ramène à lui-même est capital. Il pourrait dès lors s’agir d’une érotisation tournée vers soi, non point vers l’autre et ceci exprimerait une fois encore l’inaptitude d’Aurélien à intégrer la notion d’altérité. Bérénice n’aurait d’importance qu’en tant que spectatrice, regard admiratif et Aurélien se livrerait à une manière de sacralisation de lui-même. Il conviendrait peut-être aussi d’évoquer ce regard du jeune homme sur lui-même, que la perspective du regard de Bérénice conduit à se voir comme «(…)un étranger ». N’étant guère accoutumé à se soucier de l’opinion d’autrui, il se voit pour la première fois objet du regard de l’autre, non plus sujet et cette constatation le désoriente ; Aurélien expérimente pour la première fois de sa vie sa propre étrangeté. D’autre part, en voulant séduire Bérénice par une apparence physique parfaite, Aurélien ne cherche que la réassurance de sa propre capacité de séduction. Il ne cherche qu’à s’admirer dans le regard de la jeune femme, regard qui apparaîtrait alors comme le miroir de lui-même ; d’où son désir récurrent de supprimer ce regard vivant qui témoigne de la réalité de l’existence de Bérénice. Il s’agit bel et bien pour lui de nier l’autre et de ne vouloir aimer que soi. Il semble accéder à une certaine prise de conscience puisqu’il se demande :
‘« Après tout, pour qui est-ce que je m’habille ? Pour moi ou pour elle ? » (A, p. 236)Ainsi, à travers son attitude et ses propos, Aurélien se livre à une méditation sur l’amour mais pas sur l’objet de cet amour. Ceci conduit à penser que Bérénice n’est pas pour lui un être à part entière mais plutôt un support du sentiment amoureux. Elle n’a donc aucune importance ; ce qu’il est important de découvrir pour Aurélien, c’est soi, pas l’autre. Bérénice est ici la clé du monde inconnu, inexploré et ô combien fascinant de sa propre conscience. C’est lui-même à travers Bérénice qu’Aurélien chérit, c’est lui-même qu’il cherche à rejoindre. Il est sans doute significatif à cet égard qu’il se demande :
‘« Bérénice…Est-ce que je l’aime vraiment ? » (A, p. 233)’Le jeune homme balaie lui-même ses propres doutes par ces deux phrases :
‘« Pourtant il aimait Bérénice. Il se le répétait. » (A, p. 236)’Toutefois, d’une part le point qui les sépare semble indiquer un temps d’arrêt dans sa réflexion, comme s’il n’était pas sûr de lui-même ; d’autre part on peut s’interroger sur ce besoin de « se répéter » qu’il est amoureux : ne serait-ce pas une tentative de se convaincre de ce qu’il ressent, en une entreprise d’autosuggestion inlassable (comme en témoigne l’emploi de l’indicatif imparfait)? Ce doute nourri par Aurélien à propos de la réalité de son amour pour Bérénice, pourrait induire qu’il voit dans l’amour une condition de survie, le pas nécessaire pour empêcher sa propre néantisation :
‘« Il se raccrochait à cet amour, à l’amour, comme un homme qui se noie. » (A, p. 233)’Rappelant cette phrase de la Mariane de Guilleragues : « J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion. 139 », Aurélien se fait alors amoureux de l’amour. En l’occurrence, il illustre cette observation de Barthes :
‘« (…)le sujet en vient à annuler l’objet aimé sous le volume de l’amour lui-même(…)C’est l’amour que le sujet aime, non l’objet(…) 140 »’Aurélien se livre ainsi à une sorte d’annulation de son amour pour Bérénice, donc de Bérénice elle-même, en passant du particulier de «(…)cet amour(…)», celui qui le lie à une femme précise, au général de «(…)l’amour(…) », l’article défini pouvant indiquer que le sentiment est ici considéré comme valeur absolue. Le personnage paraît lui-même illustrer cette hypothèse par cette remarque à la fin du roman :
‘« L’important, ce n’est pas la femme. C’est l’amour. » (A, p. 595)’Il prolonge sa réflexion en s’essayant à une analyse bien particulière du sentiment amoureux, équivalant à une définition réductrice et extrêmement pessimiste de l’amour, voire à sa réfutation :
‘« On s’imagine aimer…on voudrait tant aimer…on a besoin d’aimer(…)tout simplement. » (A, p. 595)’Par ces trois verbes successifs, réduisant l’amour à un souhait si désespéré qu’il en deviendrait un besoin, Aurélien semble près d’affirmer que l’amour n’est qu’un outil, sans aucune spontanéité et qu’il n’est par là-même qu’un leurre. C’est à cette conclusion qu’il aboutit :
‘« Tout de même, si on se trompait…s’il n’y avait pas d’amour. » (A, p. 590)’Cette hypothèse désabusée de l’inexistence de l’amour conduit Aurélien à une nouvelle interrogation :
‘« (…)peut-être que je ne l’aime pas…que ce n’est pas cela, l’amour…mais alors, qu’est-ce que c’est ? » (A, p. 591)’Cette interrogation pathétique tend à démontrer là encore l’incoercible immaturité du personnage qui, à plus de trente ans, est censé avoir dépassé ce genre de questionnement.
De surcroît, cette ignorance de ce qu’est l’amour pourrait procéder de ce qu’Aurélien est incapable d’aimer non seulement une femme mais d’aimer l’autre car il est incapable de la dépossession de soi nécessaire pour aller vers l’autre. Nier l’existence du sentiment amoureux apparaît ainsi comme le moyen idéal de nier l’existence de l’autre.
Aurélien apparaît bien davantage préoccupé de prendre l’amour que de le donner, afin de se constituer une identité. Il peut alors paraître licite d’interpréter cet insurmontable égocentrisme comme l’indice d’un grand trouble intérieur.
Dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort, AndréGreen écrit en effet : ‘« La retraite narcissique(…)est la réponse à une souffrance, un mal-être. »’ 141
Refusant l’échange, la rencontre, le partage, la différence, en un mot refusant l’altérité, Aurélien ne peut alors faire l’expérience de son identité, qu’elle soit masculine ou plus généralement, humaine.
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Gilles est également affecté d’une personnalité à tendance narcissique. Comme on l’a dit, l’exil affectif qui le caractérise est une souffrance et un choix. Il semble rejeter la compagnie d’autrui et privilégier une sorte de tête-à-tête avec lui-même. Car Gilles, de diverses manières, se préoccupe infiniment de lui, se souciant davantage dans le rapport qu’il entretient à autrui de ce que lui, pense et ressent, ne cherchant dans l’autre qu’un reflet de lui-même.
Dès les toutes premières pages le personnage est habité de l’impérieux désir de se montrer aux regards extérieurs et affiche un grand souci de son apparence :
‘« Ce qui le préoccupait, c’était sa tenue. (…)Le taxi le déposa rue de la Paix ; il était tard et il entra de force chez Charvet(…)Les chemises étaient d’un tissu bleu, très fin. La main de Gilles s’avança, caressante. (…)Gilles était si fasciné par la finesse de la couleur et de l’étoffe, tout cela éveillait en lui une telle convoitise qu’il ne pouvait croire que tout n’allât pas bien. (…)Mais il lui fallait maintenant un coiffeur. (…)Il goûta l’atmosphère chaude et parfumée, autant que tout à l’heure la douceur de la chemise. (…)Mais maintenant il fallait changer de chemise(…)Hélas ! La chemise avait les manches trop courtes. En revanche, la cravate croisée en plastron faisait merveille et illuminait la chemise étriquée. Sur le boulevard, il regarda encore ses chaussures. Pas trop mal(…)Il les fit cirer… » (G, p. 26-27-28)’Il est frappant de constater qu’un très grand intérêt pour le soin de leur corps et surtout de leur mise caractérise Aurélien comme Gilles et constitue peut-être chez le second comme chez le premier une réaction contre la souffrance physique connue au combat qui rend le corps «(…)humilié et endolori(…)» (G, p. 103) faisant de lui une «(…)carcasse foudroyée, tourmentée, tordue, desséchée, chétive(…)» (G, p. 501)
Nous relevons aussi chez Alain, héros du Feu Follet, et personnage marqué comme Gilles d’un profond mal-être, ce même goût pour le vêtement :
‘« Il avait encore plaisir à fouiller dans la garde-robe qui lui restait des beaux jours(…)A Miami ou à Monte-Carlo, devant une malle pleine de beau linge il nouait une nouvelle cravate en fumant une cigarette. Ses flacons, ses brosses, une robe de chambre qui traînait sur le lit illuminaient de luxe la morne chambre d’hôtel. Il choisit une chemise de baptiste, un costume de cachemire, des chaussettes de grosse laine. (…)Là-dessus une cravate à fond rouge(…)Il sortit aussi des souliers d’un cuir épais, aux grosses coutures. 142 »’Dans Gilles, l’attachement de ce dernier au luxe vestimentaire se vérifie à nouveau quelques chapitres plus tard :
‘« Il entra chez le tailleur avec le même frémissement intime et lent que chez les filles. Il aimait cette caverne d’Ali-Baba où, de tous côtés, les étoffes anglaises s’empilaient et retombaient à longs plis. Il se retenait de se rouler dans cette matière solide et souple, n’en jouissant pas assez du nez, des yeux, du bout des doigts. (…)Gilles essaya un manteau de ratine ; en sortant de la cabine d’essayage il se laissa tenter par un léger chandail bleu dont il n’avait nul besoin. » (G, p. 69)’On retrouve ici ce qu’on avait cru déceler chez Aurélien, à savoir un mouvement d’érotisation tourné vers soi ; en effet puisque la vue puis le contact du tissu impriment à Gilles un mouvement de sensualité comparable à l’amour physique, il est possible de penser que Gilles n’admire pas le tissu pour le tissu lui-même mais y voie la parure qui lui permettra de ressentir son propre pouvoir de séduction. Le personnage se voit sans doute lui-même dans ce tissu et est saisi d’une sorte d’extase érotique à cette perspective et donc par l’imagination de lui-même.
Il est à noter qu’ici les sens de Gilles, sa capacité sensuelle, est pleinement suscitée par le tissu tandis qu’on a dit que cette dernière s’éveillait parfois avec peine au contact du corps féminin. La «(…)matière solide et souple(…)» du tissu remplace la matière vivante du corps de l’autre. Gilles est donc bien l’objet d’une impulsion sensuelle paradoxale car elle s’exerce à l’encontre d’un objet, et narcissique car ce désir si particulier se manifeste pour un objet destiné à le mettre en valeur.
D’autre part, ce que Lionel Follet qualifie chez Aurélien d’ «(…)indifférence égocentrique à l’autre », s’observe également chez Gilles. En effet, le narrateur nous révèle :
‘« (…)Gilles fort enfoncé en lui-même et rêvant tout haut ne distinguait pas toujours ses interlocuteurs les uns des autres. » (G, p. 140)’Cette même irrépressible tendance à faire fi d’autrui se manifeste encore avec Mabel, et n’est pas sans évoquer l’attitude d’Aurélien avec Bérénice, que nous avons soulignée :
‘« Mabel n’était plus, comme une fille, qu’un élément dans une imagination tout intérieure à lui. Il ne se souciait guère de lui donner le change(…) » (G, p. 103)’La conscience douloureuse de sa propre solitude que nous avons évoquée ne procèderait alors pas d’un besoin de l’autre pour lui-même mais du besoin d’un miroir dans lequel contempler sa propre présence au monde ; ce que Gilles éprouverait ne serait donc pas l’expérience de l’altérité mais l’expérience de lui-même par le regard de l’autre posé sur lui. Dès lors, le mouvement qui lui fait rechercher et rejeter tout à la fois la présence de l’autre ne serait pas un mouvement paradoxal : le rejet de l’autre serait constant et le besoin de cet autre serait un besoin fallacieux, occultant le besoin réel de(re)construire sa propre identité ignorée.
Dans le cas de Gilles comme dans celui d’Aurélien, cette inextricable intimité passionnelle entre soi et soi qui refuse, on l’a dit, la dérangeante altérité, reste aveugle par là-même sur l’éventualité d’une altérité positive. Cette tragique carence livre ainsi au désespoir et à la mélancolie ces deux sensibilités déchirées, si promptes à s’abîmer dans les tortures sans fin du ressassement. Peut-être alors peut-on leur appliquer cette constatation de Didier Anzieu :
‘ « Les personnalités narcissiques [connaissent] la chute dans la dépression(…)sensation diffuse de mal-être, sentiment de ne pas habiter sa vie(…)d’être le spectateur de quelque chose qui est et qui n’est pas sa propre existence. 143 » ’op.cit.p.57
La Fin de Chéri, op. cit. p. 25
ibid, p. 147
Lionel Follet, in Aurélien d’Aragon ; le fantasme et l’Histoire, op. cit. p. 87
op. cit. p. 449
Jacques Hassoun, in La cruauté mélancolique, op. cit. p. 57
Guilleragues Gabriel de, Lettres portugaises, Paris, Gallimard, collection “Folio Classique”, 1994, p. 99
in Fragments d’un discours amoureux, op. cit. p. 39
André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Les Editions De Minuit, collection “Critique” 1999, p.46
op. cit. p. 55-56
in Le Moi-peau, op. cit. p. 29